Olivier : Je connais mal le Snes. Pourrais-tu m’en faire un portrait-robot, si je puis dire ? Quel est sa spécificité, son positionnement par rapport aux autres syndicats d’enseignants ? Comment se manifeste sa présence au sein du Lycée et son hostilité à l’enseignement de la Shoah ?
Yvette : Le Snes est le syndicat majoritaire dans l’enseignement secondaire, proche de la CGT. Il appartient à la toute puissante FSU (Fédération Syndicale Unitaire), terreur de tous les ministres de l’Éducation. Ses responsables sympathisent avec les partis de gauche et surtout d’extrême-gauche. Comme c’est un syndicat tout puissant, de nombreux enseignants (quelle que soit leur idéologie politique) paient leur cotisation pour être informés et appuyés dans leurs rapports avec l’administration. Les représentants du Snes sont très actifs dans les différentes commissions et, bien qu’ils établissent une claire différence entre leurs adhérents et « les autres », ils prétendent être la seule et unique voix des enseignants. Leur intransigeance est très appréciée par les enseignants les plus timorés face à la direction. Deux autres syndicats plus portés à la négociation, dont le Sgen (qui appartient à la CFDT et dont j’ai été membre), peinent à faire entendre un autre discours.
L’ambiance Lycée français à l’Étranger est bien difficile à expliquer à des non-initiés. Les enseignants français sont souvent assez isolés dans le pays d’accueil ; aussi partagent-ils la plupart de leurs loisirs avec d’autres membres du lycée. Une fois encore, l’emprise du syndicat dominant est immense. Un collègue en désaccord avec le Snes me confiera : « Si tu n’es pas d’accord avec eux, tu n’as plus de vie sociale…. » Tous les membres du Snes ne sont pas forcément hostiles à l’enseignement de la Shoah, ils peuvent être simplement indifférents, par ignorance le plus souvent. Mais ils sont tous antisionistes à des degrés divers sans être capables la plupart de temps de définir le terme sioniste ! L’hostilité militante de certains (professeurs d’histoire souvent ou documentalistes) prend des formes variées suivant leurs possibilités d’action sur les élèves et les collègues. Grosso modo, il s’agit de noyer la Shoah dans l’ensemble des « génocides » et de dénoncer sans cesse « le martyre des Palestiniens ». Ce discours est extrêmement efficace car il prétend s’appuyer sur le savoir incontestable des enseignants.
Ces enseignants membres du Snes vont intervenir auprès du proviseur pour dénoncer la violation de liberté pédagogique et, à cet effet, ils vont demander des sanctions administratives contre Patricia.
Olivier : Liberté pédagogique ? Des sanctions ?
Yvette : Dès le début, les propos de Z. ont été occultés. ON a dit que cette malheureuse collègue avait été insultée car elle avait refusé d’aller à la conférence, choisissant de poursuivre son cours. Lui reprocher cela, c’était remettre en question la liberté pédagogique sacro sainte de l’enseignant * qui l’autorisait, bien évidemment à emmener ou non ses élèves à une conférence qui n’était pas obligatoire. Dans cette logique mensongère, Z. devenait la victime et la Direction de l’Établissement devait la protéger en sanctionnant la coupable, c’est à dire Patricia…
* (Liberté pédagogique : alors que les enseignants sont sans cesse assaillis par des instructions pédagogico-administratives plus que contraignantes, il est intéressant de savoir qu’en théorie ils sont parfaitement libres de conduire leur enseignement comme ils l’entendent !)
Une campagne d’insinuation et de diffamation est organisée de bouche à oreille. Elle vise à isoler Patricia avant de la pousser hors du Lycée. Cette campagne conduira à sa marginalisation presque totale en un temps record. Personne ne cherchera à comprendre ce qui s’est passé, y compris des collègues avec lesquels Patricia entretenait des relations cordiales.
Olivier : J’ai lu beaucoup de livres sur les techniques staliniennes de propagande et d’intimidation ; je dois dire que tout ce que m’a rapporté Patricia à ce sujet me fait sérieusement penser aux méthodes staliniennes. Et je pèse mes mots. Comment cette marginalisation s’est-elle manifestée ? Le Snes était-il seul à la manœuvre ?
Yvette : Il n’est pas très facile de répondre à ta question, vu que je n’étais pas dans le secret… Cependant, la mise en œuvre de cette marginalisation suppose une grande ténacité, une très bonne maîtrise des rouages administratifs et des structures pour communiquer avec les personnels (pas seulement avec les enseignants). J’ai le souvenir d’un immense consensus contre Patricia qui agglutinait à la fois des professeurs clairement situés à gauche et des enseignants d’idéologie opposée ; je pense en particulier à certains nostalgiques du franquisme… Bref, une espèce d’union sacrée cimentée par ce que Pierre-André Taguieff appelle la judéophobie ! J’ignore ce qui permettait à « l’information » de circuler avec tant d’efficacité mais je pense qu’on donnait à chacun de « bonnes » raisons de s’indigner contre Patricia et ceux qui lui avaient manifesté leur appui.
Cette « indignation vertueuse » prenait des formes variées selon les personnes : discrètes (ignorer la personne), ostensibles (regarder d’un air dégoûté une personne qu’on a exclue de toute concertation pédagogique) ou franchement agressives (claquer la porte au nez, bousculer et glisser des courriers anonymes dans le casier). Sans parler de ces groupes qui chuchotaient à voix basse en signalant du regard et du doigt une personne forcément coupable de quelque chose…
Une semaine plus tard, scandalisée par la tournure que prend l’affaire, j’affiche un courrier de soutien à ceux et celles qui travaillent sur l’enseignement de la Shoah, car il me semble évident que c’est là que se situent les véritables enjeux. Il s’agit pour moi d’ouvrir un débat pour mettre fin à une hostilité que je juge irrationnelle. Je suis bien naïve ! De nombreux collègues cessent alors (ou cesseront) de m’adresser la parole. Personne ne veut évoquer le sujet ! Un professeur de philosophie affiche une ‟lettre ouverte” qui, sur un ton paternaliste, me reproche ce courrier. Son contenu prétentieux en dit long sur l’ignorance et l’état d’esprit des enseignants, y compris les plus diplômés. Il écrira par exemple : « Quant à la Shoah, elle est aujourd’hui placée au centre d’un dispositif de pouvoir… elle n’appartient ni aux vainqueurs ni aux vaincus… ». Nous échangeons des courriers aigres-doux qui apparemment ne susciteront chez nos collègues aucune réflexion approfondie.
Olivier : J’aimerais prendre connaissance de ce courrier paternaliste et de ces échanges de courriers. Mais peut-être préfères-tu rester discrète.
Yvette : Ces courriers ont été affichés, ils sont donc publics (documents 1, 2 et 3) :
Document 1 ou note 1 consultable au bas de cet article.
Document 2 ou note 2 consultable au bas de cet article.
Document 3 ou note 3 consultable au bas de cet article.
Peu après ces échanges, B., une collègue d’anglais, affiche un texte diffamatoire dans lequel elle exige que Patricia présente ses excuses à Z. Dans cet écrit mensonger, la coupable est présentée comme une victime ! Huit enseignants du Lycée signent cette lettre de soutien à ‟la victime” (document 4) :
Document 4 ou note 4 consultable au bas de cet article.
Olivier : Aucun indice ne t’a laissé penser qu’ils allaient agir de la sorte ? Mais je n’insisterai pas. J’ai connu ce genre de situation. On discute amicalement avec les uns et les autres jusqu’à ce qu’on en vienne à Israël et au sionisme… Étrange n’est-ce pas ?
Yvette : Effectivement, d’autant plus que la conférence portait sur les assassinats commis par les nazis en Ukraine et que Israël n’a jamais été mentionné. Quant à la collègue B., auteur du texte diffamatoire, que dire d’elle sinon son insignifiance… ? Son insignifiance mais aussi la constance de sa haine envers ce que Patricia symbolise pour elle…
Le Snes qui a pris parti sans hésitation contre Patricia — sans jamais entrer en contact avec elle — multiplie ses interventions :
1- Il affiche un communiqué standard condamnant l’antisémitisme (document 5) :
Document 5 ou note 5 consultable au bas de cet article.
Olivier : Un communiqué standard ?
Yvette : Tout le monde dans les milieux dits progressistes se dit antiraciste et le discours convenu consiste à dire qu’un antiraciste ne peut être accusé d’antisémitisme. CQFD.
2 – Il structure ce harcèlement collectif en organisant réunions et pétitions. Les objectifs sont martelés : obtenir des sanctions contre Patricia ou bien sa démission ‟volontaire”. Un haut responsable du Snes intervient auprès du Conseiller Culturel adjoint afin d’obtenir une condamnation officielle de Patricia. Il parvient à ses fins.
Olivier : Comment y parvient-il ?
Patricia : Pendant que la documentaliste, Vychinski et leurs disciples font campagne dans tout le lycée, le grand manitou du Snes pour notre pays, S., multiplie ses démarches en haut lieu, tout cela à mon insu et sans jamais entrer en contact avec moi. C’est sa façon d’exercer « son sens des responsabilités » et de pratiquer le fameux « dialogue », comme aime à le dire ce syndicat. Il affiche en salle des professeurs des communiqués permettant de penser qu’il cherche l’apaisement et, dans le même temps, demande ma tête au Conseiller Culturel adjoint. Ils ont des relations étroites et s’échangent des faveurs… La République est généreuse… Tout fonctionne à merveille dans « la transparence », autre vocable particulièrement affectionné par le Snes.
Cette campagne de diffamation est relayée par les principaux syndicats locaux qui ont beaucoup d’affinités avec le Snes, les uns et les autres se rendant mutuellement service… Elle touche ainsi les différentes catégories de personnel de l’établissement. Il est intéressant de noter que de manière générale les rares non-syndiqués du Lycée se sont tenus à l’écart de cette affaire et qu’ils ont conservé avec moi des relations tout à fait cordiales. Certains m’ont même apporté leur soutien et leur réconfort à plusieurs reprises.
Revenons sur ma « démission volontaire » et les méthodes utilisées pour y parvenir. Il faut bien insister sur la façon dont la campagne — la croisade pourrait-on dire — a été menée par la documentaliste (nous y reviendrons), ses complices et les dirigeants du Snes. Cela m’a été rapporté par une jeune collègue qui n’a jamais accepté ce qui s’était tramé : il s’agissait de bouter hors de la salle des professeurs un individu dont la moralité et la santé mentale étaient dangereuses pour le groupe. A ceux qui avaient quelques sursauts de conscience, on rétorquait que je n’avais pas besoin de travailler puisque mon mari gagnait bien sa vie… Remarquons le caractère progressiste de cet argument ! Parmi ceux qui m’adressaient encore la parole et se voulaient « conciliateurs », j’ai gardé le souvenir d’une collègue qui, en 2009, m’avait demandé si j’avais l’intention d’afficher quelque chose sur la Shoah le 27 janvier (Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste), précisant qu’elle trouverait cela indécent, étant donné la façon dont l’État d’Israël s’était comporté pendant l’opération Plomb durci…
La pression sous forme de rumeurs permanentes ne devait jamais se relâcher pour parvenir à me faire « craquer ». Ces rumeurs se nourrissaient de ce qui se passait réellement dans le Lycée. Par exemple, en mai 2014, j’ai été accusée d’avoir été l’auteur d’une lettre anonyme apparemment abjecte qu’ont reçue trois professeurs de lettres suite à des querelles intestines. Mais ce qui était considéré comme une faute impardonnable de ma part, c’était d’avoir créé une mauvaise ambiance dans ce lycée !
La bonne conscience de tous ceux qui me harcelaient était totale ! Il est bon de rappeler que le Snes avait par le passé « fermé les yeux » sur certains agissements tout à fait répréhensibles dont certains enseignants s’étaient rendus coupables et il n’avait pas jugé opportun de mener une campagne visant à les isoler au lycée C’est ce qu’on appelle le corporatisme à géométrie variable.
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(1) CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR « CETTE LASSITUDE DES PROFS » QUI SE MANIFESTE À HAUTE VOIX, À VOIX BASSE, OU EN SECRET.
Lorsque Hannah Arendt parlera en 1962, lors du procès d’Eichmann, de « la banalité du mal », ce qu’elle tentait de faire partager à ses lecteurs, comme journaliste mais aussi comme philosophe, c’était la découverte terrifiante qu’elle venait de faire : EICHMANN N’ÉTAIT NI UN MONSTRE NI UN ANTISÉMITE FANATIQUE !
Ce fonctionnaire médiocre et méticuleux n’avait jamais pris conscience d’avoir mal agi en accomplissant son « devoir » ; simplement, il n’avait pas soupçonné un seul instant que le terme DEVOIR avait, avant tout, une signification morale…
Aujourd’hui, en 2008, des voix s’élèvent pour protester contre le rappel du souvenir de la Shoah, rappel jugé ennuyeux et terriblement répétitif !
Ainsi semble-t-on ignorer que la Shoah est une tragédie unique par sa singularité qui concerne TOUS les êtres humains; une tragédie qui exige, de façon urgente, une réflexion morale qui ne fait que commencer et reste encore trop minoritaire.
Les efforts bénévoles de certains enseignants qui proposent à leurs élèves des témoignages de survivants, des voyages sur des lieux de mémoire, des rencontres avec des historiens et des chercheurs, aspirent, avec des moyens limités et dans un climat idéologiquement hostile, à faire de nos élèves, adolescents aujourd’hui, des personnes à part entière.
C’est la raison pour laquelle je tiens à leur manifester publiquement mon soutien inconditionnel.
Mais, je veux aussi dire que, ce mélange de frivolité et d’ignorance qui s’exprime sous des formes diverses « me fait froid dans le dos ».
L’ascension des régimes totalitaires a été rendue possible grâce à une base sociologique ample et indifférente et, par dessus tout, amorale.
Cette lassitude ou cette irritation qui se manifestent aujourd’hui lorsqu’on évoque « la mémoire de la Shoah » ne sont, finalement, qu’une modalité – parmi tant d’autres – de la banalisation du mal.
Sans vouloir dramatiser outre mesure, l’inquiétante réalité que je perçois autour de moi, dans le cadre de la quotidienneté, provoque souvent en moi un profond malaise. Et c’est un soulagement et un léger espoir que m’apporte le fait que certains de mes collègues contribuent, par leurs efforts, à donner un sens à ce terme de « valeur » trop souvent galvaudé.
Yvette
(2) LETTRE OUVERTE À UNE COLLÈGUE DE PHILOSOPHIE
Chère Yvette,
Plusieurs jours j’ai gardé cette lettre sous le coude, de crainte de jeter de l’huile sur le feu ; mais j’espère qu’elle contribuera à clarifier la controverse actuelle.
Pour ce qui est des « on dit », des rumeurs, des bruits persistants, etc., dont tu te fais l’écho, je trouve que tu accordes beaucoup de crédit à l’opinion : c’est une vieille ficelle, chère aux philosophes, que de créer une doxa sur mesure afin de se placer au-dessus de la mêlée. Depuis vingt ans que je suis au Lycée, je n’ai jamais entendu formuler, à haute voix ou à mi-voix, le moindre commencement d’opinion antisémite. Je ne crois pas que la banalité du mal ait fait des progrès spectaculaires parmi nous, ni que l’ombre d’Eichmann revienne hanter ces murs. Quant à Hannah Arendt, je doute qu’elle eut apprécié de voir son livre utilisé pour tancer vertement la salle des profs.
Pour ce qui est des activités scolaires consacrées à la Shoah, je crois que leur évaluation revient aux collègues qui en ont la responsabilité, et je ne me permettrai pas de juger leur travail. Cela porte un nom : liberté pédagogique. Mais je crois aussi à la liberté de parole : le tout récent projet des plus hautes autorités de l’Ėtat portant sur la mémoire historique chez les enfants de neuf ans nous rappelle opportunément qu’il est possible, même au moment de défendre la meilleure des causes, d’en faire trop. Sur ce sujet comme sur tous les autres, le droit de critiquer – dans le respect mutuel – est donc de mise, et les « soutiens inconditionnels » me semblent d’un autre âge.
Quant à la Shoah, elle est aujourd’hui placée au centre d’un dispositif de pouvoir – en un mot, le dispositif victimaire – qui nous impose de faire référence à elle avec la plus grande prudence. La Shoah est devenue l’ultime Absolu de notre horizon politique : un Absolu négatif, qui permet à certains de brandir l’anathème, mais qui nous dit très peu sur la société dans laquelle nous souhaiterions vivre. Elle n’appartient ni aux vainqueurs ni aux vaincus, ni aux victimes ni à leurs descendants : elle n’est le patrimoine de personne, pas même de l’humanité dans son ensemble, étant par excellence l’événement inappropriable, et ce à un point tel que le terme d’événement semble ici à peine adéquat. Elle est ce trou noir terrifiant qui à tout moment risque d’engloutir la raison, les Lumières, la civilisation et le sens critique. Je crois qu’il vaut mieux se tenir au bord du gouffre.
Ton collègue …
(3) RÉPONSE À UNE LETTRE OUVERTE
Cher …,
Il me semble indispensable de répondre publiquement à ta lettre que tu as voulue publique et clarificatrice pour exprimer mon étonnement perplexe et ma perplexité inquiète.
Comment ai-je pu être aussi mal comprise ? En effet tu m’accuses d’utiliser « la vieille ficelle du philosophe qui se place au-dessus de la mêlée ». Erreur doublement grossière de ta part ! D’abord, je tiens à préciser qu’un prof de philosophie n’est pas plus philosophe que le prof de physique n’est physicien ! Et je ne crois pas qu’il ait le monopole de la réflexion. Quant à la fameuse mêlée, que nous le voulions ou non, il se trouve que nous sommes embarqués, engagés dans l’existence, c’est à dire… dans la mêlée. Et dans cette mêlée là, il n’est pas toujours facile d’identifier les limites du terrain de jeu, ni les règles (si règles il y a) ; d’ailleurs les différentes équipes renouvellent souvent leurs joueurs et modifient leurs tactiques, au gré des circonstances.
Spéculer sur ce que dirait Hannah Arendt de mon texte ne me semble pas très sérieux ! En revanche nous pourrions peut-être nous accorder pour utiliser ce concept qu’elle a forgé, « la banalité du mal », de façon rigoureuse et non rhétorique comme tu le fais.
Enfin, lorsque tu me rappelles sur un ton légèrement paternaliste, la nécessité de respecter la liberté pédagogique et la liberté de parole, je me perds un peu dans tes définitions. En effet, d’une part, « tu ne te permettrais pas d’évaluer, ni de juger les activités scolaires consacrées à la Shoah, ni le travail de tes collègues », mais d’autre part, au nom de la liberté de parole, tu revendiques, à juste titre, « le droit de critiquer ». On pourrait donc critiquer, sans juger préalablement ! J’avoue humblement que quelque chose m’échappe (faiblesse de l’intelligence féminine probablement !). Ne pourrions nous pas, comme les enseignants de philosophie, nous accorder sur le fait que le pouvoir de juger constitue la différence essentielle entre les hommes et les plantes ? Reste ensuite à « bien juger » et à assumer la responsabilité de nos jugements et de nos propos. Finalement toutes ces considérations ne sont pas dénuées d’importance, mais elles ne suffiraient, peut-être pas, à justifier cette lettre ouverte. Il y a malheureusement, dans la lettre que tu m’as adressée, des affirmations et des sous entendus qui me semblent fort inquiétants, et auxquels je me dois de répondre.
Réflexions sur une lettre ouverte (2º partie).
Je voudrais commenter aujourd’hui certaines affirmations inquiétantes, qui apparaissent dans cette lettre publique et clarificatrice que tu m’as adressée.
1) « La Shoah est aujourd’hui placée au centre d’un dispositif de pouvoir ». Cette affirmation catégorique de ta part demanderait à être étayée par des preuves solides, me semble-t-il. Quels sont ceux qui détiennent ce dispositif de pouvoir ? Quels sont leurs objectifs ? Une conspiration secrète, peut-être ? Tellement secrète que je pourrais appartenir à ce dispositif de pouvoir, tout en l’ignorant !!… Ce ne serait plus de la naïveté mais de la stupidité de ma part. Puis-je te rappeler que le thème du « complot » est un grand classique dans la triste histoire de l’antisémitisme ?
2) « La Shoah, placée au centre du « dispositif victimaire » (…) n’appartient à personne, ni aux vainqueurs, ni aux vaincus, ni aux victimes, etc., etc….
Pour commencer, il me semble que parler de vainqueurs et vaincus, à propos de la Shoah, est pour le moins maladroit, quant au « dispositif victimaire », je me perds en conjectures sur le sens de tes paroles. S’agit-il de reprocher aux victimes d’avoir été victimes, ou d’accuser les survivants de réclamer des privilèges, à partir de leur condition de victimes ? Parler de la spécificité de la Shoah, c’est peut-être déranger ceux qui voudraient banaliser « l’événement », en intégrant ces assassinats dans l’histoire, parmi tant d’autres ? Pour ces derniers, l’affaire est close, depuis Nuremberg, où les coupables ont été identifiés, jugés et condamnés : « Encore la Shoah…! » s’exclament-ils, lassés ou excédés, pour dénoncer ceux qui voudraient que cet événement fasse l’objet d’un enseignement et d’une réflexion. Rappelons pourtant que selon une enquête récente du ministère de l’Éducation nationale :
A – 51 % des lycéens en France ignorent la signification du mot Shoah.
B – Parmi les 49 % restant, seulement 8% ont une idée approximative du nombre de Juifs exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale…
À quand une enquête parmi les enseignants ?
3) « Il vaut mieux se tenir au bord du gouffre.» Comment dois-je interpréter cette phrase énigmatique ? Crois-tu vraiment que penser et dire que la mémoire de la Shoah est une question centrale constitue une position extravagante, contraire au sens commun et à l’esprit critique ? S’il est souvent insupportable de regarder au fond du gouffre, c’est parce que ce que nous y découvrons nous atterre. Nous avons cependant l’obligation morale de nous interroger sur cette capacité de l’homme à faire le mal sans limites, et sur ce qui nous a été révélé à travers ce que tu appelles « l’ultime Absolu de notre horizon politique ». Libre à toi de situer la Shoah dans le domaine politique… Pour ma part, je pense que – au-delà de la tragédie individuelle des victimes – cela nous concerne tous. Ce qui nous conduit à une question essentielle : crois-tu vraiment qu’il y avait, entre les bourreaux et les victimes, une place pour un spectateur objectif et innocent ? Nous savons, justement, que les exécutants et leurs complices – n’étaient peut-être pas des êtres exceptionnels, mais des individus ordinaires, la plupart du temps. Comme toi et moi… Bref, nombreux sont ceux qui considèreront, comme toi, que ces préoccupations morales sont simplificatrices et « d’un autre âge », et qu’il pourrait y avoir quelque chose de malsain dans ce regard « obsessif » porté sur le passé… Je le déplore, mais je n’ai l’intention de renoncer ni à mes exigences intellectuelles ni à mes exigences morales.
Yvette
(4) …, le 7 février 2008
LETTRE OUVERTE
Mercredi 30 janvier 2008, Z. a été accusée d’être antisémite par Patricia…, en présence du conférencier invité ce même jour à parler de la Shoah.
Je tiens à affirmer publiquement mon soutien à… Z. face à cette inadmissible agression verbale.
Pour le droit français, l’antisémitisme est un délit, voire un crime selon la façon dont il se manifeste, qui fait l’objet de dispositions inscrites au Code pénal, (Articles 225-1 et suivants), c’est donc une accusation extrêmement grave qui relève de la diffamation.
Une semaine après les faits, aucune excuse n’a été présentée à… Z., je tiens à affirmer mon indignation ce jeudi 7 février.
B.
(5) …, le jeudi 7 février 2008
Monsieur le Proviseur,
L’antisémitisme doit être dénoncé toujours et partout.
Pour cette raison, toute accusation d’antisémitisme est un acte grave qui peut mener, si l’accusation est fondée, jusqu’à des poursuites judiciaires.
C’est donc, avec le plus grand scrupule, que nous devons en tant qu’éducateurs, choisir d’utiliser le terme « antisémite » : la banalisation des termes participe, elle aussi, de la banalisation du mal.
Par ailleurs, nous tenons à rappeler le principe de la liberté pédagogique : droit de chaque enseignant à programmer et à évaluer les activités pédagogiques qu’il juge souhaitables dans le cadre de ses obligations de service, droit de chacun à la critique dans le respect mutuel.
Conformément à l’arbitrage objectif que chaque enseignant est en droit d’exiger de son supérieur hiérarchique lors d’un différend qui le met en cause sur son lieu de travail, conformément à la responsabilité de protection incombant à tout chef d’établissement vis-à-vis des personnels, nous considérons indispensable une étude immédiate de la situation, menée sous votre autorité, dans une optique de clarification publique des faits.
Le Bureau du S.N.E.S. …
(à suivre)