6 septembre. Monte Cassino, fin de l’été. La maison de la grand-mère, Alexandra, à quelques pas de la nécropole allemande où reposent plus de vingt mille soldats. J’ai surpris ces mots sur un panneau indicateur en me rendant chez elle : Deutscher Soldatenfriedhof suivi de la traduction en italien, Cimitero Militare Germanico. Je m’y rendrai après le mariage.
Le jardin de la grand-mère, à la nuit tombante. Des fleurs partout, quotidiennement soignées. La pelouse, souple sous les semelles, une pelouse d’un vert si tendre. Je n’avais pas vu Alexandra depuis plus de trente ans. Elle avait ouvert un atelier de fabrication de pantalons dans le quartier arménien d’Issy-les-Moulineaux. J’apprends que son premier mot d’anglais fut wash : petite fille frêle, elle gagnait un peu d’argent et de nourriture en lavant les uniformes des soldats alliés qui se battaient à Monte Cassino. ‟Wash ! Wash !” disait-elle aux soldats qui passaient.
La pelouse, souple sous les semelles, une pelouse d’un vert si tendre. Je suis en sueur sous ma veste. Je profite de la nuit tombée ou, plutôt, de la nuit tombante pour m’en défaire. J’aime ce temps, mais pas lorsqu’il me faut porter une veste. Avec cette chaleur si moite et cette végétation gorgée de couleurs, on pourrait se croire quelque part en Thaïlande.
Conversation entrecoupée de ‟Tu te souviens” sur un ton exclamatif ou interrogatif. Champagne, mon alcool préféré. Je ne puis en boire sans penser à Fraülein Else, à cette parole qui revient en leitmotiv dans la nouvelle d’Arthur Schnitzler : ‟L’air est comme du champagne”. Champagne dans l’air, champagne dans ma tête, sparkling. Je demande à Sarah, la future mariée, dans quelle direction se trouve le monastère. Elle tend un bras au-dessus d’un massif de lys. Le champagne aiguise le souvenir et, dans un même temps, nous protège de la douleur qu’il peut susciter. Tout en buvant, je me souviens d’Alexandra lorsqu’elle avait la cinquantaine, et de sa fille Laura chez mes parents. Celle-ci dansait dans le salon sur des airs d’Edith Piaf. Une date ne cesse de me revenir, le 15 février 1944, jour du bombardement du monastère, haut-lieu de la chrétienté avec Sanctus Benedictus de Nursia, patriarche des moines d’Occident. Je m’efforce d’imaginer ce gigantesque monastère avant le 15 février 1944, avant 1349 qui vit sa destruction par un tremblement de terre, avant le IXe siècle et sa destruction par les Sarrasins, avant le VIe siècle et sa destruction par les Lombards.
Le monastère de Monte Cassino après les combats de 1944.
Dans le hall de l’hôtel, des séries de photographies montrent Monte Cassino et la ville de Cassino dans les années 1920 ; puis, pendant les combats (quatre batailles, entre janvier et mai 1944) ; enfin, après les combats et à différentes étapes de sa reconstruction.
7 septembre. Jour de marché à Cassino. Je détaille les fruits. Au débouché d’une perspective, Monte Cassino et son puissant monastère. Le bombardement, loin de faciliter l’avancée des Alliés vers Rome par la vallée du Liri et d’affaiblir la ligne Gustav, va au contraire ralentir leur avance. Dès octobre 1943, inquiets quant au sort du monastère, les Allemands avaient commencé à en évacuer avec méthode chaque document, chaque objet. Le lieutenant-colonel Schlegel et le général von Senger und Etterlin supervisaient cette opération.
En février 1944, le général néo-zélandais Freyberg envisage la destruction du monastère dans l’espoir de faire sauter le verrou qui interdit la vallée du Liri, la route vers Rome. Les Alliés ne disposent pourtant d’aucun renseignement sur une éventuelle occupation de l’immense ensemble cistercien par les Allemands. Les généraux Clark et Juin s’opposent à cette décision mais ils doivent s’incliner devant la décision d’Alexander qui s’est laissé convaincre par Freyberg. Le résultat est sans appel pour les Alliés : l’un des plus prestigieux sites de la chrétienté est pulvérisé sous les bombes et les ruines de l’abbaye vont permettre aux Allemands d’en faire sans peine une position défensive inexpugnable grâce à une vue à 360° permettant de surprendre tous les mouvements des attaquants et de les tirer ‟comme des lapins.”
Je détaille la beauté des fruits. Je m’attarde devant un étalage d’olives louant en moi-même la Méditerranée. Mais une fois encore, mon regard est attiré par le monastère, là-bas, en bout de perspective, avec ces pentes escarpées sur lesquelles tant de soldats ont été tués ou blessés, parmi lesquels des Néo-Zélandais de la 2e Division et des Indiens de la 4e Division. Je repense à mon émotion sur la plage de Saint-Raphaël, lorsque j’appris que des soldats texans de la 36th Infantry Division s’étaient fait tuer là, si loin de chez eux. Une fois encore, je me pose cette question : les lieux ont-ils une mémoire ? Et toujours cette chaleur tropicale. Quand l’orage éclatera-t-il enfin ?
Sant’Antonio di Padova, au pied de Monte Cassino. L’église a été reconstruite peu de temps après sa destruction. A un angle extérieur de l’édifice, je découvre des fragments de l’ancienne église disposés contre le mur, des fragments qui laissent deviner sa taille et sa richesse. La cérémonie. Une chaleur de vivarium. Beauté de la chorale et beauté de l’italien. Je suis sans peine l’homélie prononcée d’une voix claire. Puis viennent les consentements mutuels : Io, Erminio, accolgo te Sarah come mia sposa, con la grazia di Cristo prometto di esserti fedele sempre, nelle gioia e nel dolore, nella salute e nella malattia, e di amarti ed onorarti tutti i giorni della mia vita. Et, Io, Sarah, accolgo te Erminio come mia sposo… J’écoute, pris par les sonorités de l’italien, par les parfums, les femmes élégantes, les bouquets de fleurs, toute une délicatesse d’autant plus émouvante dans ce lieu qui fut marqué par la mort et la destruction.
Le soir, réception dans la Villa Carrara, à Sora, dans la province de Frosinone, au bord du Liri. Le plaisir de retrouver des vieilles demeures. La nuit tombante, chaude et humide. La pelouse, souple sous les semelles et son vert si tendre, trop tendre même. Le champagne encore et Fraülein Else, bien sûr.
8 septembre. Visite du monastère de Monte Cassino. Dans le cloître d’entrée s’élevait le temple païen dédié à Apollon. Saint Benoît en fit un oratoire dédié à Saint Martin, évêque de Tours. C’est dans cet oratoire que mourut le grand législateur du monachisme en Occident, ‟debout, soutenu par des moines après avoir reçu l’Eucharistie”, dans l’attitude décrite par son biographe Saint Grégoire le Grand, un épisode que rappelle un groupe en bronze de 1952, placé au centre du jardin, œuvre de Attilio Selva et cadeau du chancelier Konrad Adenauer. En voyant ainsi Saint Benoît les bras levés vers le ciel et soutenu par deux aides, j’ai pensé à Moïse à la bataille d’Amalek, aidé de Aaron et Hur.
Cloître dit de Bramante (1595). De fait, le nom de cet architecte s’impose dès que l’on y accède. Les puissantes volées de marches qui conduisent au cloître des Bienfaiteurs, ainsi nommé pour les vingt-quatre papes et souverains qui ont manifesté leur générosité envers le monastère. Vue du balcon du cloître, un immense panorama tourné vers l’ouest, avec la vallée du Liri, l’axe vers Rome que verrouillait cette hauteur. Je détaille les saintes vignes puis le cimetière polonais. Au pied de l’escalier ci-dessus mentionné, une statue de Saint Benoît (1735) et, en pendant, une statue de Sainte Scholastique, sa sœur. Dans l’avant-porche du cloître des Bienfaiteurs, deux autres statues placées en symétrie. L’une d’elles représente le pape Urbain V qui fit reconstruire le monastère après le tremblement de terre de 1349.
Le monastère de Monte Cassino reconstruit.
A l’intérieur de la basilique-cathédrale. De la marqueterie de marbre, un travail à couper le souffle, une fois encore. Certaines parties qui étaient décorées à fresque ou sur toile (technique du marouflage probablement) restent vide, notamment sur les voûtes. En effet, on a perdu les ébauches qui auraient pu permettre leur reconstitution. Sur la façade intérieure, un immense tableau contemporain (1979) de Pietro Annigoni intitulé ‟La gloire de Saint Benoît”. Le saint est entouré de ses disciples avec, au premier plan, trois papes : Saint Grégoire le Grand (son premier biographe), Paul VI (le 24 octobre 1964, il consacra de nouveau cette basilique-cathédrale et proclama Saint Benoît Patron Principal d’Europe), Saint Victor III, l’ex-abbé Didier. Au-dessus, en symétrie dans les semi-lunettes, Abraham, à gauche, et Moïse, à droite, deux patriarches qui furent les pères et les législateurs de bien des peuples. Près du maître-autel, dans une urne en bronze, les restes de Saint Benoît et de sa sœur, Sainte Scholastique.
9 septembre. Au Deutscher Soldatenfriedhof, un cimetière mis en place par le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge qui s’organise sur les pentes d’une colline du village de Caira, à quelques kilomètres de Cassino. Il ressemble à la proue arrondie d’un navire avec des étagements qui s’emboîtent les uns dans les autres. Certaines structures des cimetières allemands sont originales, comme celle de Futa-Pass (au nord de Firenze), en colimaçon, et celle de Pordoi, en cercles concentriques. Le cimetière de Pordoi, dans les Dolomites, est d’une singulière beauté : on pense aux Tours du Silence des Zoroastriens mais aussi à des constructions d’Extrême-Orient comme Borobudur.
Le Deutscher Soldatenfriedhof de Caira est planté de pins parasol et de cyprès, les arbres emblématiques de l’Italie du Nord, de la Toscane en particulier. Et toujours cette chaleur humide, tropicale. Des employés sont agenouillés entre les tombes. Ils ôtent les mauvaises herbes. Les croix sont d’une parfaite simplicité : une dalle de granit discrètement entaillée aux coins. Il y a beaucoup d’inconnus parmi les quelque vingt mille soldats qui reposent ici. Mais il n’est pas fait usage du mot Unbekannt (Inconnu), comme j’ai pu le voir sur des croix, à Berlin, pour des victimes du Mauer. On a choisi de graver dans la pierre Ein Deutscher Soldat, et c’est le mieux que l’on pouvait faire. Je m’attache aux dates de naissance et de mort : les simples soldats qui reposent ici ont plus ou moins vingt ans ; les gradés, sous-officiers et officiers, ont plus ou moins trente ans.
Une vue du Deutscher Soldatenfriedhof de Monte Cassino où reposent 20 057 soldats allemands.
Quelques sépultures au Deutscher Soldatenfriedhof de Monte Cassino.
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Ci-joint, un documentaire en deux parties intitulé ‟Le bombardement de Monte Cassino” (durée totale, 20 mn) :
http://www.dailymotion.com/video/xgoyv6_le-bombardement-de-monte-cassino-1-2_tech
http://www.dailymotion.com/video/xgoynf_le-bombardement-de-monte-cassino-2-2_tech
Ci-joint, un documentaire très complet sur la bataille de Monte Cassino (durée 50 mn) :
http://www.youtube.com/watch?v=oDw8THoCpBg
Et un autre documentaire, en anglais, plus complet encore (durée 1h45) :
http://www.youtube.com/watch?v=qtmMrusiywI
Olivier Ypsilantis
Merci beaucoup, mon père z”l, engagé volontaire dans la 2ème DB y était et j’ai lu avec grande attention cet article, j’étais petite fille quand j’ai accompagné mon père pour une visite pélerinage à Monte-Cassino…