Avant de proposer cette série sur la mémoire espagnole et ses temps, je ne puis résister à l’envie de mettre en lien l’article suivant, un article de Pierre Assouline au titre éloquent de « La mémoire vide des temps informatisés » :
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Du 15 au 23 novembre 1936, les combats dans la Ciudad Universitaria sont acharnés. Ils se déroulent non seulement d’un édifice à l’autre (certains d’un volume considérable) mais dans les édifices, d’un étage à l’autre, d’une pièce à l’autre. Face à la résistance de Madrid, Franco abandonne le 23 novembre l’attaque frontale pour la « toma de la ciudad » conduite par le général Valera. L’attaque indirecte est privilégiée, avec manœuvre d’enveloppement suivant un axe situé à moins de deux kilomètres au nord-ouest du campus, une manœuvre qui suscitera des combats, dont ceux du Jarama (février 1937) et de Guadalajara (mars 1937). Devant le campus même, le front restera stable jusqu’au 28 mars 1939.
Lorsque la guerre survient, l’Université est en plein déménagement : de nombreuses facultés dispersées dans le centre-ville préparent leur installation dans ce vaste campus flambant neuf. A la fin des hostilités, la Ciudad Universitaria se trouve dans un tel état de destruction que l’on pense en faire un parc thématique sur la Guerre Civile d’Espagne. Les travaux de reconstruction vont durer plusieurs années. Le 12 octobre 1943 a lieu l’inauguration officielle de cet immense ensemble :
http://www.filosofia.org/bol/not/bn034.htm
Ci-joint, une très riche suite iconographique (cliquer sur les images pour les agrandir) montre la Ciudad Universitaria et ses abords au cours de la Guerre Civile (1936-1939). Certaines photographies sont de Robert Capa :
http://www.madrid1936.es/universitaria/guerra.html
Ci-joint, un lien intitulé « Las trincheras de la Ciudad Universitaria » détaille des marques de la Guerre Civile à quelques mètres des facultés. On se livre même à des fouilles méthodiques et à l’entretien de ces marques :
https://www.youtube.com/watch?v=49JcBdnbp2M
Ci-joint, un document intitulé « Huellas de la Guerra Civil Española. (Madrid. Pinar de las Rozas) » rend compte de la disparition progressive de ces constructions pourtant appelées à résister à la mitraille et aux explosions. Le temps a fait son œuvre et les hommes sont venus se servir au cours des années de pénurie consécutives à la Guerre Civile, surtout pour y récupérer le métal formant l’ossature du béton armé. Cette disparition progressive ne peut qu’évoquer les recherches de Paul Virilio présentées à l’occasion d’une exposition au Musée des Arts décoratifs de Paris, en 1975, « Bunker archéologie », une taxinomie des bunkers du Mur de l’Atlantique. Dans le catalogue qui accompagne cette exposition, un chapitre est consacré à la disparition progressive de ces monstres en béton armé — une esthétique de la disparition. Parmi les formes de la disparition, le basculement de bunkers et leur enfouissement progressif dû à l’érosion du rivage :
https://www.youtube.com/watch?v=VwXxGIiTk3c
Carte des opérations sur Málaga, en février 1937. Almería qui n’est pas visible sur cette carte se situe plein est, en suivant la côte. La distance Motril-Almería par la route est d’environ cent dix kilomètres.
Le massacre de la route Málaga-Almería est un épisode curieusement peu connu de la Guerre Civile d’Espagne. Entre le 6 et le 8 février 1937, avec la chute imminente de Málaga, se produit la « Desbandá » (la Débandade), soit la fuite de cinquante mille à cent cinquante mille personnes (le nombre varie terriblement d’un témoignage à l’autre, d’un historien à l’autre) en direction d’Almería. Il s’agit de l’exode le plus massif de la Guerre Civile à l’intérieur même de l’Espagne. Cet exode, une véritable panique collective, est provoqué par la peur des bombardements aériens mais plus encore par l’arrivée de dizaines de milliers de réfugiés venus des zones d’Archidona, d’Antequera et de Ronda qui livrent des témoignages terrifiants sur les violences des troupes franquistes, en particulier les Tercio de Regulares. A ces témoignages s’ajoutent les allocutions de Queipo de Llano sur Radio Sevilla, des allocutions lourdes de menaces envers les populations en zone républicaine. L’unique voie est à l’est, le long de la côte, vers Almería. A Málaga, douze mille hommes peu organisés et ne disposant que d’un armement de fortune font face à environ quarante mille soldats entraînés et puissamment équipés, parmi lesquels dix mille Regulares. Le 8 février, le gros des réfugiés est à Torre del Mar, un flot que vient grossir celui des réfugiés de l’intérieur. C’est alors que commencent les tirs de l’artillerie de marine espagnole, avec trois navires, et les bombardements de l’aviation allemande et italienne. Les morts (de trois mille à cinq mille, des civils pour l’essentiel) et les blessés sont nombreux, très nombreux. A ces victimes viennent s’ajouter celles de la répression franquiste à Málaga. Rien que pour la ville, on compte quatre mille fusillés, enterrés dans des fosses communes au cimetière San Rafael :
De nombreux témoins ont été récemment interrogés. Mais le témoignage le plus important de la « Desbandá » reste celui du médecin canadien Henry Norman Bethune (1890-1939) et ses collaborateurs, Hazen Size et Thomas Worsley. Ci-joint, une notice biographique sur ce médecin hors du commun mise en ligne par Bibliothèque et Archives du Canada :
http://www.collectionscanada.gc.ca/medecins/030002-2100-f.html
Son récit intitulé “El crimen de la carretera Málaga-Almería” est un document des plus précieux, un témoignage sur l’un des épisodes les plus meurtriers de la Guerre Civile d’Espagne. Le lecteur trouvera ci-joint un documentaire (53 mn) sur ce médecin d’exception, « Bethune, héros de notre temps » (1965) de Donald Brittain :
https://www.onf.ca/film/bethune_heros_de_notre_temps
Unité canadienne de transfusion sanguine en opération durant la Guerre Civile, avec le Dr. Henry Norman Bethune. Crédit: Bibliothèque et Archives Canada / PA-117423
L’Espagne n’en finit pas d’analyser ses ossements, parmi lesquels ceux de la Guerre Civile et de la répression franquiste, avec ces nombreuses fosses communes disséminées sur tout le territoire. Ci-joint, un master d’archéologie intitulé « Arqueología contemporánea : las fosas comunes de Gualchos y Pinos del Valle (Gradana) » :
http://www.ugr.es/~arqueologyterritorio/Artics10/Artic10_12.htm
Parmi les analyses en cours, celles des supposés ossements de Miguel de Cervantes. Pour l’heure, rien ne permet une identification sûre. On sait que l’écrivain a été inhumé dans ce couvent, rien de plus. La niche où a été découvert le fragment de cercueil (voir image ci-dessous) contient les restes d’au moins dix corps. Un certain nombre d’ossements ont été écartés car appartenant à des enfants. L’analyse ADN reste dans ce cas problématique, ainsi que le souligne le Prof. Dr. José Antonio Lorente Acosta, un expert mondialement reconnu et dont l’équipe a identifié les restes de Cristóbal Colón dans la cathédrale de Sevilla : comment identifier ces restes s’il n’y a rien auquel les comparer ? On se souvient que l’identification de Cristóbal Colón a été possible en comparant les restes à ceux de son frère Diego. Ci-joint, un article du Prof. Dr. José Antonio Lorente Acosta, intitulé « Identificación genética de los restos de Cristóbal Colón » :
Les chercheurs occupés à classer les ossements trouvés dans la niche n’ont pour l’heure trouvé aucun parent authentifié de Cervantes, proche ou lointain, mort ou vivant, qui leur permettrait de faire parler l’ADN, ni femme (ADNmt) ni homme (chromosome Y). Afin de reconstituer au mieux les squelettes dans ce fouillis d’ossements, il leur faut s’en remettre à des critères morphologiques mais aussi à l’ADN de chaque os ou fragment d’os afin de les classer. On dispose toutefois de quelques éléments qui pourraient aider les chercheurs. Par exemple, Miguel de Cervantes décrit sa propre dentition : « Los dientes ni menudos ni crecidos, porque no tiene sino seis, y esos mal acondicionados y peor puestos, porque no tienen correspondancia los unos con los otros ». Il y a aussi les blessures de Lepante, avec ces deux coups d’arquebuse sur des côtes gauches et, surtout, la main gauche atrophiée du Manco de Lepanto. A suivre.
Cette enquête me remet en mémoire l’enquête concernant l’identification des ossements du Caravage (Michelangelo Merisi), eux aussi mélangés à des ossements provenant d’environ deux cents corps dans une crypte de Porto Ercole. Dans ce cas, l’identification des restes a été facilitée par comparaisons avec des parents, descendants de frères et de sœurs du peintre.
Un fragment de cercueil, avec les initiales MC — Miguel de Cervantes ? —, trouvé dans une niche du Convento de las Trinitarias (Madrid) où fut inhumé l’auteur de « El ingenioso hidalgo don Quijote de La Mancha », en 1616.
Olivier Ypsilantis