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Je me souviens d’eux, les défunts – 2/2

 

Je me souviens de ce numéro tatoué sur son bras : 60532.

 

Benjamin

Benjamin (1908-2006)

 

Je me souviens de ‟Yoni” — Yonathan Netanyahu —, tué à Entebbe.

Je me souviens de Jean-René Huguenin, mort en 1962, dans un accident de la route, à l’âge de vingt-six ans. Je le considérais comme un grand frère. Je le lisais entre les cours, en hiver, dans les bibliothèques universitaires et, en été, dans les jardins publics, le jardin du Luxembourg surtout. Il m’aida à donner forme à mon mépris, car ma génération était pétrie de mépris, à commencer probablement par le mépris d’elle-même qu’elle s’efforçait de traduire, souvent maladroitement.

Je me souviens d’Ernest Psichari, en particulier de ses deux livres, ‟Le voyage du centurion” et ‟L’appel des armes”. Il fut de ceux qui m’aidèrent à surmonter le dégoût. J’identifiai la société d’alors (celle des années 1980) à la société de l’Entre-deux-guerres telle que la décrit Drieu la Rochelle dans ‟Gilles”, un livre qui marqua durablement mon adolescence. Gilles cherche à se fuir par l’action. Il finira par s’engager dans la Guerre Civile d’Espagne. Ce long roman se termine sur ces mots : ‟Il trouva un fusil, alla à une meurtrière et se mit à tirer, en s’appliquant.”

Je me souviens de José Cabanis, de la puissante ambiance dans laquelle me prirent ‟Le bonheur du jour” et ‟Les jardins de la nuit”, le deuxième cycle de son œuvre romanesque. J’étais adolescent. De la fenêtre de la chambre mansardée où je le lisais, le cœur battant, je voyais un vallonnement verdoyant avec un cours d’eau très sinueux bordé à intervalles réguliers de hauts peupliers. Je me souviens de l’extraordinaire émotion que me donna Gabrielle, une émotion comparable à celle que me donneront les photographies de Raoul Hausmann avec ces femmes allongées sur des plages estivales.

Je me souviens de David Rapoport du comité Amelot. Je me souviens que c’est Georges Bensoussan qui me fit connaître cet homme admirable.

 

36 rue Amelot, une plaque commémorative

36 rue Amelot, une plaque commémorative.

 

Je me souviens d’une visite au Cayla, près d’Albi, chez Maurice et Eugénie de Guérin, par une chaude journée d’été. Peut-être sommes-nous les derniers à lire encore avec émotion cet homme mort à vingt-neuf ans, à lire avec émotion les pages ardentes de son journal intime — ‟Le Cahier vert” — et ses poèmes en prose, ‟Le Centaure” et ‟La Bacchante”.

Je me souviens des Allemands Franz Marc et August Macke, des Français Charles Péguy et Jean de La Ville de Mirmont, tous tués au cours de la Première Guerre mondiale.

Je me souviens de Wilhelm Lehmbruck. Je me souviens que ce sculpteur s’est suicidé en 1919, victime d’une dépression qui le suivait depuis qu’il s’était engagé comme infirmier au cours de la Grande Guerre.

Je me souviens d’Estelle Cahen et de son époux, Roger Cahen. Estelle et Roger Cahen, le maquis de La Malquière, dans le Tarn et la compagnie Marc-Hagueneau. Je me souviens de Robert Gamzon, co-fondateur des EIF et commandant de la compagnie Marc-Hagueneau sous le nom de capitaine Lagnes. Je me souviens que son totem aux EIF était Castor Soucieux et que celui de Léon Askénazi était Manitou.

Je me souviens de George Emmet pour avoir vécu plusieurs mois à Dublin dans une rue qui portait son nom, Emmet Road. Je me souviens que la fenêtre de ma chambre donnait sur Kilmainham Gaol où ce héros irlandais avait été incarcéré, en 1803.

Je me souviens de Thomas Crapper et que mes lecteurs aient une pensée pour ce bienfaiteur de l’humanité qui sans être l’inventeur de la chasse d’eau (flush toilet) lui apporta de substantielles améliorations comme le ball cock.

Je me souviens de la comtesse Markievicz. Je me souviens de ma surprise devant ce buste érigé dans un coin de St Stephen’s Green, à Dublin. J’ai fini par découvrir une femme dont la puissance de tempérament m’évoqua Emma Goldman.

 

Countess Markievicz

Countess Markievicz (1868-1927), née Gore-Booth.

 

Je me souviens que Jean-Claude Brisville se souvient de Monsieur Bonhoure, coiffeur à Tarascon, premier gagnant de la Loterie nationale. Mais je ne me souviens pas de Monsieur Bonhoure.

Je me souviens de Léon Zack, de ses compositions si douces, comme caressées. Je me souviens de sa silhouette frêle et élégante, à un vernissage, dans une galerie du boulevard Haussmann.

Je me souviens de Roger Beuchot, de Maurice Jaubert et de Paul Nizan, réunis dans un documentaire élaboré à partir de leur correspondance par Pierre, le fils de Robert  Beuchot : ‟Le temps détruit”. Je me souviens d’avoir vu ce film le 15 décembre 1985. Je m’en souviens pour avoir noté cette date sur la plaquette vendue au guichet d’un cinéma de la rue Champollion. Il faisait froid en ce jour de décembre, mais le soleil brillait.

Je me souviens de la famille Fogel assassinée le 11 mars 2011.

Je me souviens du colonel John Henry Patterson.

Je me souviens de Pierre Schoendoerffer. Je ne puis voir ‟Le Crabe-Tambour” sans penser à mon père dont les interrogations étaient celles du cinéaste.

Je me souviens de Raymond Aron. Mais écoutez attentivement ces trois courts interviews, des délices  :

http://www.youtube.com/watch?v=stuamfnq_TA

http://www.youtube.com/watch?v=JXSOlsb0V50

http://www.youtube.com/watch?v=NF18m9rig6o

A ce propos, je me souviens que mon beau-père ressemblait à Raymond Aron, le nez surtout.

Je me souviens que Georges Perec se souvient d’André Le Troquer, alors président de l’Assemblée nationale et impliqué dans l’affaire des ‟ballets roses”, en 1959. Je découvris cette affaire par une revue entreposée dans une cave alors que j’étais petit garçon. L’affaire me troubla mais je n’osai pas poser la moindre question aux adultes. Et d’abord, comment les formuler ?

Je me souviens d’Euphrosine S., une ancêtre née en 1821, année qui marque le début de la guerre d’indépendance grecque. Je me souviens que cette poétesse et écrivain fonda avec ses droits d’auteur la première école pour jeunes filles à Larissa, en Thessalie, où son époux était médecin et consul.

Je me souviens de Monsieur Duchesne, le garde-chasse. Ma mère pour qui les vacances ne devaient pas être prétexte à traîner au lit — une expression lourde de réprobation dans sa bouche — demanda que je travaille avec lui. Réveillé tôt, je partais avec lui dans les bois, lesté d’un lourd sac de graines en bandoulière pour nourrir les oiseaux destinés à la chasse. Je me souviens que cet homme savait nommer chaque arbre. Il m’apprit à regarder. Il fut l’un de mes meilleurs professeurs. Aujourd’hui, lorsque je marche avec mon fils dans la nature et que je lui nomme les arbres, je pense à lui.

Je me souviens qu’à la montagne, ma grand-mère, la soixantaine, se faisait courtiser par un moniteur de ski, beau gosse, la trentaine. Petit garçon, j’observais avec émotion cette séduction exercée par une femme sur un homme qui aurait pu être son fils. Avec ses traits orientaux, son nez busqué et son teint qui virait au bistre après deux jours de soleil, je me souviens que mon aïeule ne manquait pas d’allure sur fond de paysage enneigé…

Je me souviens de noms rencontrés sur The Central Database of Shoah Victims’ Names de Yad Vashem, après une longue recherche qui me conduisit à Marianne Cohn.

Je me souviens de Gabriela Mistral, d’une excursion dans la Valle del Elqui, au Chili. Je me souviens d’une bouteille de vin médiocre, bu dans une pension de Vicuña, mais dont l’étiquette rendait hommage à Doña Gabriela.

 

Gabriela MistralGabriela Mistral (1889-1957)

 

Mais je vous laisse en compagnie de Georges Perec interviewé par Viviane Forrester (1925-2013). Dans ce film de 1976, j’ai eu le plaisir de le voir révéler son projet de ‟Tentative d’épuisement d’un lieu parisien”, avec ces enveloppes scellées, et j’ai découvert sa voix, une voix légèrement nasale :

http://www.youtube.com/watch?v=AwMTvi3XdPU

Alors que je m’apprêtais à mettre cet article en ligne, la nouvelle du décès d’un résistant du ghetto de Varsovie m’a été communiquée. Je me souviens de Boruch Spiegel, né en 1919, décédé à Montréal le 9 mai 2013.

 Olivier Ypsilantis

 

4 thoughts on “Je me souviens d’eux, les défunts – 2/2”

  1. Bonjour Olivier,
    J’ai toujours plaisir à lire vos chroniques dont certaines, à la façon de Perec, sont évocatrices de plaisantes réminiscences.
    Vos trois interviews de Raymond Aron semblent coller à l’air de notre malheureux temps. Mieux encore, on dirait qu’il a anticipé les travers ridicule de notre époque. Plus probablement, ces derniers étaient déjà à l’œuvre. Lucidité, clarté, rectitude. Et certains gougnafiers de préférer se tromper avec Sartre…
    Dans un autre domaine : votre mère était une très jolie femme et vos parents formaient un beau couple. Mais n’en va-t-il pas toujours de même pour les nôtres ?

  2. Raymond Aron ? Un délice. Lorsque j’ai le moral qui baisse, je l’écoute et le réécoute. L’intelligence, la modestie, la courtoisie, l’auto-dérision, la tendresse aussi… Un grand bain d’eau fraîche ! Vous avez lu, je suppose, «L’opium des intellectuels», un livre paru en 1955 et toujours actuel, mieux : de plus en plus actuel ! L’une de mes grands-tantes, une Grecque, a été sa secrétaire et m’a très souvent parlé de lui. Ainsi fait-il en quelque sorte partie de la famille…

    J’ai hésité à mettre en ligne ces images d’ancêtres puis je me suis dit que les montrer de la sorte et les nommer, c’était aussi les faire revivre, eux et ceux qui passent dans ces textes.

  3. Je me souviens de ma mère me téléphonant à l’aube, le jour de la libération des otages, de notre joie puis de notre tristesse à l’annonce que Madame Bloch était portée disparue à l’hôpital d’Entebbe et qu’un jeune homme, nomme Jean-Jacques Mimouni avait levé la tête au mauvais moment et reçu une balle mortelle. Ce matin, la nous ne savions pas encore qui était Yoni Netanyahu…

  4. Je me souviens que la cousine de ma mère était à Entebbé. Elle nous avait par la suite rapporté qu’au moment du sauvetage, elle portait juste une serviette de toilette ceinte autour de sa taille, en guise de jupe ; après une semaine en tant qu’otage, elle avait lavé sa jupe et avait mis cette serviette en attendant qu’elle sèche.

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