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Trois jours madrilènes (23-24-25 juin 2013) – 1/2

23 juin – La gare de Murcia paraît aujourd’hui sans rapport avec la taille de cette ville d’environ 450 000 habitants. C’est une gare de village. A son fronton, en cartouche, trois lettres : MZA ; soit M pour Madrid, Z pour Zaragoza, A pour Alicante. Une plaque : La Cuidad de Murcia, al ferrocarril, en conmemoración del I Centenario de la linea ferrea Alicante-Murcia. Años 1884-1984. Une autre plaque signale que nous sommes à 45 m au-dessus du niveau moyen de la Méditerranée à Alicante et à 459 km 867 m du Km 0 (situé Puerta del Sol, à Madrid).

En train, Murcia-Madrid. Les rizières de Calasparra aménagées le long du cours du Río Segura. Une telle humidité dans une telle aridité ! Le relief s’ouvre à mesure que le train avance vers la Castille; puis il s’aplanit jusqu’à se faire parfaitement plat, et à perte de vue. Des vignes et encore des vignes.

Madrid. La gare d’Atocha, une immense serre avec ses plans d’eau et ses petites tortues. Le ministère de l’Agriculture et ses puissants groupes en bronze qui confirment son aspect baroque — dans le sens générique du mot. J’ai souvent imaginé Kafka marchant dans ses immenses couloirs et rédigeant des rapports juridiques dans l’un de ses nombreux bureaux. Cuesta de Moyano, la rue des bouquinistes et leurs puestos. Elle est ainsi nommée en souvenir de Claudio Moyano, réformateur du système d’enseignement en Espagne. Voir la Ley Moyano. En bas de cette côte, une statue de Claudio Moyano ; et, en haut, une statue de Pío Baroja. J’achète des écrits d’Indalecio Prieto, le socialiste qui dénonça l’emprise grandissante du Parti communiste sur la révolution espagnole.

 

Atocha, Madrid

La gare d’Atocha et son jardin tropical aménagé en 1992.

 

Sur Gran Vía qui a célébré il y a peu son centenaire. Des constructions véritablement colossales. De fait, Gran Vía est la plus américaine des perspectives urbaines d’Europe, la plus new yorkaise. Je passe dans des rues latérales et le rythme de la ville se fait franchement provincial. Des balcons vitrés rythment les perspectives, généralement rectilignes. Déjeuné dans un sandwich-bar. Dans la salade, des grains de raisin séchés m’évoquent l’ambre de Mazovie. J’observe le décor style chic-délabré avec ses canapés victoriens au cuir fatigué, très fatigué, ses tables basses faites de morceaux de palettes récupérées sur les chantiers. Au plafond, une touche high-tech avec le système d’éclairage et de ventilation. Je me revois à New York et à Montréal. La serveuse parle en chuintant. Son accent argentin me repose de l’accent rugueux du Sud-Est de l’Espagne.

Madrid. Templo de San Martín. Façade austère, de la brique. La fraîcheur des églises en été, des souvenirs que le voyageur n’oubliera pas. Au-dessus de l’autel, un haut-relief en stuc coloré représente Saint Martin. Saint Martin, fils de la haute société romaine engagé dans les légions de Rome, partage son manteau d’un coup de glaive pour en céder la moitié à un miséreux qui souffre du froid. Pourquoi ne l’a-t-il pas tout simplement donné dans son intégralité ? Parce que le manteau étant payé pour moitié par l’armée, Martin considère qu’il n’a pas le droit de céder une part qui ne lui appartient pas vraiment. Il me semble que Saint Martin est très peu représenté dans l’iconographie religieuse espagnole. Les confessionnaux en bois sombre sentent bon la cire. La partie réservée au confesseur est capitonnée de velours grenat, avec coussins pour le dos et les bras. Il ne manque qu’un placard pour le porto et les cigares… Un prêtre derrière son lutrin s’exprime dans un espagnol d’une douceur à laquelle je ne suis plus habitué, un Mexicain probablement, un espagnol dépourvu de jota.

Hotel Europa, près de la Puerta del Sol. Volets clos côté soleil. Délicats bandeaux en stuc d’inspiration néoclassique. Vertige. Je me sens d’un coup transporté en Grèce, dans cette maison néoclassique d’Athènes où j’ai passé deux étés, derrière les volets fermés, à m’efforcer de lire les poèmes de Constantin Cafavis, des poèmes lapidaires, tant par leur concision que parce qu’ils font irrémédiablement songer à des inscriptions… lapidaires. Cette façade madrilène me replace à Athènes, devant ces pages frappées par les caractères en plomb de cette antique écriture. Je revois les stries que dessinaient les volets dans la pièce aux meubles et au plancher sombres. Je revois les caractères gravés dans le papier pur chiffon, les  B, β, les Γ, γ, les Ζ, ζ, les Δ, δ, les H, η, les Θ, θ, les Λ, λ, les Π, π, les Σ, σ, ς, les Φ, φ, les Ω, ω, les Ξ, ξ…, leur graphisme qui est déjà une joie. Sur le bureau, je revois le verre de muscat de Rhodes et les olives de Kalamata, les plus belles du monde. Je revois…

Tout en marchant dans El Retiro, des idées d’articles me viennent. Dans l’un d’eux j’expliquerai les raisons de mon sionisme, méthodiquement. Je commencerai — ou terminerai — par la raison esthétique. Sans être certain qu’elle en constitue le noyau, je sais néanmoins qu’elle est déterminante : je note depuis longtemps bien des prétentions et bien de la vulgarité chez l’antisioniste qui représente l’homme-masse, le conformisme de masse. A développer.

Une exposition de photographies de Lucien Clergue montre Pablo Picasso sous toutes les coutures. Elles sont plutôt négligées mais elles offrent un minimum d’intérêt documentaire. Ce visage qui se répète d’un mur à l’autre finit par m’agacer, d’autant plus que l’homme Picasso ne m’est guère sympathique. Ce noiraud court sur pattes à la vitalité de taureau m’agace tandis que, par exemple, je ne me lasse pas d’observer le visage et la silhouette de Franz Kafka. Lucien Clergue a pris la plupart de ces photographies à Arles, à Cannes (Villa ‟Californie”) et à Mougins (Villa ‟Notre-Dame de Vie”), dans les années 1950-1960. Une photographie en couleurs montre le château de Vauvenargues (alors propriété de Picasso) sous la neige, le 10 avril 1973, le surlendemain de la mort de l’artiste.

24 juin – Je me souviens de Madrid vers la fin des années 1970. La ville était grise et ocre sale. Je l’aimais déjà cette ville, comme j’ai aimé et aime encore chaque coin et recoin de ce pays, l’Espagne. Madrid est plus coquette, elle conserve néanmoins son caractère affirmé. Cette capitale plutôt récente, cette ville administrative est aussi une ville populaire, comme toutes les villes d’Espagne il est vrai. Je note partout la présence des Latinos, avec tous les degrés de métissage.

Des amis espagnols me demandent pourquoi j’aime tant l’Espagne. Ma réponse nécessiterait un livre avec des chapitres abordant de nombreux thèmes. Mais comme je sais que les Espagnols se retrouvent et calment toute tension en parlant de nourriture et en échangeant des recettes, je me contente de leur dire que j’aime l’Espagne pour la beauté de ses oliviers, de son huile, de ses vins, pour la paella et les gachas migas, pour le plat partagé à l’ombre d’un arbre, en été, en compagnie de voisins, pour… Ils ne m’en demandent pas plus ; aucune explication ne saurait mieux les satisfaire.

Des plaques de neige sur la Sierra de Guadarrama ! Et nous sommes fin juin ! Un tel phénomène est plutôt rare. De mémoire d’ancien…

Madrid, une ville continentale sur un plateau (meseta) aride, une ville que n’irrigue aucun fleuve, aucune rivière, aucun ruisseau, une ville qui est comme une île dans un espace privé d’eau, attaqué par les vents glacés en hiver et un soleil brûlant en été.

Gran Via, MadridUne vue de Gran Vía à Madrid

Olivier Ypsilantis

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