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Politique et religion dans la pensée du Rav Kook – 1/3

 

“Sagesse insondable des mythes et des rites du vieux monde mort ! Toute la folie environnante n’est rien d’autre que le vertige engendré par le vide que laisse au cœur de l’homme l’oubli des cultes millénaires. A chacun des besoins dévorants dont nous sommes la proie, les religions répondaient par tel rite précis destiné à le combattre et le vaincre en le transfigurant. C’était là leur rôle essentiel : transmuer les plus sombres hantises informes et bestiales, en un élan sauveur qui faisait d’elles les guides de l’Esprit. Les religions asservissaient les puissances obscures, les empêchaient de faire chavirer la pensée dans les gouffres ; elles les obligeaient à jouer leur rôle dans la quête du but unique : la marche vers le plus de conscience.” Arthur Adamov

 

‟Tandis que l’homme se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu’il ne perde enfin l’usage de ses plus intimes facultés, et qu’en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. C’est là qu’est le péril, et non point ailleurs… Il est nécessaire que tous ceux qui s’intéressent à l’avenir des sociétés démocratiques s’unissent, et que tous de concert, fassent de continuels efforts pour répandre dans le sein de ces sociétés le goût de l’infini, le sentiment du grand et l’amour des plaisirs immatériels.” Alexis de Tocqueville

 

Abraham Ytshaq Hacohen Kook (1865-1935)

 

Le Rav Kook fut grand rabbin de la Palestine mandataire. Un texte essentiel a été publié chez Albin Michel, dans la collection ‟Présences du judaïsme”, sous le titre ‟Les défis du destin juif” sous-titré ‟Politique et religion dans la pensée du Rav Kook”. Cet essai a été traduit et commenté par le philosophe Benjamin Gross. Afin d’enrichir la lecture et d’aider le lecteur, cette traduction est accompagnée de commentaires. En effet, ainsi que le précise Benjamin Gross dans la présentation, ces pages sont rédigées dans un style poétique, riche en métaphores et citations bibliques, talmudiques et cabalistiques, qui risquait de dissimuler au lecteur le développement des idées et la pensée philosophique qu’il recèle.

 

Rav Kook s’est interrogé sur la valeur des principes qui fondent et donnent cohésion aux sociétés humaines et qui les distinguent les unes des autres. Cette interrogation s’est plus particulièrement portée sur la société juive de Palestine, une société formée d’immigrants d’origines sociales et géographiques fort diverses et arrivés sur cette terre à des époques différentes. Cette société fut donc un excellent laboratoire pour celui qui était soucieux d’étudier les rapports entre religion et politique, entre religion et organisation de la vie sociale. ‟Dans la mesure où la religion est également liée à la dimension plus particulièrement politique de la vie sociale, elle pose d’une façon incisive le problème théologico-politique des rapports entre l’État et la religion”, écrit Benjamin Gross. Le moins que l’on puisse dire est que ces rapports furent (et restent dans bien des cas) ambigus. De fait, les rapports entre religion et politique sont faits d’ambiguité, d’opposition, d’équilibre incertain, de complémentarité. Ils sont difficiles à définir.

 

Le politique et le religieux ont beau avoir pris leurs distances l’un envers l’autre dans nos sociétés modernes, les interférences persistent. La raison ne peut pas tout résoudre, et d’abord parce que le développement de nos sociétés, pour ne parler que d’elles, est inexplicable sans le fait religieux — et, en la circonstance, peu importe que l’on soit croyant. J’ajoute que ce sont précisément ces tentatives d’évacuer le religieux — la transcendance — qui augmentent la fragilité de nos sociétés, guettées par d’autres sociétés prédatrices qui tirent essentiellement leur force de l’activation radicale du politique par le religieux et inversement. Elie Barnavi note que cette laïcité à la française qui confond volontiers adhésion et connaissance entraîne une ignorance du fait religieux. D’où, conclut-il, ‟la religion est l’angle mort de votre regard d’Occidental.’” Comment répondre efficacement à des tirs (ou tout au moins s’en protéger) venus d’un angle que ne couvre pas notre regard ? L’islam l’a très bien compris.

 

A ce sujet, je me fais l’écho de Leo Strauss lorsqu’il affirme que l’articulation du théologique et du politique est la grande affaire de notre temps. Or, si la raison est essentielle, elle ne peut tout. A ce sujet, le jugement de Leo Strauss gagne chaque jour en pertinence. Et que ceux qui n’ont jamais envisagé cette question lisent et relisent “The Crisis of Political Philosophy”. Ils entreverront la meurtrière par laquelle nos sociétés risquent d’être frappées à mort. Mais écoutez Benjamin Gross que je vais assez longuement citer : ‟Pour lui (le Rav Kook), l’abandon de la Loi divine est la cause de l’impasse de la modernité et du rationalisme moderne. La modernité veut trouver le sens de la société elle-même dans son immanence, et cherche dans la raison l’ordre et le sens du lien social. Face à une conception de l’homme créé à l’image de Dieu et entretenant avec le divin un rapport indestructible, la sécularisation conduit à l’affirmation de la puissance infinie de la libre détermination de l’homme. Elle veut ignorer consciemment une dimension essentielle de l’humain qui préserve la liberté de glisser dans l’arbitraire de la violence et conduit nécessairement à la décomposition de la conscience sociale. Elle engendre un type d’homme, individualiste et matérialiste, tourné vers la sphère privée et soucieux de son seul bien-être matériel (1). Elle repose sur une conception de la politique coupée de la réflexion sur la fin de l’homme comme horizon du questionnement et génère une société qui n’a plus confiance en son dessein, dans sa représentation collective. Ce qui est précisément en crise, c’est l’absence d’un projet relatif à la société : un projet collectif qui lui permette de se forger une représentation d’elle-même qui la valorise et la situe en référence à sa propre temporalité, son rapport à son passé et à son avenir. Comment un ensemble d’individus peut-il se gouverner alors qu’il n’a plus une claire conscience de former une société ? L’homme s’inscrit dans une communauté qui le précède et constitue le milieu où se déterminent ses affections et se forment ses opinions.  Le vide de signification d’une société désenchantée comporte le grave danger de donner naissance à des régimes totalitaires guidés par la visée de retrouver une cohésion organique, sur le modèle d’une forme religieuse de société. Contre cette pente, il est important de comprendre les motifs profonds de la crise et la nécessité pour toute société d’accepter une limitation qui donnera un sens à son existence auquel les individus pourront s’identifier.” Ces lignes devraient nous sauter à la gorge, nous brûler les yeux. De grands dangers nous guettent, des dangers venus de l’intérieur même de nos sociétés. Le livre du Rav Kook que je vais présenter peut être un guide pour tous, pas seulement pour les Juifs et Israël contrairement à ce que laisse supposer le titre. Écrit au début du XXe siècle, ce texte est des plus actuels !

 

Les travaux du Rav Kook m’intéressent particulièrement car ce rabbin est le seul penseur religieux de son temps (fin XIXe – début XXe siècle) à affronter avec autant de détermination les idées véhiculées par la modernité. Le Rav Kook observe les sociétés (la société juive plus particulièrement) et se livre à une analyse historique (qui est aussi une synthèse) de l’interpénétration tout au long de l’histoire du politique et du religieux dans les civilisations. Pour ce faire, il s’appuie sur le postulat selon lequel il ne saurait y avoir de séparation absolue (de no man’s land) entre le politique et le religieux. Autre postulat, complémentaire : les rapports économiques ou/et de parenté ne suffisent pas à fonder un socle commun pour que les individus se sentent membres d’une même entité spécifique. L’élément principal de ce socle est d’ordre politico-religieux. Le Rav Kook applique ce postulat à tous les groupes sociaux. Toujours selon lui, le politique (le temporel) et le religieux (l’éternel) sont deux catégories indispensables l’une à l’autre qui traduisent une dualité fondamentale et produisent par frottement une énergie considérable.

 

Autre élément de l’ample postulat du Rav Kook, l’« idée divine » est une disposition naturelle à l’être humain. Par « idée divine », il sous-entend ‟non un système d’idées et de croyances, encore moins une pratique d’un rituel déterminé, mais une conscience de la finitude de la condition humaine et l’aspiration à lui conférer un sens.” Cette conscience et cette aspiration sont consubstantielles à l’être humain et les nier revient à le mutiler. Autre « idée » consubstantielle à l’être humain, l’« idée nationale » : l’individu est toujours membre d’une communauté, la société où il naît lui est pré-existante, elle est le vecteur de son développement et détermine son comportement dans une très large mesure.

 

L’homme est d’emblée être religieux et être politique. Le Rav Kook envisage les deux « idées » comme opposées mais complémentaires et s’activant l’une l’autre. C’est à partir de leur interaction qu’il va suivre la vie des sociétés et des nations. Une note de Benjamin Gross en bas de page précise : ‟A noter que l’« idée divine » ne fonde pas la société, elle apporte à une société naturellement établie un sens extérieur. Elle renforce sa cohésion et assure sa pérennité. Sans elle, le groupe est voué à une dissolution progressive. La dimension du sacré joue un rôle essentiel dans l’établissement et la stabilisation du lien social.”

 

Porteuse du message monothéiste, la nation hébraïque voulut unifier « idée divine » et  « idée nationale », d’où la place très singulière du peuple juif au sein de l’humanité. A partir de cette donnée, le Rav Kook s’efforce de dégager une philosophie de l’histoire en prenant appui sur la Bible hébraïque, un travail qui rend compte des réussites et des échecs d’un message particulier.

 

L’histoire du peuple juif est celle d’un balancement entre « idée divine » et « idée nationale ». En suivant les hauts et les bas de ce peuple, le Rav Kook conclut que l’Exil a eu un but pédagogique, celui (je cite Benjamin Gross) ‟de faire retrouver aux Juifs le sens de l’équilibre, les forçant à concentrer leur activité collective exclusivement, voire excessivement, sur des sujets spirituels en les privant durant une très longue période de toute responsabilité économique et sécuritaire au niveau national.” Et si l’Exil n’a pas eu raison du peuple juif, c’est parce que ‟seul un peuple qui a terminé de jouer son rôle peut quitter la scène de l’histoire”, pour reprendre un thème hégélien amplifié par Nachman Krochmal. C’est l’Exil qui a maintenu la tension vers l’union entre l’« idée divine » et l’« idée nationale ». La fascination exercée par le peuple juif sur les peuples avec lesquels il en contact tient d’abord aux rapports qu’il instaure entre vie sociale et morale individuelle.

 

Le Rav Kook place l’histoire du peuple juif dans une perspective dialectique. Il juge que l’Exil a fait son œuvre et qu’en conséquence il doit prendre fin. L’« idée divine » doit recoller à l’« idée nationale » afin de ne pas dépérir, afin de porter le projet initial qui avait précédé la naissance effective de la nation.

 

Pour le Rav Kook, mort en 1935, la création de l’État d’Israël devait être un indice selon lequel l’unité du monde œuvrait en profondeur. Le Rav Kook envisageait le sionisme comme l’actualisation d’une ‟politique monothéiste”, avec union du spirituel et du temporel comme bouclier et épée contre la barbarie.

 

Le Rav Kook s’adresse aux Juifs, il s’adresse aussi au monde. Ses postulats et son questionnement peuvent nous être d’une grande aide pour analyser les tensions qui agitent notre monde en ce début de XXIe siècle, tensions religieuses et politiques terriblement emmêlées. Pensons aux discussions que suscite Jérusalem dans le monde, et au sein même de la société israélienne.

 

Plus j’étudie le Rav Kook (dont je ne suis pas un spécialiste), plus je le trouve prémonitoire. De fait, il confirme certaines de mes analyses ou, plus modestement, certaines de mes impressions : nous sommes entrés dans des temps apocalyptiques, des temps qui peuvent conduire à des catastrophes mais aussi à une reconquête du sens et de la fonction du sacré. Benjamin Gross écrit : ‟Le fait qu’il ne saurait y avoir de l’auto-transcendance sans transcendance véritable pourrait s’imposer progressivement, à un moment où il devient évident que ni le politique ni l’économique ne peuvent se fonder sur les seules ressources de la rationalité.”

 

Les écrits du Rav Kook m’émeuvent profondément — et je ne suis pas juif ! Il y a des années que je répète à qui veut m’entendre que le politique (et l’économique) qui voguaient fièrement, vent en poupe et sûrs d’eux-mêmes, n’allaient pas tarder à heurter de plein fouet les hauts-fonds du religieux et, qu’en conséquence, la raison triomphante allait devoir envisager le sacré plus sérieusement.

 

L’avenir de l’État d’Israël et sa survie face à l’immense monde musulman dépend pour l’essentiel des rapports qu’il saura établir entre le politique et le religieux, entre l’« idée nationale » et l’« idée divine ». Les Juifs et Israël sont au centre d’un questionnement qui engage aussi l’avenir du monde libre.

 

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(1) « Supposé ‟libre” de donner à sa vie le sens qu’il ‟veut”, il ne lui ‟donne”, dans l’écrasante majorité des cas, que le ‟sens” qui a cours, c’est-à-dire le non-sens de l’augmentation indéfinie de la consommation. Son ‟autonomie” redevient hétéronomie, son ‟authenticité” est le conformisme généralisé qui règne autour de nous » écrit Cornelius Castoriadis dans ‟La montée de l’insignifiance”.

En lien, une conférence Akadem, ‟Le Rav Kook : fédérer religieux et laïc” par Daniel Elbouky (durée 56 mn) :

http://www.akadem.org/sommaire/cours/les-dimanches-de-la-pensee-juive-mystique-et-cabale/le-rav-kook-federer-religieux-et-laics-12-01-2012-13066_4171.php

 

En lien, un entretien avec Benjamin Gross au sujet du Rav Kook :

http://www.informationjuive.fr/2011/07/les-defis-du-destin-juif-le-rav-kook-penseur-religieux/#

(à suivre)

1 thought on “Politique et religion dans la pensée du Rav Kook – 1/3”

  1. En complément à votre article, voici une étude de Georges Hansel sur la pensée sioniste du Rav Kook: http://ghansel.free.fr/messie.html, intitulé “Messie fils de Joseph et Messie fils de David.
    Le Rav Kook, très étudié en Israël, commence à l’être en France, grâce à Benno Gross, mais n’a pas encore la place qu’il mérite. Merci de la faire découvrir a vos lecteurs.

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