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Des ‟Je me souviens” encore et encore…

 

Joe BrainardJoe Brainard (1942-1994) dans son laboratoire d’écriture — du souvenir.

 

J’ai relu, hier soir, les ‟Je me souviens” de Jean-Claude Brisville délimités par ces deux dates : 1925-1945. Je n’étais pas né et, malgré tout, des séquences de sa mémoire se sont superposées à des séquences de ma mémoire, d’autres ont réveillé en moi des souvenirs par des voies plus ou moins directes. Les ‟Je me souviens” de Jean-Claude Brisville se composent de 683 séquences. Comme je l’ai fait pour Georges Perec, je cite en caractères gras ses ‟Je me souviens” en leur conservant leur numéro. Jean-Claude Brisville est né en 1922 et il me semble qu’à l’heure où j’écris ce texte il est toujours en vie. Ci-joint, un entretien Jean-Claude Brisville – François Busnel publié le 1er mars 2006 :

http://www.lexpress.fr/culture/livre/entretien-avec-jean-claude-brisville_811051.html

En exergue à son livre il a fait figurer ce qui suit : ‟Je me souviens de Je me souviens (1946-1961) de Georges Perec, le titre, la forme et, dans une certaine mesure, l’esprit même de ces notes s’inspirant de I remember, de Joe Brainard.”

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24 – Je me souviens des expressions énigmatiques qu’employaient les grandes personnes comme d’un code à leur usage : une vie de bâton de chaise, payer rubis sur ongle, Gros-Jean comme devant, boire à tire-larigot, ne pas être dans son assiette et ce mystérieux Mérinos qu’il fallait (mais pourquoi ?) laisser pisser. 

Je me souviens d’autres expressions employées par les grandes personnes et qui me paraissaient non moins énigmatiques, comme : il y a belle lurette, en catimini, mener une vie de patachon, tomber dans les pommes, ne pas casser trois pattes à un canard. Et je me souviens que mon père employait volontiers l’expression : Laisser pisser le mérinos ou Les chiens aboient, la caravane passe.

Je me souviens qu’après la mort de ma grand-mère, le parfum de poudre de riz flotta longtemps dans son cabinet de toilette.

30 – Je me souviens de mon espoir de la neige à Noël.  

Je me souviens de mon espoir de la neige à Noël, surtout à l’époque où je lisais des romans russes.

Je me souviens qu’une bonne nommée Émilienne chantonnait : ‟Si tu vas à Rio N’oublie pas de monter là-haut”. Chantait-elle la suite ? Je ne m’en souviens pas.

Je me souviens qu’il y avait dans la bibliothèque de mes parents une monographie dédiée à Jean-Gabriel Domergue. Je la feuilletais volontiers, le soir, et m’éprenais de ces femmes élégantes et longilignes que j’associais à celles de Giovanni Boldini.

Je me souviens de mon bonheur, enfant, lorsque je découvris la technique de la carte à gratter.

100 – Je me souviens des vespasiennes.

Je me souviens que l’odeur d’urine picotait les narines sur les trottoirs de Paris.

Je me souviens que ce mot inquiéta notre enfance, l’étrangleur. Les parents mettaient en garde leurs enfants. Ce n’est que parvenu à l’âge adulte que je découvrirai l’identité du monstre, Lucien Léger :

http://suite101.fr/article/en-1964-letrangleur-fait-trembler-la-france-a462

110 – Je me souviens des billets poinçonnés par un employé dans le métro, de la porte de fer qui se fermait automatiquement à l’entrée de la rame et du wagon des Premières classes. 

Je m’en souviens aussi. Je me souviens que les 1ères classes et les 2èmes classes des rames Sprague-Thomson étaient respectivement d’un beau rouge et d’un beau vert.

 

Rouge et vertUne rame Sprague-Thomson.

 

113 – Je me souviens des genoux écorchés — teinture d’iode—, des taches d’encre sur les doigts et des lèvres gercées. 

Je m’en souviens aussi. Mes premières années d’école furent des années aux doigts pleins d’encre. 

Je me souviens qu’un cousin était capable de prononcer à toute vitesse et sans jamais s’emmêler : Pruneau cuit, pruneau cru, pruneau cuit, pruneau cru… J’éprouvais pour lui une grande admiration.

397 – Je me souviens du cirage Lion noir.

Je me souviens aussi du cirage Kiwi. Pourquoi un tel nom pour une marque de cirage ? Et quel rapport entre du cirage et cet oiseau originaire de Nouvelle-Zélande ?

435 – Je me souviens des Trains de plaisir et des Auberges de la jeunesse.

Je me souviens que mon père parlait des trains de plaisir et ma grand-tante des immeubles de rapports. Je crus d’abord que femmes et hommes s’y livraient à toutes sortes d’ébats, allant jusqu’à associer immeuble de rapport et hôtel de passe

Je me souviens de l’abattement de mon père lorsque François Mitterrand fut élu président de la République, en 1981. Je le revois dans le salon, devisant gravement avec son frère aîné. Ils parlaient à voix basse et j’eus la certitude qu’ils préparaient un coup d’État.

Je me souviens des secrétaires de Kiraz dans Jours de France, du Grand Duduche amoureux de la fille du proviseur, de Bosc et de Chaval les suicidés, du couple rondelet de Bellus, de Jacques Charmoz et ses skieurs, d’Hoviv (notamment sa série intitulée ‟Les Mâles”). A ce propos, je me souviens de mon plaisir en découvrant que derrière Kiraz et Hoviv se cachaient des Arméniens, Kirazian et Hovivian.

Je me souviens que j’ai lu avec passion la comtesse de Ségur dans la Bibliothèque rose et avec une même passion Jules Vernes dans la Bibliothèque verte. Je passais de l’un à l’autre avec un même entrain, ce qui offusquait les garçons de mon âge.

498 – Je me souviens des martinets suspendus au plafond des marchands de couleurs. 

Je m’en souviens aussi. Ils n’étaient pas en usage chez nous mais, lorsque nous nous comportions mal, on nous laissait entendre qu’ils pourraient bien franchir le seuil de la maison.

515 – Je me souviens de la liqueur Cointreau

Je m’en souviens aussi. Elle reste l’un des emblèmes des vacances estivales, à l’île d’Yeu. La famille Cointreau, une famille d’Angers.

Je me souviens qu’au volant mon père fredonnait volontiers des airs de Jacques Dutronc, à commencer par ‟J’aime les filles” : ‟J’aime les filles de chez Renault J’aime les filles de chez Citroën…”

613 – Je me souviens des machines à coudre Singer à pédale. 

Il y en avait une chez ma grand-tante. J’aimais la détailler avec ses filets dorés et joliment ouvragés qui ressortaient superbement sur le noir de laque. J’aimais sa large pédale ajourée, cette harmonie entre métal et bois (le plateau et des tiroirs latéraux) ; bref, j’aimais en détailler chaque pièce et m’efforçais d’en comprendre le mécanisme.

 Machine à coudre SingerUne machine à coudre Singer (détail).

 

Olivier Ypsilantis 

 

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