En 1881-1882, après l’assassinat d’Alexandre II par les anarchistes de la Narodnaïa Voliales, les pogroms se multiplient dans l’Empire des tsars. Ils reprennent à partir de 1903 et accompagnent, en réaction, le mouvement révolutionnaire de 1905-1906. En 1903 à Kichinev, une publication ultra-nationaliste, ‟Le Bessarabien”, distille sa prose antisémite en jouant sur quelques thèmes grossiers : l’avidité des Juifs, avidité d’argent et de pouvoir, et le meurtre rituel. A Kichinev, un tract anonyme appelle au meurtre (des Juifs), la veille de Pâques, les Juifs étant accusés d’avoir torturé et assassiné Jésus-Christ puis de s’être adonnés au meurtre de Chrétiens à des fins rituelles et de comploter contre le tsar. Ce tract appelle explicitement aux pires violences, il appelle à renouveler les pogroms d’Odessa, en particulier celui de 1881. Cet appel trouve un certain écho dans une population rurale qui a intégré le lumpenproletariat avant de connaître le chômage, suite à la crise économique qui touche l’industrie russe dès 1900. Le progrom d’avril 1903 à Kichinev a pour effet d’accélérer l’émigration juive vers l’Amérique et d’augmenter les effectifs des organisations juives, en particulier le Bund. L’activité des Centuries noires est appuyée par un antisémitisme d’État dont Theodore Herzl a pris la mesure au cours d’une rencontre, en août 1903, avec le ministre de l’Intérieur V. K. von Plehve et le Premier ministre Serge de Witte, pourtant considéré comme un libéral.
Les révolutions de Février puis d’Octobre 1917 font le ménage dans la lourde législation antisémite qui s’est accumulée en strates depuis des décennies. On peut tracer un lien entre Lénine et Staline (voir ce que dit Alexandre Borchtchagovski des conceptions assimilationnistes de Lénine et ses conséquences) ; il n’empêche que dans les premières années qui suivent la Révolution, la culture, juive en particulier, s’exprime avec une liberté inconnue jusqu’alors. L’antisémitisme populaire est dénoncé par le pouvoir ce qui n’empêche pas ce qui suit :
http://www.alliancefr.com/actualite/antisemitisme/memoire/expo6.html
Hâtons-nous de préciser que l’appareil soviétique en construction a un besoin urgent de cadres. Les Juifs constituent une population plutôt citadine qui sympathise majoritairement avec une révolution s’annonçant émancipatrice. Aussi vont-ils être bien représentés dans cet appareil, surtout aux niveaux inférieurs et moyens.
Mais petit à petit, insidieusement, cette bureaucratie passe sous l’influence de Staline qui utilise à l’occasion des réflexes antisémites séculaires tout en se gardant d’être trop explicite : l’antisémitisme est plus ou moins explicitement jugé par le pouvoir comme réactionnaire, comme une infamie du temps des tsars. On va donc pousser de côté les accusations de crime rituel et de complot dans le genre ‟Protocoles des sages de Sion” pour d’autres accusations comme le cosmopolitisme et l’espionnage pour le compte de l’Amérique et du sionisme…
En février 1942, Beria forme un Comité antifasciste juif. Ce Comité présidé par l’acteur et metteur en scène Solomon Mikhoels est destiné à faire de la propagande antifasciste dans les pays occidentaux et à collecter des fonds dans les milieux juifs. Précisons que les projets de ce Comité avaient été élaborés par deux responsables du Bund polonais, Henryk Ehrlich et Victor Alter qui, une fois ces projets établis, furent arrêtés en décembre 1941 et fusillés sans procès.
Solomon Mikhoels revient de sa grande tournée en Occident avec l’idée d’établir une république juive en Crimée, un nouveau Birobidjan, un Birobidjan viable, une manière de récompenser les Juifs soviétiques pour leur participation à l’effort de guerre et de reconnaître par ailleurs les immenses souffrances du peuple juif. Staline que ce projet inquiète joue néanmoins le jeu, jugeant qu’il dispose d’un atout supplémentaire dans ses tractations avec les Occidentaux, d’autant plus que les Américains, membres du Joint Commitee, ont immédiatement fait savoir qu’ils financeraient le projet. Nombre de dirigeants du Comité antifasciste juif croient en la sincérité de Staline mais certains d’entre eux sont hostiles à ce projet, comme le poète Peretz Markich qui le considère comme une provocation, ni plus ni moins.
Au lendemain de la guerre, face à tant de bouleversements et de destructions qui risquent de porter préjudice à sa toute-puissance, Staline accentue la répression et envisage de recycler le vieil antisémitisme, histoire de faire diversion… Mais comme il ne veut en aucun cas apparaître comme un antisémite, il va emprunter des voies détournées. Le 13 janvier 1948, Solomon Mikhoels est assassiné à Minsk : une voiture l’écrase « accidentellement ». On se souvient que, plus récemment, ce type d’assassinat était courant dans la Roumanie du Conducător. Staline s’empresse de faire embaumer le corps de l’assassiné (par celui qui avait embaumé Lénine, Boris Zbarsky), de faire publier un article élogieux dans la Pravda et d’organiser des funérailles solennelles. Dans l’intelligentsia, on n’est pas dupe et le bruit court qu’il s’agit non pas d’un accident mais bien d’un assassinat. Staline contre-attaque, sournoisement, comme à son habitude : il fait attribuer environ un quart des prix Staline à des Juifs et fait donner le nom de Solomon Mikhoels au Théâtre juif. Par ailleurs, il soutient ouvertement la création de l’État d’Israël dans le but (caché) d’évincer les Anglo-Saxons du Proche-Orient. De plus, il confie à Viktor Abamoukov la mise au point d’un dossier sur le ‟nationalisme juif”. En mars 1948, ce dernier remet à Staline une note sur l’activité d’un ‟réseau clandestin nationaliste juif en URSS”. En mars 1948, nouvelle note accusatrice en direction du Comité antifasciste juif. Par décision du Conseil des ministres (de Staline), il est demandé à la Sécurité d’État de ‟dissoudre immédiatement le Comité antifasciste juif”. La répression ne se fait pas attendre et une cinquantaine de dirigeants sont emprisonnés. Mais l’instruction patauge et les chefs d’accusation sont tellement lamentables que Staline lui-même les repousse. La copie est à revoir. Staline s’énerve ; il s’énerve d’autant plus que l’antisémitisme n’est pas compatible avec la tradition dont il se réclame ; il lui faudra biaiser…
Je passe sur les manigances de Staline. Rappelons simplement qu’en octobre 1951, il fait arrêter une bonne demi-douzaine de cadres juifs de la Sécurité d’État. Ils sont accusés d’avoir mis sur pied une organisation terroriste sioniste destinée à prendre le contrôle de la Sécurité d’État… En février 1952, Staline nomme à la Sécurité d’État Mikhaïl Rioumine, un antisémite déclaré qui lui semble être l’homme de la situation pour mener à terme l’affaire du Comité antifasciste juif et… préparer le ‟complot des blouses blanches”. Mais le travail de celui-ci est si mal ficelé qu’il faut tout reprendre.
En mars 1952, l’instruction est bouclée et, le mois suivant, Staline reçoit l’acte d’accusation. Le procès (à huis clos) des membres dirigeants du Comité antifasciste juif s’achève en juillet 1952. Sur les quatorze accusés présents (l’un d’eux est mort en prison en cours d’instruction), treize sont condamnés à mort et fusillés à l’exception de Lina Stern, condamnée à cinq ans d’emprisonnement puis à un bannissement en Asie centrale. On chuchote que ses travaux visant à ralentir le vieillissement sont en bonne voie et que Staline espère en profiter. Ci-joint, deux liens sur cette femme hors du commun :
http://jwa.org/encyclopedia/article/stern-shtern-lina-solomonova
http://rms.medhyg.ch/numero-194-page-593.htm
Le 22 novembre 1952 s’ouvre à Prague le procès qui annonce celui des ‟blouses blanches”. Ce procès met en scène quatorze dirigeants du Parti communiste tchécoslovaque dont son secrétaire général, Rudolf Slánský. Onze d’entre eux sont juifs, une spécificité soulignée dans l’acte d’accusation. Onze accusés sont condamnés à mort et trois (dont Arthur London) à la réclusion à perpétuité. Les Juifs vont tenir en 1952 le rôle dévolu aux trotskystes en 1937. La chasse aux Juifs est cependant plus délicate après le nazisme et leur défaite, une défaite à laquelle les Soviétiques ont largement contribué. Staline va donc faire voter au bureau du Præsidium du Comité central du Parti communiste une résolution ‟sur la situation dans le ministère de la Sécurité d’État et sur le sabotage dans le système des soins”. Staline manœuvre. Il convoque une réunion mais n’y assiste pas et se fait porter absent sur le procès verbal signé Le bureau du Præsidium du Comité central du Parti Communiste d’Union Soviétique.
Le 13 janvier 1953, la Pravda publie un article de presse dont l’importance est masquée par la place discrète qu’il occupe dans la mise en page. Il est question de l’‟arrestation d’un groupe de médecins saboteurs (…) qui cherchaient, en leur administrant des traitements nocifs, à abréger la vie des hauts responsables de l’Union soviétique”. Ils sont accusés d’avoir assassiné Andreï Djanov et de préparer le meurtre de chefs militaires soviétiques dont cinq sont expressément nommés, histoire de rendre l’affaire plus crédible. Le communiqué cite neuf noms de médecins dont six Juifs. Il dénonce au passage deux autres Juifs : Solomon Mikhoels (exécuté cinq ans plus tôt, jour pour jour) et Boris Chimeliovitch, médecin en chef de l’Armé rouge et l’un des responsables du Comité antifasciste juif, fusillé avec ses collaborateurs le 12 août 1952. Une fois encore, et contrairement à ce qui a été dit, le nom de Staline n’apparaît nulle part dans le communiqué de l’agence Tass.
Dans ce communiqué, cinq des neuf accusés seraient ‟liés à l’organisation nationaliste juive bourgeoise internationale Joint, créée par les services d’espionnage américains”, trois autres seraient depuis longtemps des membres des services de renseignements britanniques sionistes. Un médecin a été curieusement oublié ! Une question se pose toutefois : Staline a-t-il envisagé et commencé à planifier la déportation des Juifs, un projet gigantesque, la population juive soviétique s’élevant alors à environ trois millions d’individus ? Pour l’heure, et à ma connaissance, on ne peut que s’en tenir à des suppositions. Staline a-t-il voulu réinstaller tous les Juifs dans le Birobidjan, l’Altaï, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ? Rien n’est moins sûr. L’opération était autrement plus délicate que la déportation d’Allemands soviétiques durant la guerre contre les nazis ou que celle des peuples caucasiens dont le sort importait peu aux Alliés. Peut-être a-t-il envisagé la déportation d’une partie de la population juive du pays après le procès des ‟blouses blanches”. Mais aurait-il mis ce projet à exécution ?
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L’antisémitisme stalinien était honteux de lui-même ; il biaisait, il se travestissait. Un exemple parmi d’autres : en 1948, une sourde campagne antisémite est initiée en URSS mais elle se cache afin de ne jamais apparaître comme telle. Elle commence par un meurtre masqué en accident, celui de Solomon Mikhoels. En novembre de la même année, une répression multiforme s’abat sur le Comité antifasciste juif. Il faut savoir que les plombs du ‟Livre noir” (relatant les atrocités nazies contre les Juifs sur le territoire soviétique occupé) ont été saisis, qu’aucune décision n’a été rendue publique et que les arrestations se sont faites en catimini.
Permettez-moi de rapporter un cas de cet antisémitisme honteux de lui-même, propre au régime stalinien. La campagne antisémite orchestrée par Staline visa aussi l’un des hauts lieux de la culture juive (yiddish plus précisément) : le théâtre juif d’État de Moscou, installé dans cette ville depuis 1920. Pour mettre fin à son activité, le pouvoir déclara tout bonnement que ce théâtre vivait essentiellement des subventions de l’État, qu’il ne pouvait s’autofinancer et qu’en conséquence… L’auteur de la note qui se veut très précise signala par ailleurs que les difficultés de cette institution tenaient à sa faible fréquentation. Je passe sur les autres arguments non moins fantaisistes. Mais Staline prit son temps ; une fois encore, il ne voulait pas apparaître comme un antisémite. L’auteur de la note s’était bien gardé de mentionner que la chute de la fréquentation du théâtre juif avait des raisons précises : le 28 décembre 1948, son directeur avait été arrêté ; Veniamine Zouskine avait succédé à Solomon Mikhoels et il était membre de la direction du Comité juif antifasciste. La troupe voyant disparaître les principaux auteurs yiddish était désemparée ; les acteurs se demandaient ‟A qui le tour ?” et les spectateurs eux-mêmes trouvaient risquée la fréquentation de ce théâtre. Staline étouffa ainsi lentement et insidieusement le théâtre juif d’État de Moscou dont la fermeture officielle fut décrétée en décembre 1949.
Ci-joint, un lien en trois parties (et en anglais) sur Solomon Mikhoels (1890-1948) :
https://www.youtube.com/watch?v=u7OQVLbziE0
https://www.youtube.com/watch?v=_dcy2u6EkzI
https://www.youtube.com/watch?v=o7ZX9oI2Szw
Ci-joint, un article du Huffington Post signé Nicolas Werth sur les derniers jours de Staline :
http://www.huffingtonpost.fr/nicolas-werth/mort-de-staline_b_2809404.html
http://www.kinoglaz.fr/u_fiche_person.php?lang=fr&num=5236
Olivier Ypsilantis