Cet air de famille entre Uriel da Costa et Spinoza ne doit pas nous cacher les différences fondamentales entre les deux hommes. Uriel da Costa ne s’est jamais représenté Dieu autrement que comme un créateur-artisan, une vision fort éloignée de celle de Spinoza qui écrit : ‟Par gouvernement de Dieu, j’entends l’ordre fixe et immuable de la Nature, autrement dit l’enchaînement des choses naturelles.” Le Dieu de Uriel da Costa reste un protecteur, un consolateur. Uriel da Costa ne sépare pas la notion de divinité de celle de Providence. Il n’a jamais conçu un Dieu qui se manifeste par un ordre immuable, déterminé par des lois naturelles d’où soit exclue toute finalité. Pour Uriel da Costa, Dieu est raison et sagesse ; Il ordonne le monde selon cette raison et cette sagesse. Le monde est un plan divin et la raison divine est commandée par une fin. La création est l’expression de cette raison. Uriel da Costa qui envisage Dieu comme un être providentiel et raisonnable s’en tient à une conception scolastique de la divinité. Il reste influencé par l’enseignement des Jésuites de Coïmbra. Spinoza ne peut se reconnaître dans la religion pétrie d’anthropomorphisme de Uriel da Costa.
L’entrée de la synagogue « Beit Eliyahu » de Belmonte (district de Castelo Branco, Portugal). L’histoire des Juifs de Belmonte est des plus intéressantes.
Les accents panthéistes de Uriel da Costa font plus songer à la raison stoïcienne qu’à Spinoza, ce que soulignent fort bien A.-B. Duff et Pierre Kaan dans leur étude qui accompagne l’‟Exemplar humanæ vitæ”, publié chez F. Rieder et Cie, en 1926, sous le titre ‟Une vie humaine”. Les stoïciens et Uriel da Costa partagent un même principe cosmique et théologique qui les conduit à une même conception morale : pour être moraux, pour vivre selon la raison, les hommes doivent suivre ce qu’ordonne la nature (raisonnable) créée par Dieu. Uriel da Costa a-t-il lu les stoïciens ? Nous ne le saurons probablement jamais car il ne les mentionne pas dans ses écrits.
A la lecture de ce testament spirituel, j’ai pensé à Don Quijote. Et j’ai constaté avec plaisir que A.-B. Duff et Pierre Kaan ont eu la même impression. Ils écrivent que Uriel da Costa fut un ‟don Quichotte de la foi”, une expression que je trouve en la circonstance particulièrement bienvenue.
La mise en rapport du stoïcisme et de la pensée de Uriel da Costa est le point fort de l’étude de A.-B. Duff et Pierre Kaan, avec notamment cette parenté spirituelle et de tempérament entre Uriel da Costa et Epictète qui désigne deux points forts : premièrement, l’identité de la nature et de la Providence ; deuxièmement, la doctrine du salut ici-bas, l’immortalité de l’âme n’ayant cours. ‟Pourquoi demander à Dieu l’immortalité, puisque nous attendons dans cette vie la récompense des bons et la punition des méchants. L’optimisme stoïcien comme celui de da Costa exclut la nécessité d’une seconde vie pour réparer les désordres de la vie terrestre. L’ordre de la Nature est parfait. Il n’exige aucun correctif, aucune réparation. Nous avons reçu notre part. Nous jouons notre rôle dans le drame. Nous n’avons pas à réclamer une seconde part, un nouveau rôle. Nous devons déjà à la bonté divine la vie dont nous jouissons. Nous n’avons aucun titre à en demander une nouvelle. C’est à nous de savoir dès maintenant l’employer bien et célébrer la gloire divine en harmonie avec le reste de l’univers.”
Le suicide de Uriel da Costa n’aurait-il pas en quelque sorte été suggéré et justifié par la morale stoïcienne ? Le suicide stoïcien est un refus antisocial, refus de renoncer et de s’abaisser.
Uriel da Costa ne nous a légué ni grande doctrine ni système philosophique, contrairement à Spinoza ; mais sa mobilité subjugue et il pose des questions radicales et en rafales. Redisons-le, la richesse de son questionnement tient à sa situation entre deux mondes. Son christianisme ne le satisfait pas. Le sacrement de confession ne l’éloigne pas de la crainte de l’Enfer. Le problème du salut éternel le poursuit. D’un point de vue chrétien, pense-t-il, personne ne peut être certain de ne pas être damné. Peut-on alors vivre comme si de rien n’était ? Peut-on vivre sans chercher à savoir ? Uriel da Costa ne peut se contenter de la réforme introduite par les Jésuites — n’oublions pas qu’il a été formé chez eux —, cette réforme qui masque de lancinantes questions liées au problème du salut et qui installe le croyant dans le confort spirituel.
Pourquoi Uriel da Costa a-t-il refusé ce confort pour entrer dans un questionnement infini et véritablement angoissant ? Ce Chrétien d’origine juive eut probablement de la peine à assimiler cette contradiction : d’un côté, des Jésuites conciliateurs ; de l’autre, la politique de feu, de fer et de sang conduite par l’Inquisition. Le voyage spirituel de Uriel da Costa est bordé de précipices, parsemé de hauts-fonds. Il vit les effroyables contradictions du monde chrétien d’alors. Il éprouve ce que le judaïsme et le christianisme ont d’irréconciliable. Il affronte furieusement la Synagogue et finit par accepter l’humiliation au cours d’une cérémonie, humiliation dont il ne se remettra pas.
J’insiste. Uriel da Costa a vécu les terribles contradictions que portait le catholicisme de son temps, des contradictions radicales qui, une fois encore, touchaient au problème du salut. Le salut est-il dans l’homme ? Ou bien la damnation, irrémédiable, est-elle en l’homme ? La grâce est-elle dans la nature, la nature étant la preuve que l’humanité a reçu la grâce ? Ou bien la nature est-elle la preuve d’une déchéance irrémédiable qui est aussi celle de l’humanité, déchéance dont elle ne peut espérer s’extraire que par une élection miséricordieuse, car imméritée ?
Uriel da Costa s’est donc chargé de toutes ces contradictions fondamentales, logées au sein même du christianisme, contradictions qui tournent autour de la question du péché originel et qui ont occupé durant des siècles théologiens et philosophes. Il nous est difficile de concevoir le poids des contradictions que dut supporter Gabriel/Uriel da Costa (au fond il me faudrait toujours le nommer par ses deux prénoms), la fureur des questions qui n’a cessé d’ébranler le sol sur lequel il cherchait à prendre appui. Il nous faut faire un grand effort d’imagination, un effort qui ne vaut que s’il est soutenu par la connaissance.
Gabriel/Uriel da Costa a donc éprouvé cette tension au sein même du catholicisme le plus rigoureux, entre une doctrine de la transcendance divine et de l’immanence divine, entre un mysticisme transcendant et un humanisme panthéiste. Il fut au confluent de ces tensions. Il pensa trouver un peu d’apaisement face aux questions posées par le problème du salut (questions venues de son éducation catholique) par le truchement d’une doctrine aux accents stoïciens. Notre monde sécularisé ne doit pas oublier les questions et les tourments d’un Gabriel/Uriel da Costa. Cet homme a vécu les pires contradictions d’une religion, à un moment donné de son histoire. Il a également vécu ce que le judaïsme et le christianisme ont d’irréconciliable.
L’influence d’Uriel da Costa sur Spinoza reste un sujet passionnant, toujours ouvert. D’aucuns suggèrent encore un lien familial entre les deux hommes. Selon Israël Salvator Révah, la mère de Spinoza était une lointaine parente de la famille da Costa.
Notons que le choc que produisit sur Uriel da Costa la rencontre avec les Juifs d’Amsterdam ne tient pas au fait qu’il espérait trouver dans leur vie communautaire du pur judaïsme biblique ; il n’avait pas cette naïveté. Son dépit puis sa colère envers ces Juifs tiennent à son judaïsme même, judaïsme des Marranes, timidement saupoudré de judaïsme post-biblique, rabbinique.
Je laisse le mot de la fin à Esther Starobinski-Safran qui écrit : ‟Uriel da Costa ne pouvait aboutir à la formation d’une philosophie et dans sa Weltanschauung, ce n’était pas un échec mais sans doute le signe d’un refus, celui de voir une expérience personnelle atroce transformée en un modèle impersonnel des passions et des actions humaines. Da Costa et Spinoza, en dépit de leurs affinités réelles d’origine, de milieu de pensée, représentent deux manières complémentaires de vivre et de tirer les enseignements d’une vie. Chez l’un prédomine la sensibilité et chez l’autre la raison et la sérénité.”
On n’a presque pas de documents sur la vie quotidienne des anoussim (marranes ou autres) une fois en sécurité et redevenus juifs. On les imagine retrouvant une vie sereine. Ce fut certainement le cas pour les marranes de la première génération qui n’avaient abjuré que pour sauver leur vie mais pour leurs descendants que de tourments! En général, ces enfants catholiques élevés dans la haine du juif, apprenaient la vérité à l’age de 13 ans (drôle de bar mitsva!) et rentraient dans une vie de mensonges et de dissimulation. Faisant partie d’un peuple dit assassin qu’on leur apprenait à haïr, ils devaient se cacher de ceux qui prêchaient l’amour et voulaient les tuer. Dans un reportage sur les Juifs de Belmonte, une dame raconte comment, enfant au 20eme siècle, elle murmure une petite prière avant de rentrer à l’église dans laquelle elle dit:” je ne crois rien de ce que je vais entendre”. Par ailleurs, on sait que Manasse ben Israel, chargé d’instruire et de diriger la communauté juive d’Amsterdam, composée exclusivement de marranes, avait la main lourde. Avait-il le choix? Sans doute pas, mais que de drames intimes dont personne n’a gardé le souvenir.