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Je me souviens de tant de morts…

I should like someone to remember that there once lived a person named David Berger”, écrit David Berger dans sa dernière lettre, une lettre à son amie Elsa. David Berger a été fusillé à Vilna, en juillet 1941, à l’âge de dix-neuf ans. 

‟A mí me ha sucedido con bastante frecuencia preocuparme en ciertos momentos con la idea de la muerte y pensar largo rato y concebir deseos y formular votos acerca de la destinación futura, no sólo de mi espíritu sino de mis despojos mortales. En cuanto al alma, dicho se está, siempre he deseado se encaminase al cielo. Con el destino que darían a mi cuerpo es con lo que más he batallado y acerca de lo cual he echado más a menudo a volar la fantasía”, Gustavo Adolfo Bécquer, Carta quarta, ‟Desde mi celda – Cartas literarias” 

 

Je me souviens que Paul Ceylan se suicida en se jetant dans la Seine, probablement du pont Mirabeau. Je me souviens que Virginia Wolff se suicida aussi par noyade mais sans se jeter d’un pont.

Je me souviens qu’Ingeborg Bachmann mourut brûlée vive, dans sa chambre d’hôtel, à Rome. Suicide ou accident ?

Je me souviens que Benjamin Fondane fut gazé à Birkenau. Je me souviens qu’Otto Freundlich disparut dans le camp d’extermination de Sobibor.

 

Benjamin FondaneBenjamin Fondane (Iaşi, Roumanie, 1898 – Auschwitz 1944)

 

Je me souviens qu’Ernest Chausson s’est tué en faisant de la bicyclette.

Je me souviens qu’Albert Camus s’est tué en voiture, à bord d’une Facel-Véga type FV3B :

http://www.ina.fr/video/LXF99007038

Je me souviens qu’Évariste Galois a été tué en duel. Je me souviens que Pouchkine a lui aussi été tué en duel et que son adversaire était un officier français, le baron Georges-Charles de Heeckeren d’Anthès.

Je me souviens que l’organisateur d’un tribunal populaire et d’une sanglante dictature à Lyon, Joseph Chalier, fut guillotiné dans cette même ville et que le bourreau, un novice, dût s’y reprendre à trois reprises pour détacher la tête du corps.

Je me souviens que Georges Perec était un très gros fumeur et qu’il mourut d’un cancer des bronches. Il fut incinéré et ses cendres furent placées dans une niche, au cimetière du Père Lachaise, où figure également le nom de sa tante, Esther Bienenfeld. A ce propos, je me souviens qu’Esther et David Bienenfeld (sa tante et son oncle côté paternel) l’avaient adopté en 1945. Je me souviens aussi que son père, Icek Peretz, avait été tué sous l’uniforme français et que sa mère, Cyrla, avait disparu à Auschwitz.

Je me souviens que Hélène Rytmann est morte étranglée par son mari, Louis Althusser.

Je me souviens que mon voisin, Monsieur de B. de C. mourut dans une maison de retraite, étouffé par une banane.

Je me souviens que Stanislas de Clermont-Tonnerre, l’homme qui prononça ces mots devenus célèbres : ‟Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus” mourut défenestré. Mais peut-être avait-il été préalablement assassiné par la populace qui avait fait irruption chez lui.

Je me souviens que la princesse de Lamballe fut l’une des nombreuses victimes des Massacres de Septembre (1792). Je me souviens que sa tête fut promenée sur une pique et de bien d’autres détails atroces plus ou moins vérifiés. Je me souviens de mon émotion en découvrant le tableau de Léon-Maxime Faivre.

 

Léon-Maxime Faivre, princesse de LamballeLéon-Maxime Faivre, ‟La mort de la princesse de Lamballe” (1908). 

 

Je me souviens que Guillaume Apollinaire qui avait survécu à une grave blessure et à une trépanation (en 1916) mourut de la grippe espagnole, le 9 novembre 1918. Je me souviens qu’il fut conduit au cimetière du Père Lachaise au milieu de la liesse populaire : c’était le 11 novembre 1918.

Je me souviens que suite à l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, le Generaloberst Ludwig Beck fut invité à se suicider, que le Generalfeldmarschall Hans Günther von Kluge se suicida au cyanure, que Generalmajor Henning von Treschow se fit sauter avec une grenade, que le Generalfeldmarschall Erwin von Witzleben fut pendu et que son agonie fut filmée, que…

 

KKarl Robert “Henning” von Tresckow (1901-1944)

 

Je me souviens que le Generalmajor Henning von Treschow se suicida à la grenade (dans les environs de Białystok) pour une raison précise : faire croire qu’il avait été tué au cours d’une attaque de partisans et, ainsi, protéger les autres conspirateurs. Lorsque les nazis comprirent son rôle parmi ces derniers, ils exhumèrent son corps qui avait été enterré dans la propriété de famille à Wartenberg pour l’incinérer dans le crématorium du camp de Sachsenhausen. Cette histoire me conduit par des voies indirectes vers une autre histoire, celle de la sépulture de Heinrich Heine, une affaire que rapporte en octobre 1942, dans son journal, Friedrich Percyval Reck-Malleczewen : ‟De Paris vient la nouvelle que l’on a retourné la terre du Père Lachaise à la recherche des ossements de Heine et que, n’ayant rien trouvé, on avait au moins dispersé l’humus de la tombe aux quatre vents”. Petite erreur, la tombe n’était pas au cimetière du Père Lachaise mais à celui de Montmartre. Ci-joint, un lien émouvant dans lequel paraît une grande dame :

http://aupremierplan.blogspot.com.es/2011/10/simone-veil-restaure-la-tombe-de.html

A ce propos, je me souviens que le président du Volksgerichtshof, Roland Freisler, fut tué sur son lieu de travail, lors d’une attaque aérienne sur Berlin, ce qui perturba le procès de Fabian von Schlabrendorff (1907-1980), l’un des organisateurs de l’attentat du 20 juillet 1944 dont la condamnation à mort était assurée. Il fut envoyé dans des camps de concentration et enfin libéré à Dachau par les Américains.

Je me souviens qu’Antonio Machado mourut peu après avoir passé la frontière française  avec une colonne de réfugiés, fin janvier 1939. Je me souviens qu’il mourut à Collioure, le 22 février suivant, dans la chambre où agonisait sa mère, inconsciente, qui mourut trois jours après, le 25 février. Ci-joint, un rapport clinique (en espagnol) rédigé par un médecin, Julio Montes Santiago, et intitulé ‟Las enfermedades y agonía de Antonio Machado” :

http://www.abelmartin.com/critica/montes.html

 

Tombe d'Antonio Machado et sa mèreLa mère et le fils reposent ensemble, dans le cimetière de Collioure

 

Je me souviens qu’un autre homme allait mourir non loin, dans un autre village de la côte du Roussillon : Walter Benjamin, à Portbou, le 26 septembre 1940.

Je me souviens que Pascin s’est suicidé dans son atelier parisien en s’ouvrant les veines des bras puis, pour hâter sa mort, en se pendant.

Je me souviens qu’Alexandre Korisis, qui avait remplacé Ioannis Metaxas au poste de Premier ministre, refusa la reddition et se suicida après l’entrée de la Wehrmacht dans Athènes.

Je me souviens que Robert Desnos est mort le 8 juin 1945 à Theresienstadt, soit un mois jour pour jour après la fin de la guerre. Je me souviens qu’il avait été arrêté le 22 février 1944, au 19 rue Mazarine. Je m’en souviens car lorsque j’étais étudiant, je passais plusieurs fois par jour devant cet immeuble que signale une plaque. Je me souviens que les circonstances de son arrestation ont été rapportées par Youki Desnos dans un beau livre de souvenirs, ‟Les confidences de Youki”. Ci-joint le passage en question :

http://www.apophtegme.com/ARTS/DESNOS/youki01.htm

 

Robert Desnos à Theresienstadt

La dernière photographie montrant Robert Desnos. C’était à Theresienstadt, en mai 1945. Le poète se tient à la droite de l’homme en costume sombre.

 

Je me souviens que Max Jacob est mort au camp de Drancy.

Je me souviens de Ramiro de Maeztu, l’auteur de ‟Don Quijote, don Juan y la Celestina”, a été fusillé par des miliciens républicains et que ses dernières paroles auraient été : ‟Vosotros no sabéis por qué me matáis, pero yo sí sé por lo que muero: ¡Para que vuestros hijos sean mejores que vosotros!”

Je me souviens de l’interminable agonie de Franco. Je me souviens que les appareils qui le maintenaient en vie furent débranchés le 20 novembre 1975, soit trente-neuf ans jour pour jour après l’exécution de José Antonio Primo de Rivera y Sáenz de Heredia. Ci-joint, un documentaire emphatique qui restitue un bien étrange monde. Mais le passé n’est-il pas de bout en bout un bien étrange monde et la mémoire une bien étrange compagne :

http://www.youtube.com/watch?v=kHJFSz1eiZU

Je me souviens que selon la légende Eschyle aurait été tué par une tortue lâchée par un aigle qui aurait pris son crâne (chauve) pour un caillou.

Je me souviens que le général de Gaulle mourut brutalement, à ‟La Boisserie”, dans le salon, alors qu’il faisait une réussite sur la table à jouer :

http://www.histoire-en-questions.fr/personnages/de gaulle mort.html

Je me souviens que Molière mourut sur scène, au cours de la quatrième représentation du ‟Malade imaginaire” ; c’est tout au moins ce qui est généralement rapporté. Il semblerait que l’acteur ait été pris d’un malaise au cours de cette même représentation, qu’il soit rentré chez lui où il mourut dans la soirée.

Je me souviens que Heinrich von Kleist se suicida au pistolet en compagnie de Henriette Vogel. Je me souviens que Stephan Zweig se suicida au Véronal en compagnie de sa femme, Lotte. Je me souviens d’une belle promenade estivale sur les bords du Kleiner Wannsee :

http://www.visitberlin.de/fr/place/sepulture-heinrich-von-kleist-et-henriette-vogel

Je me souviens d’Ossip Mandelstam, l’une des innombrables victimes de Staline. Il mourut quelque part et son corps fut jeté quelque part dans une fosse commune.

  Ossip Mandelstam

Ossip Mandelstam (1891-1938) en 1934, un document du NKVD.

 

Je me souviens qu’Antoni Gaudí mourut renversé par un tramway, à Barcelone, alors qu’il se rendait à l’église Sant Felip Neri.

Je me souviens qu’Essénine s’est suicidé dans une chambre d’hôtel, à Léningrad. Suicidé ? Est-ce bien sûr ? N’aurait-il pas été assassiné par des agents de Staline ? De troublants indices le laisse penser…

Je me souviens que Pablo Neruda le Chilien est officiellement mort d’un cancer de la prostate mais qu’un mystère entoure sa mort. N’aurait-il pas été assassiné, lui aussi ? Une enquête est en cours. Aux dernières nouvelles, ses os ont été envoyés en Espagne pour analyse :

http://www.lefigaro.fr/livres/2013/07/11/03005-20130711ARTFIG00376-les-os-de-pablo-neruda-envoyes-en-espagne-pour-analyses.php

Je me souviens des souffrances du soldat de la Wehrmacht Wolfgang Borchert qui mourut d’épuisement en 1947, à l’âge de vingt-six ans.

  Wolfgang BorchertWolfgang Borchert (1921-1947)

 

Je me souviens des morts sans sépulture, je m’en souviens métaphoriquement car comment mémoriser des centaines de millions de noms ?

J’aimerais me souvenir de tous ceux dont plus personne ne se souvient, de tous ceux qui sont plus morts que les morts dont on se souvient…

Je me souviens…

Olivier Ypsilantis

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