‟Exemplar humanæ vitæ” fut édité pour la première fois par le théologien chrétien Philipp van Limborch, en 1687, comme annexe à l’ouvrage ‟De Veritate Religionis Christianæ Amica Collatio, cum erudito Judæo”. Il traîne un mystère au sujet de cette édition. Le manuscrit sur lequel s’est basé Philipp van Limbroch n’est pas de la main d’Uriel da Costa. S’est-on limité à une traduction du portugais, sa langue maternelle ? N’y aurait-t-il pas eu interprétation voire ajouts ou/et mutilations ? Alors qu’il annonce une confession en bonne et due forme, pourquoi tait-il certains moments de sa vie comme, par exemple, son séjour à Hambourg, riche en événements dramatiques, ou son premier différent avec la communauté juive de Venise ? Israël Salomon Révah juge que l’‟Exemplar humanæ vitæ” comporte des passages apocryphes insérés par un antisémite balourd. L’édition de ce document (établie par des Chrétiens) telle qu’elle nous est parvenue ‟laisse parfois l’historien perplexe.”
La pensée d’Uriel da Costa.
Si les différents entre Spinoza et sa communauté d’origine ne sont pas centraux dans la pensée du philosophe, ils le sont dans le cas qui nous occupe. La colère ronge et dévore Uriel da Costa, tandis que Spinoza, fort de son héritage juif, s’emploie à confondre Juifs et Chrétiens avec une même vigueur. Spinoza sait aussi que pour exposer sa pensée, il lui faut à l’occasion en dissimuler le tranchant et faire appel à la prudence voire à l’astuce. Il affronte le dogmatisme des religions latéralement tandis que Uriel da Costa mène la charge de front, à la manière de Don Quijote. Ce faisant, Spinoza a communiqué au monde une œuvre parmi les plus imposantes de la pensée. Il a tout subordonné à son œuvre et il a manœuvré avec son temps pour permettre à celle-ci de se développer. Rien de tel avec Uriel da Costa, homme de colère et d’un indéniable courage, plus pamphlétaire que philosophe et peu soucieux d’édifier un système. Enfin, ce que nous savons de la pensée d’Uriel da Costa nous a été essentiellement communiqué par ses adversaires, en particulier Semuel da Silva.
Uriel da Costa m’intéresse pour diverses raisons. Tout d’abord, n’aurait-il pas discrètement influencé Spinoza, Spinoza qui fut impressionné par son suicide ? Mais surtout, Uriel da Costa a été un homme entre deux mondes, un homme qui a vécu cette condition particulière avec toutes ses conséquences, sans jamais chercher l’échappatoire, le compromis. C’est un homme tragique qui a droit au plus grand respect, tant de la part des Juifs que des Chrétiens — et il n’a épargné ni les uns ni les autres. Il a droit au plus grand respect parce qu’il ne s’est pas épargné lui-même. Il s’est vu pris entre l’enclume juive et le marteau chrétien, ou inversement, je le redis, une image qui paraîtra forcée à plus d’un mais qui ne l’est pas, si on lit le testament spirituel qu’il nous a légué. Son testament probablement rédigé peu avant sa mort, et apparemment retouché post mortem, décrit ses engagements et ses souffrances sans que jamais l’auteur ne cherche à se mettre en valeur et à se poser en martyr. Sa sincérité noue la gorge, une sincérité radicale qui me fait étrangement penser à Franz Kafka.
Uriel da Costa portait en lui les terribles rigueurs du catholicisme romain activées par l’Inquisition qui tourmentait les esprits et les chairs. A Amsterdam, chez les Juifs auprès desquels il attendait de la consolation, il ne trouva, nous dit-il, que sécheresse et étroitesse. A leur décharge, ces Juifs d’Amsterdam étaient des exilés séfarades qui avaient échappé de peu à la mort (à une mort bien réelle, sur le bûcher, mais aussi à une mort spirituelle, par assimilation), leur nervosité était justifiée. De leur point de vue, Uriel da Costa était un intrus. Ils avaient échappé à la pire des répressions, une répression qui avait engagé tous les rouages de la société d’alors, en Espagne puis au Portugal. Ils étaient occupés à se refaire des forces, aussi les angoisses d’un Uriel da Costa ne pouvaient être bien accueillies.
‟Exemplar humanæ vitæ” est un document extraordinaire, tant du point de vue historique que du point de vue d’une psychologie particulière. Cet homme se vit placé entre deux religions irréconciliables : le judaïsme et le christianisme. Peut-être s’éprouva-t-il comme plus chrétien que les Chrétiens et plus juif que les Juifs, comme l’éprouva Maxime Alexandre (voir ‟Journal 1951-1975”) ? Il est vrai qu’à l’époque de Maxime Alexandre, la religion n’innervait pas la vie politique et sociale comme au siècle d’Uriel da Costa.
La confession d’Uriel da Costa est d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas l’œuvre d’un philosophe (voir Spinoza) ou d’un théologien, l’un de ces brillants esprits qui échafaudent des constructions volontiers imposantes et complexes. Mais j’y pense ! L’ambiance qui se dégage des écrits de Spinoza me laisse penser qu’il existe une parenté spirituelle entre lui et Uriel da Costa, que leur dénonciation du judaïsme et du christianisme est orientée dans une même direction. Tous deux nous disent que les Écritures doivent être considérées en elles-mêmes, débarrassées de tout ce que les théologiens et les prêtres y ont déposé. Spinoza et Uriel da Costa nous laissent entendre que l’Écriture considérée en elle-même, nettoyée si je puis dire, considérée dans son rapport avec le peuple qui l’a produite et qu’elle a gouverné, va dans le sens de la Raison et que ses préceptes vont dans le sens de la Loi naturelle.
La parenté d’esprit entre le ‟Traité théologico-politique” (‟Tractatus theologico-politicus”) de Spinoza et l’‟Exemplar humanæ vitæ” d’Uriel da Costa est étonnante. Je crois même y percevoir des traits de piétisme. L’un et l’autre dénoncent l’activité sacerdotale des prêtres et des rabbins comme contraire à la Loi naturelle et la Raison qui s’accordent l’une à l’autre. Spinoza a-t-il lu le livre d’Uriel da Costa ? On peut le supposer. Quoiqu’il en soit, il existe bien une parenté spirituelle entre ces deux hommes pareillement engagés dans un combat implacable contre les dogmes et la mainmise des théologiens et du clergé sur le pouvoir temporel.
Cet effort pour sauver la religion du dogme et l’humaniser a bien été celui d’Uriel da Costa le mystique et de Spinoza le philosophe, l’un passionné, l’autre raisonné. Tous deux tendaient vers un même idéal de liberté, l’accord de la religion et de la raison mais par des voies différentes.
La haine et la fureur que Uriel da Costa éprouvait envers les Pharisiens sont si virulentes que l’on part volontiers chez Spinoza goûter un peu de calme, car si ce dernier critique les Pharisiens dans son ‟Traité théologico-politique”, il reconnaît aussi leur grandeur et leur courage ; et il ira de leur côté, s’il doit choisir entre la tradition pharisaïque et la tradition pontificale des Chrétiens.