A Sami Frey qui se souvient des ‟Je me souviens” de Georges Perec tout en pédalant à l’Opéra comique, un jour de mars 1989.
La vue
Je me souviens que dans certains palais de Venise des rapports de couleurs me mettaient l’eau à la bouche, notamment ce rapport gris / rose délavés ou rose / vert pareillement délavés, tous passés à l’essuyé.
Je me souviens du soleil de minuit sur les lacs de Darlana, une lumière des confins. Comment exprimer le sentiment qui me saisit doucement dans cette lumière primordiale et protectrice ? J’étais déjà mort mais toujours en vie, j’ai alors éprouvé que la mort n’était rien…
Je me souviens du vertige qui me prit sous le dôme de la Cappella della Sacra Sindone, à Turin, œuvre de Guarino Guarini. Le dôme s’était mis en mouvement et il tournait à la manière d’un kaléidoscope ; je dus m’asseoir.
Je me souviens que l’amie allemande portait volontiers des lainages couleur feuilles mortes ou cyclamen — le cyclamen, cette fleur de l’automne. Je me souviens des rapports de ces couleurs avec la lande de Lüneburg (Lüneburger Heide), avec le port de Hamburg (Hamburger Hafen) et avec les tourbières de Worpswede (Worpsweder Moor).
Je me souviens que ma mère avait des yeux bleu-vert et que la couleur de ses yeux changeait selon la couleur de ses vêtements. Ils allaient du vert émeraude au bleu aigue-marine, un phénomène qui nous fascinait et que doivent connaître les yeux de Marie Laforêt ou de Sara Carbonero Arévalo.
Je me souviens que les voitures avaient plus de formes, notamment avec leurs ailes qui saillaient. Je me souviens de leurs chromes un peu partout, les pare-chocs et les calandres surtout. Certaines avaient l’air de sourire ou de rire, d’autres de faire la moue ou de pleurer…
Je me souviens des mini-jupes sous les maxi-manteaux et des jambes qui se découvraient au rythme de la marche. Je trouvais cette alternance très astucieuse, très cérébrale : je montre / je cache / je montre / je cache…
Je me souviens de la Sainte Face de Claude Mellan, une prouesse technique inégalée avec un seul trait continu et en spirale tracé au burin dans le cuivre, un trait parti du centre de la plaque (la pointe du nez du Christ) et qui par modulations dessine Sa Face.
Détail de ‟La Sainte Face” (1649) de Claude Mellan
L’ouïe
Je me souviens du bruit de la tuyauterie chez Tante G., lorsque je dormais dans le salon rose. Le souvenir de ce bruit est inséparable des notes que je tirais d’une épinette accrochée au-dessus du lit, des notes maladroites et mal accordées qui suffisaient pourtant à me conduire sans détour vers un monde de chevaliers et de gonfanons, de nobles dames et d’étoffes moirées.
Je me souviens des trains lointains, à C., en juillet, derrière les bois. Ils glissaient dans mon demi-sommeil d’enfant et m’invitaient au voyage.
Je me souviens de Chateaubriand et de la grive de Montboissier : ‟Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel.” Je me souviens que l’année du baccalauréat, un professeur de littérature nous fit un petit exposé, entre la grive de Montboissier et la madeleine de Proust. Aujourd’hui encore, je ne puis entendre ‟la madeleine de Proust” sans que ne me revienne automatiquement ‟la grive de Montboissier”.
Je me souviens d’avoir souvent eu les yeux humides en écoutant cette chanson :
http://www.youtube.com/watch?v=L5jI9I03q8E
Je me souviens des dimanches matins où mon père écoutait de la musique : chants grégoriens et chants bulgares, avec généralement Boris Cristoff, Grand’Messe de Saint Hubert avec trompes de chasse, grandes orgues, Lully, Haendel, marches militaires. Il lui arrivait aussi d’écouter du jazz qui lui évoquait l’arrivée des Américains en 1944, alors qu’il était petit garçon.
Je me souviens que lorsque je sentais la tristesse m’envahir, je faisais volontiers appel à Johnny Cash, particulièrement à sa chanson intitulée ‟Ghost Riders in the Sky” :
http://www.youtube.com/watch?v=SmxB2BwVufA
Je me souviens de la pluie d’été sur le toit de tuiles, en Vendée. Je n’ai jamais éprouvé un tel bien-être qu’en l’écoutant.
Je me souviens du puissant ronronnement de la Chevrolet Corvette, au Canada, dans les années 1980, avec les générations C3 et C4. Il ressortait du bruit de la circulation. Il me portait à la rêverie et, tout en marchant, je cherchais la silhouette de cette automobile aux lignes de squale.
Une Chevrolet Corvette C3
L’odorat
Je me souviens du parfum du Pétrole Hahn chez les coiffeurs pour hommes. Son odeur de… pétrole m’enivrait ; discrètement, je dilatais les narines en inspirant profondément…
Je l’ai déjà écrit, mais qu’importe ! Je me souviens du parfum du jasmin, tard dans la nuit, du côté d’Éleusis et de Kifisia ; je me souviens aussi du parfum des pistaches aux abords du marché central d’Athènes.
Je me souviens de l’odeur — du parfum ? — de la cire partout dans la maison des vacances, dans le salon surtout. A mon grand déplaisir, elle était parfois recouverte par de l’eau de Cologne à la lavande dont s’aspergeait une grand-tante. Aujourd’hui encore, la lavande m’importune !
Je me souviens à l’école du ‟P’tit Pot” de colle blanche Cléopâtre parfumée à l’amande.
Je me souviens de la piscine Blomet, à Paris, et de son odeur de chlore. Il me semble que dans les piscines, l’odeur de chlore était alors beaucoup plus forte.
Je me souviens que mon père se souvenait de l’odeur des paquetages des soldats de retour d’Indochine : ‟Lorsqu’ils les défaisaient, il en sortait une odeur de moisissure et d’humidité qui me transportait d’un coup là-bas, sous les pluies de la mousson.”
Je me souviens du parfum sucré que laissaient les hommes dans les rues d’Espagne dans les années soixante-dix. Leurs cheveux très noirs étaient maintenus en arrière à la manière de Manolete grâce à cette odorante crème capillaire.
Je me souviens du parfum du fond de teint Houbigant Rachel soleil que ma grand-mère aimait particulièrement. Houbigant, un nom qui suffit à me dire ma grand-mère, une femme coquette à souhait, un nom du souvenir intime.
Une boîte Houbigant Rachel soleil comme j’en ai trouvées dans ses tiroirs, après sa mort.
Le toucher
Je me souviens du désagrément que me causait une cagoule en laine que ma mère m’obligeait à mettre les jours de grand froid. Sur le chemin de l’école, sitôt que j’avais tourné au coin de la rue, je l’arrachais et je l’aurais volontiers jetée dans la première poubelle.
Je me souviens de cette crème protectrice dont il fallait s’enduire, à la montagne, le Piz Buin. Je ne nie pas ses effets bénéfiques mais j’avais alors l’impression de m’enduire avec du résidus de friteuse. Pouah !
Je me souviens de mes mains d’enfant endolories par les batailles de boules de neige.
Je me souviens du froid des armes, sur la place d’appel, lorsque nous devions saluer les couleurs.
Je me souviens qu’enfant, dans les bois, j’éprouvais un plaisir particulier à passer la main sur le tronc des bouleaux, sur leur écorce lumineuse et si douce.
Je me souviens de mes paumes appliquées contre la fraîcheur des colonnes, dans l’été athénien. Elles appréciaient particulièrement celle des colonnes de Saint-Denys l’Aréopagite, une fraîcheur que confirmait le vert du marbre de Tinos.
Je me souviens de la fraîcheur des embruns, au rappel ou au trapèze, dans des baies de Bretagne. Je me souviens des cheveux blonds de l’amie qui, dans les manœuvres, passaient sur mon visage, follement.
Je me souviens du mâchefer répandu sur les trottoirs enneigés de Berlin-Est. C’était un antidérapant aussi économique qu’efficace. Lorsque je pense au contact du mâchefer sous mes semelles, des jours de cet hiver berlinois me reviennent — die Stimmung !
Check Point Charlie, hiver 1980.
Le goût
Je me souviens que les baisers de l’amie allemande étaient vanillés ; dans le creux de ses épaules, il m’arrivait de saisir un goût de cannelle.
Je me souviens des calissons d’Aix. Ma grand-mère nous en rapportait de Provence. Je me souviens du plaisir que j’avais à y enfoncer les incisives, très doucement et les yeux fermés : elles rencontraient la glace royale puis la pâte d’amandes, le fond de pain azyme enfin.
Je me souviens du chocolat chaud de chez Cazenave, à Bayonne, et du chocolat Mont-Blanc de chez Angelina, rue de Rivoli, à Paris. Un vertige de délice !
Je me souviens du pastel de carne murciano, de cette croûte chaude, fragile, feuilletée (la masa hojaldrada) sous laquelle se cache la viande et les légumes triturés (el relleno).
Je me souviens de la saveur d’une soupe au basilic servie dans un petit restaurant, rue Abraham Stern à Tel Aviv. Je me souviens des pains d’Israël, de leur tiédeur moelleuse, de ces grains de sésame et de sel qui jouaient en contrepoint.
Je me souviens des omelettes dégustées en bord de route dans les nuits indiennes, devant des échoppes de fortune dont l’éclairage composait des Rembrandt et des Georges de La Tour.
Je me souviens de ces bâtons de riz gluant proposés dans les gares routières du Laos. Je me sentais capable de traverser le monde à pied avec une telle nourriture.
Je me souviens de nuits tièdes, à Cordoue, dans des tavernes spacieuses, ouvertes sur le ciel, sur les clairs de lune. Je me souviens du verre de Montilla-Moriles accompagné de salmorejo, de gazpacho andaluz, de potaje de habichuelas secas et j’en oublie… Je me souviens de la Bodega Guzmán, calle Judíos. Je n’ai jamais eu le vin aussi heureux que là-bas à Cordoue, dans cette rue. Je rêvais d’y rencontrer Rabbi Jacob alias Louis de Funès (un Espagnol, on l’oublie !) pour danser avec lui ou en compagnie des étudiants de cette yechiva :
http://www.dailymotion.com/video/x5c1s6_mc-solaar-rabbi-muffin_music#.UQ5F5WgXSPA
Calle Judíos, Cordoue. L’entrée de la Bodega Guzmán est à droite et la synagogue à quelques pas, de l’autre côté de cette ruelle.
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Et tous mes sens se souviennent de mes premiers baisers. Ils étaient salins, insulaires, atlantiques, des baisers dans une anse, après une baignade. Ils restent inséparables du cri des mouettes, de l’odeur du varech, d’un regard bleu piscine, de la tiédeur de la serviette éponge et d’un goût de sel auquel se mêla celui d’une huile solaire au monoï.