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Jacob Kaplan – 2/6

 

Le Grand Rabbin de France, Isaïe Schwartz, dont j’étais devenu l’auxiliaire, me chargea d’aller rendre publiquement hommage à l’archiprêtre Flory pour avoir, en 1917 — on ne l’avait pas su plus tôt — sauvé trois rouleaux de la Loi durant un violent bombardement, à Seppois-le-Bas, où il était aumônier militaire. Sans se soucier du danger auquel il s’exposait, il s’était rendu à la synagogue pour retirer les trois Thora qui s’y trouvaient, et les mettre en lieu sûr. (Jacob Kaplan dans un entretien avec Pierre Pierrard)

 

Jacob Kaplan et sa femmeJacob Kaplan à Mulhouse en compagnie de sa femme, Fanny, peu après son mariage.

 

III – Les batailles livrées au nom de l’Union sacrée (1929-1934)

En mars 1929, Jacob Kaplan est nommé rabbin de la synagogue Notre-Dame-de-Nazareth. La période 1929-1934 est marquée par la montée de l’antisémitisme et le rapprochement de la communauté juive et ses représentants avec le mouvement sioniste. Au cours de cette période, le nombre de Juifs en France passe de 150 000 en 1919 à 300 000 en 1939. Les deux-tiers d’entre eux ne sont pas des ‟Français de souche”. Cette population essentiellement urbaine se divise en deux groupes : ceux de nationalité française et ceux qui parlent essentiellement le yiddish. Le premier groupe est peu attaché à la Synagogue et se retrouve dans des institutions comme le Consistoire central de France ou l’Alliance israélite universelle, sans oublier l’Union libérale israélite de France. Les Juifs immigrés ne peuvent s’accommoder du faste des synagogues consistoriales. Par ailleurs, ils lisent la presse en yiddish. Le judaïsme de France, à Paris plus particulièrement, est riche en nuances.

Dès le début de sa vie de rabbin parisien, Jacob Kaplan expose l’un de ses leitmotivs : le judaïsme souffre d’injustice et de dédain car il est mal connu. Il convient donc de l’étudier pour qu’il soit respecté comme il le mérite.

Une bonne partie du chapitre III est consacrée aux relations entre la communauté juive et les Croix-de-feu, ces derniers étant accusés par la Lica (Ligue internationale contre l’antisémitisme) d’être des antisémites, une accusation qui perdurera. L’idéologie de cette ligue nationaliste est ancrée dans l’Union sacrée, ce qui explique ses initiatives de commémorations dans des lieux de culte où sont professées les trois principales religions de France, catholicisme, protestantisme et judaïsme. Rappelons que le mouvement des Croix-de-feu compte dès sa création de nombreux Juifs, dont le grand rabbin Maurice Eisenbeth. Le colonel de La Roque, farouche partisan de l’Union sacrée considère que l’antisémitisme est un facteur de division et d’affaiblissement du pays, surtout face à l’Allemagne. Parmi les Juifs membres des Croix-de-feu, l’avocat et ancien combattant Edmond Bloch rejoint le mouvement en 1930. Il participe au 6 février 1934 et fonde en juin de la même année, en compagnie d’autres Juifs, l’Union patriotique des Français israélites, très proche des Croix-de-feu.

David Shapira écrit : ‟La confrontation entre la ligue et certains éléments juifs éclata lors des représentations de L’Affaire Dreyfus en février 1931. Ne voyant pas, dans un premier temps, l’intérêt de participer aux manifestations de rues, la ligue fut tenue de prendre position et revendiqua, avec les membres de l’Action française, le retrait de la pièce. Dès lors, la Lica accusa les Croix-de-feu d’antisémitisme. Pour prouver sa bonne foi, la ligue proposa un meeting le 1er avril, salle Wagram, et invita dreyfusards et anti-dreyfusards à venir s’expliquer dans le cadre d’une réunion publique. La Lica refusa d’y participer, déclarant qu’il s’agissait là d’un véritable guet-apens dressé contre les dreyfusards. C’est donc bien la Lica qui présentait la ligue des Croix-de-feu comme antisémite.” Cette image persiste jusqu’à aujourd’hui. Suite à cette affaire du théâtre de l’Ambigu, le colonel de La Roque expliqua son point de vue en matière de racisme. Sa philosophie sur cette question ne changea pas jusqu’à sa mort : ‟Nous ne devons jamais exclure de la communauté nationale quelque catégorie que ce soit de Français. Quand nous étions au feu, nous avons vu nos camarades de toutes confessions et de toutes origines se conduire les uns vis-à-vis des autres comme des frères”. Précisons que L’Affaire Dreyfus est à l’origine une pièce de théâtre écrite par deux auteurs allemands, Hans J. Rehfisch et Wilhelm Herzog, sympathisants du capitaine accusé de trahison. Elle suscita des manifestations des Camelots du roi qui exigeaient son retrait immédiat et s’opposèrent violemment en février, mars et avril 1931 dans les rues de Paris aux membres de la Lica, partisans de sa représentation. Les Croix-de-feu qui étaient restés plutôt neutres dans cette affaire finirent par rejoindre les autres ligues d’extrême-droite pour en demander l’interdiction. Elle sera retirée de l’affiche en avril 1931.

En 1932, alors que la crise économique et le chômage pèsent sur le pays, les Croix-de-feu multiplient au nom de l’Union sacrée les manifestations commémoratives inter-religieuses.

 

IV – De l’affaire Stavisky à la guerre (1934-1939)

L’affaire Stavisky commence par un fait divers révélé le 22 décembre 1933. On connaît la suite. Cette affaire est du pain béni pour l’Action française : il se trouve que l’escroc est juif et… étranger. Les manifestations de rues se multiplient en janvier 1934. Les Croix-de-feu y participent. Elles culminent le 6 février de la même année. Jacob Kaplan suit de très près (ses archives personnelles le prouvent) la participation des Croix-de-feu à cette manifestation qui manque de renverser la IIIe République que le Consistoire israélite soutient depuis 1870. De nombreux historiens s’accordent pour dire que la retenue des Croix-de-feu et de leur chef permit à la IIIe République de ne pas succomber. Léon Blum écrit : ‟L’Assemblée aurait été envahie par l’insurrection si la colonne des Croix-de-feu sur la place du Palais-Bourbon ne s’était pas arrêtée devant le mince barrage de la rue de Bourgogne, dans des conditions qui n’ont jamais été éclaircies”. L’Action française se perd en propos ironiques sur cette ‟belle troupe conduite par son chef sur une voie de garage”. Le lendemain, Jacob Kaplan est invité à participer à un important rassemblement à l’appel du général de Castelnau (1851-1944), un ami des Juifs qui s’était rangé sans tarder du côté des dreyfusards. Président de la Fédération nationale catholique jusqu’à sa mort, il saura maintenir son organisation à l’écart de toute xénophobie et s’opposera à la politique de Collaboration. L’objet de ce rassemblement est de protester contre la suppression des causeries religieuses au poste national de Radio-Paris. La salle Wagram est archi-comble. Catholiques, protestants et israélites sont au coude à coude ‟pour réclamer l’Union sacrée et la liberté religieuse”. En mars 1934, Jacob Kaplan reçoit deux femmes de la bonne société qui tiennent à lui faire part de la création d’une section féminine au sein des Croix-de-feu destinée à propager les idées de la ligue. Rappelons que le colonel de La Roque avait placé parmi ses premières revendications le droit de vote pour les femmes. Ces femmes invitent Jacob Kaplan à prendre la parole au nom du culte israélite pour soutenir cette section féminine des Croix-de-feu. Son intervention enthousiaste en faveur de la ligue va lui être reprochée, et notamment cette parole : ‟… car tout en n’ayant pas l’honneur d’être inscrit à votre groupement, je ne puis m’empêcher de me considérer de tout cœur comme l’un des vôtres”. Les Croix-de-feu lui expriment leur gratitude mais une partie de la communauté juive de gauche (à commencer par la Lica) juge ses paroles déplacées.

Le colonel de La Rocque réagit sans tarder à l’accusation d’antisémitisme, insistant sur le fait qu’il ne saurait trouver place chez les Croix-de-feu. Il évoque la liste d’articles publiés dans Le Flambeau (organe hebdomadaire des Croix-de-feu) qui rendent compte de la cérémonie d’inauguration du monument aux Volontaires juifs à Carency et condamnent les persécutions nazies. On reproche au Consistoire d’avoir fait fi de sa neutralité politique en acceptant des Croix-de-feu à la synagogue de la rue de la Victoire, un reproche fondé ; mais compte tenu des circonstances, comment repousser un allié à l’heure où le camp des antisémites ne cesse de se renforcer ? Lorsqu’une minorité est menacée, n’est-il pas normal qu’elle cherche obstinément des sympathies ?

1934. L’Union patriotique des Français israélites est fondée en réaction à la poussée antisémite qui fait suite à l’affaire Stavisky. Cette association anti-bolchévique (et anti-Lica) désigne l’immigration juive comme responsable de cette poussée. Son fondateur, Edmond Bloch, juge que l’antisémitisme est une importation allemande destinée à diviser — et donc affaiblir — la France, car selon lui les Français ne peuvent être antisémites. Son refus d’accepter les Juifs immigrés (y compris les anciens combattants), son refus d’admettre l’existence d’un antisémitisme français et son rapprochement avec l’extrême-droite ne cessent de réduire le nombre de ses adhérents ; d’un maximum de mille cinq cents, ils ne seront plus qu’un groupuscule en 1939. Le Consistoire qui soutenait l’Union patriotique des Français israélites finit par s’en détacher.

En juin 1935, dans une allocution en mémoire des soldats juifs tombés au front, Jacob Kaplan développe la thèse selon laquelle l’antisémitisme est un produit importé en France. Il déclare : ‟L’antisémitisme, mes frères, est une campagne anti-française et c’est à ce titre que je la flétris dans la synagogue”. Puis il déclare que le nazisme est une menace pour toutes les religions monothéistes, à commencer par le judaïsme, et pour la civilisation. Et il insiste, une fois encore, sur la valeur de l’Union sacrée.

Du 15 au 20 juin 1935, à Paris, se déroule la conférence mondiale des anciens combattants juifs destinée à lutter contre l’antisémitisme et le nazisme. Trois grands thèmes y sont exposés : la défense de l’honneur juif, la sécurité juive et le Foyer national juif. Cette conférence est l’événement juif par excellence des années 1930. Dans le cadre de cette rencontre, Jacob Kaplan préside un service religieux dans la synagogue de la rue de la Victoire, en hommage aux Israélites morts pour la France. En étudiant la vie de la communauté juive de France, on comprend que pour certains Juifs la lutte contre le fascisme et le nazisme ne passe pas nécessairement par une adhésion politique au Front populaire. La Lica s’acharne sur le colonel de La Roque et ses Croix-de-feu. Tout ce qui n’est pas à gauche est automatiquement taxé de fascisme ou de nazisme. De ce point de vue, les choses ont peu changé en France. La Lica et ses alliés ne font aucune différence entre les ligues d’extrême-droite. Pour le Consistoire (représentant du judaïsme officiel) les Croix-de-feu restent un allié potentiel : les Croix-de-feu ont condamné à maintes reprises l’antisémitisme et n’ont pas renversé la IIIe République, le 6 février 1934. Le 14 juin 1936, les Croix-de-feu se retrouvent dans la synagogue de la rue de la Victoire avec des militants de la Lica. L’allocution fédératrice de Jacob Kaplan évite tout incident.

Certes, il y a des antisémites chez les Croix-de-feu (mais aussi à gauche, voir le livre de Michel Dreyfus, ‟L’antisémitisme à gauche” dont j’ai fait un compte-rendu sur ce blog même), mais la ligue en tant que telle s’élève contre l’antisémitisme. Raymond-Raoul Lambert, rédacteur en chef de L’Univers israélite, tente de raisonner le fondateur de la Lica, Bernard Lecache, en vain.

La ligue des Croix-de-feu est officiellement dissoute par décret du Front populaire cinq jours après la cérémonie du 14 juin 1936. Elle se reconstitue en parti politique le 10 juillet 1936 sous le nom de Parti social français. Jacob Kaplan refuse de participer à une réunion (prévue le 25 janvier 1937) organisée par Edmond Bloch, fondateur de l’Union patriotique des Français israélites, plus soucieuse de dénoncer le matérialisme bolchévique que de dénoncer l’antisémitisme nazi.

En 1994, à l’occasion du décès de Jacob Kaplan, Gilles de La Rocque, le fils du colonel, démontrera avec finesse que son père n’avait cessé de condamner l’antisémitisme, tandis qu’un article du quotidien Le Monde faisait allusion aux Croix-de-feu ‟connus pour leur antisémitisme”, sur ce ton sirupeux qui le caractérise. Ainsi va le monde…

1937. Le Front populaire est à l’agonie. Jacob Kaplan prend parti pour le mouvement sioniste. En 1923, le rabbinat de France avait commencé à s’intéresser au sionisme. Les émeutes de 1929 avaient renforcé la solidarité entre les sionistes de France et le yishouv. L’arrivée de Hitler au pouvoir, en 1933, avait remis en question les bienfaits de l’émancipation. Le 2 avril 1937, Jacob Kaplan prononce un sermon qui sera cité dans tous les ouvrages traitant des relations entre la communauté juive de France et le sionisme. Ce sermon va marquer les Juifs de France et les associations sionistes. Ci-joint, un lien Akadem relatif à ce sermon intitulé ‟Plaidoyer pour un Foyer national juif” :

http://www.akadem.org/medias/documents/–sermon-sionisme_12.pdf

 

Jacob Kaplan, grand rabbin de France

 

Olivier Ypsilantis

(à suivre)

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