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Notes de lecture (en lisant les dialogues Peter Sloterdijk – Alain Finkielkraut) 2/2

 

Une proposition de Peter Sloterdijk à étudier : ‟Le don précède la prise du pouvoir et l’intelligence vraie est définie par une petite avance de la réceptivité par rapport à la productivité. Au fond, l’heideggerianisme ne parle que de cela. Le secret du succès de Heidegger, c’est d’avoir trouvé des formules qui dépassent le catholicisme en le généralisant.” L’athéisme juif s’est transformé en une multitude de discours sur l’altérité — sur l’Autre. L’athéisme protestant a engendré la notion de la responsabilité pure et de l’engagement sola fide. On parlera d’œcuménisme lorsqu’adviendra un athéisme musulman.

 

De l’Autre lévinassien à l’Autre comme ennemi, un appel aux armes. L’Autre comme formule de rachat pour l’Europe, mais aussi comme soporifique qui suscite un langage convenu, un ‟prêchi-prêcha passe-partout et partout fallacieux”, déclare Alain Finkielkraut qui en est venu à s’intéresser à Carl Schmitt, notamment à cette dissociation qu’opère le droit public européen entre l’ennemi et le criminel, suite aux guerres religieuses et aux guerres d’anéantissement. Or, il convient de faire remarquer que les amis de l’Autre se sont faits les ennemis de l’Autre (de celui qui ne partage pas leurs convictions) qu’ils envisagent comme l’ennemi absolu et en aucun cas comme l’ennemi juste (justus hostis). L’ennemi absolu doit être anéanti au nom de la justa causa ; c’est le cercle infernal.

 

Alain Finkielkraut par Sophie Bassouls en 1979

Alain Finkielkraut en 1979, photographie de Sophie Bassouls. 

 

Remarque d’Alain Finkielkraut : ‟Or il n’y a pas d’issue possible à la tragédie israélo-palestinienne que dans le sens partagé du tragique, c’est-à-dire dans la capacité de rendre justice à l’ennemi.” J’admets cette remarque, mais sans vouloir faire du mauvais esprit, je ne sais toujours pas où est le ‟peuple palestinien”. J’aimerais le savoir afin d’acquiescer pleinement à cette invitation d’Alain Finkielkraut.

 

Ce regard adolescent qui confond la politique et la morale. Ce regard dont il faut sortir : la souffrance des hommes ne résulte pas nécessairement de la politique des ‟méchants”. Alain Finkielkraut : ‟Sortir de l’adolescence, c’est donc n’avoir plus besoin d’un salaud pour incarner la mauvaise part de l’Histoire : la gravité juvénile laisse place non certes à la frivolité ou à la maîtrise, mais à l’embarras et à la passion de comprendre.” La complexité du monde et la perplexité de l’esprit qu’elle suscite. Cette sourde invitation à s’engager dans le labyrinthe, loin de ‟l’extase des engagements binaires.” Face à la complexité que nous nous efforçons d’appréhender, il y a la figure de l’ennemi, celui qui ne partage pas cette complexité. Peter Sloterdijk : ‟Lorsque vous rencontrez quelqu’un qui a décidé de ne pas partager avec vous le poids de la complexité commune, vous êtes en face de l’ennemi.” Et que faire lorsqu’on est confronté à la simplification qui porte des armes ?

 

Le fascinant dialogue XI, avec cette vaste synthèse : ‟Orient et Occident, éléments de géopolitique”. Lire l’essai de Robert Kagan, ‟La Puissance et la Faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial” (‟Of Paradise and Power: America and Europe in the New World Order”). Comment identifier les nouvelles menaces ? En fin de chapitre, cette implacable réflexion d’Alain Finkielkraut que je partage pleinement : ‟L’Amérique ne sait peut-être pas où elle met les pieds, mais l’Europe ne veut pas voir le monde dans lequel elle est. Pour le dire autrement : l’Europe répond en se payant de mots à une Amérique qui se paye d’actes au lieu d’affronter la complexité du monde.” L’Europe est une oie blanche qui ‟croit pouvoir universaliser sans coup férir la décision prise par ses peuples de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes.” Et de tous les pays d’Europe, la France, avec sa fameuse Révolution de 1789, me semble plus atteinte que tous les autres pays par cette volonté d’universaliser sans toutefois prendre plus de risques que ceux que suppose le bavardage…

 

Les fascinantes références de Peter Sloterdijk à Hegel et aux États-Unis. Deux exemples respectivement à ces questions :

– La ‟théorie de la croisade”. Hegel écrit : ‟La croisade est le passage nécessaire de la position de la conscience aliénée en faveur d’un ciel imaginaire à la position moderne et protestante, fondée sur la découverte de la subjectivité infinie.” L’homme catholique s’est épuisé dans la recherche du Ciel. Le tombeau vide (du Christ) l’a déçu et du terreau de la déception a procédé le protestantisme. C’est la découverte de ce tombeau vide qui a fait l’Européen. La déception a eu raison de la naïveté et de l’extériorité (catholiques) ; elle a conduit au protestantisme, et ‟sans protestantisme, pas de conscience moderne.” Qu’est-ce que la conscience moderne sinon ‟être illuminé par la richesse de l’intériorité et être capable de se mettre dans la position de la liberté absolue.”

– L’Europe entre Hercule et Hermès mais toujours plus Hermès et toujours moins Hercule. Hercule, soit les actes qui font la différence, une mythologie à présent mise en scène par les Américains. Hermès, soit le médiateur. Mais qu’est-ce qu’un médiateur dénué de force ? N’oublions pas que l’Europe a fait appel aux Américains pour enrayer le nettoyage ethnique dans l’ex-Yougoslavie, pour nettoyer les écuries d’Augias.

 

Le concept d’inter-paranoïa tel que l’exprime Peter Sloterdijk. Conclusion : ‟La prétendue réalité politique possède donc la structure d’un champ de relations interparanoïaques.”

 

Le carburant du monde musulman (et plus particulièrement de sa composante arabe) est le sentiment d’humiliation, un sentiment qui développe une conception paranoïaque de l’Histoire. Or, la paranoïa est stagnation. Il s’agit de sortir du binaire. Peter Sloterdijk : ‟La galanterie, l’humour, la dialectique, le paradoxe, toutes ces formes rhétoriques sont précieuses et nous aident à développer un sens de la pensée polyvalente.” Les Européens sont paresseux, mais beaucoup moins paresseux que les musulmans ‟qui peuvent se vanter de la culture de la paresse à l’état pur” signale Peter Sloterdijk. Cette paresse conduit à une vision binaire, enfoncée en elle-même comme un pacha dans son sofa. Il est si commode de se déclarer humilié… Peter Sloterdijk : ‟Derrière l’humiliation, il se cache toujours la paresse (…). Le ressentiment est le choix de impuissance dans l’intention d’en faire une attitude de force (…). L’acte exemplaire du ressentiment, l’attentat suicidaire, du porteur de bombe, sous l’angle de la théorie de l’action, c’est le point zéro de l’action libre et en même temps le sommet de l’impuissance mêlée de vouloir-pouvoir.” Combiner la force qui agit et l’intelligence qui hésite. Voir les travaux du philosophe britannique Alfred N. Whitehead.

 

Peter Sloterdijk en 1980

Peter Sloterdijk dans les années 1980 

 

On peut faire preuve de lucidité en acceptant l’idée que la guerre n’est pas nécessairement la plus mauvaise solution, qu’elle peut être parfois la meilleure car la seule. A méditer.

 

Ce messianisme nerveux, pressé, ce messianisme qui n’envisage que le très court terme, comme aux États-Unis. Le messianisme juif quant à lui envisage le très long terme. Il est authentique car patient.

 

Pour Peter Sloterdijk, les Séleucides sont les plus intéressants des oppresseurs qu’aient connus les Juifs, ‟car c’est sous leur joug que s’est formé le courant de pensée apocalyptique et c’est à cette époque que le prophète Daniel a professé l’image grandiose du colosse aux pieds d’argile.”

 

L’Occidental a deux peurs collectives, celle du terrorisme et celle des vieux démons. La peur des vieux démons nous pousse férocement à pratiquer l’exercice du dénigrement et le ‟masochisme moralisateur” (la formule est d’Octavio Paz). D’une telle inclinaison bénéficient des individus tels que Robert Mugabe qui a saccagé le Zimbabwe (ex-Rhodésie) après son indépendance. Mais ce dernier étant le président noir d’un État africain, l’Europe se devait de ne pas émettre la moindre critique. Jean-Paul Sartre fut le chef de file des moralisateurs-masochistes.

 

Alain Finkielkraut insiste, la pensée d’Emmanuel Levinas ne nous invite pas à l’Autre comme entité collective ; il faut rester sur terre ‟car en devenant générale, en s’élevant à l’abstraction, « toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme »”, pour reprendre l’expression employée dans ‟Au-delà du verset”.

 

Selon Alain Finkielkraut, Jean-Jacques Rousseau est celui qui a fait passer le mal du plan métaphysique au plan politique : ‟Il est le premier penseur qui réduise le problème humain au problème de l’oppression.” Soljenitsyne quant à lui ‟restitue à la nature humaine ce qu’on tenait depuis Rousseau pour une réalité de part en part historique et sociale”, mais surtout ‟il a compris au Goulag que le totalitarisme n’est pas l’échec du rêve de plénitude mais son effectuation.” Nous pouvons partager l’angoisse de Berdiaev : comment éviter la réalisation définitive des utopies ? Et souvenons-nous du livre d’Aldous Huxley, ‟Le meilleur des mondes” (‟Brave New World”).

 

‟Promettre c’est répondre de soi” nous dit Alain Finkielkraut. Or, de ce point de vue, notre modernité ne s’embarrasse guère. Jean-Jacques Rousseau a fait de nombreux adeptes, avec cette vulgate qui partage l’humanité en opprimés (en excusés d’office) et en oppresseurs (accusés perpétuels). Alain Finkielkraut : ‟Maurras antisémite est un salaud, explique Sartre. Genet vomissant les Juifs et faisant le panégyrique de Hitler est un provocateur. Le premier participe du crime bourgeois, le second en est la victime.” Ben voyons ! Dans ‟Saint Genet, comédien et martyr”, Jean-Paul Sartre écrit : ‟Ce qui répugne à Genet chez l’Israélite, c’est qu’il retrouve en lui sa propre situation.” Jean-Paul Sartre n’aura jamais été qu’un penseur binaire et, somme toute, vulgaire. J’en ai expurgé ma bibliothèque depuis longtemps.

 

Le socialisme est-il un humanisme ? A cette question Peter Sloterdijk répond que le socialisme est un somnambulisme (la répétition somnambule ou la réalité de l’homme socialisé ; lire Gabriel Tarde). Peter Sloterdijk invite à un grand procès contre le radicalisme du XXe siècle. Une partie de ce procès a été menée contre la droite et ses erreurs. Il faudrait à présent s’attaquer à la gauche. La partie promet de ne pas être facile car la gauche pratique à présent l’auto-amnistie mieux que personne. Peter Sloterdijk : ‟La gauche contemporaine est la partie de la société ayant le privilège de se pardonner ses propres erreurs.” Quand la gauche (en France principalement) se détribunalisera-t-elle ? La gauche a dérobé aux prêtres leurs pouvoirs ; mais au moins ceux-ci avaient-ils plus ou moins conscience d’avoir des comptes à rendre à Dieu ; tandis que les de-gauche n’ont des comptes à rendre qu’à eux-mêmes. C’est bien d’avoir chassé Dieu, mais si c’est pour en arriver là, je souhaite Son retour ! Il est vrai qu’il m’arrive de les envier : ils n’éprouvent pas l’immense complexité du monde, ils ne perçoivent pas cette ligne qui passe à l’intérieur de chaque homme et non pas entre ‟oppresseurs” et ‟opprimés”. Vassili Grossman comme Soljenitsyne ou Primo Levi, pour ne citer qu’eux, invitent à la sagesse pratique, soit la faculté de juger des cas particuliers.

 

Peter Sloterdijk évoque avec humour ce penchant qu’a la gauche française pour l’insulte. Robespierre et Rousseau ont donné le ton : quand on se fait l’avocat de l’humanité et que, de ce fait, on s’institue moralement supérieur aux autres, on est tenté par l’insulte. ‟L’insulte est la seule chose qui survivra de la gauche classique — ou plutôt : la faculté d’insulter.” Lire de Paul-Louis Landsberg ‟Réflexions sur l’engagement personnel”, un document dont je mets la première partie en lien. La suite est consultable dans ‟Esprit – Revue internationale” (n° 62, 1er novembre 1937, p. 179-187) :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1998_num_60_1_2764

A l’engagement selon Jean-Paul Sartre (un monde simple, binaire), il faut opposer l’engagement selon Paul-Louis Landsberg. Il faut les opposer en passant éventuellement par Carl Schmitt. En 1937, Paul-Louis Landsberg (cité par Alain Finkielkraut) écrivait : ‟Il n’y a guère de pareille activité sans une certaine décision pour une cause imparfaite, car nous n’avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels qui, du passé et du présent, conduisent à la région des possibilités de l’avenir (…). C’est par une telle conscience de l’imperfection que la fidélité à une cause se trouvera préservée de tout fanatisme, c’est-à-dire de toute conviction de vivre en possession d’une vérité absolue et intégrale.”

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