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“Les carnets retrouvés (1968-1970)” de Đặng Thùy Trâm 1/2

 

A Đặng Thùy Trâm, médecin nord-vietnamienne, 

A Nguyễn Trung Hiếu de l’armée du Sud-Vietnam et à l’officier américain Frederic Whitehurst qui comprirent la valeur de ces carnets,

Au grand peuple vietnamien, 

Ces modestes articles en signe de respect, d’affection et d’admiration. 

 

Đặng Thùy Trâm (26 novembre 1942 – 22 juin 1970)

 

J’ai devant moi la traduction française d’un document publié aux Éditions Philippe Picquier, en 2010, avec une introduction de Frances Fitzgerald. Il a été traduit du vietnamien par Jean-Claude Garcias à partir de l’édition parue à Hanoi, en 2005, sous le titre : “Nhật Ký Đặng Thùy Trâm” aux Éditions Hội Nhà Văn. Ce journal commence exactement deux mois après l’offensive du Tết, le 8 avril 1968 ; il se termine le 20 juin 1970. Thùy avait commencé à le tenir dès son départ de Hanoi, dont elle était originaire, pour le Sud, pour la zone de guerre. Ses premiers carnets ont été perdus. Ceux qui nous sont parvenus et qui ont été publiés commencent une année après son arrivée à Quảng Ngãi, au sud de Huế.

Lorsqu’elle se met à tenir son journal, Thùy a vingt-cinq ans. Elle est en charge d’un hôpital installé dans le centre du pays, appelé “Annam” du temps des Français. Cet hôpital civil situé dans la partie montagneuse du Vietnam (la “cordillère annamitique” qui longe la frontière avec le Laos) accueille surtout des combattants malades ou blessés, membres de l’armée régulière ou maquisards. Thùy quitte à l’occasion les montagnes pour la plaine côtière afin de soigner les blessés dans les zones de combat. Elle forme également des auxiliaires qui l’aident.

Thùy s’est formée à la faculté de médecine de Hanoi. Son père est chirurgien à l’hôpital Saint-Paul de cette même ville, un hôpital fondé par les Français. Sa mère qui dispense des cours à la faculté de pharmacologie est reconnue dans tout le Vietnam comme une spécialiste des plantes médicinales. Thùy a grandi dans une famille cultivée. Elle a fréquenté le lycée Chu Văn An, fondé par les Français et alors connu comme le “Lycée du Protectorat”, un établissement d’élite qui avait formé des générations d’intellectuels, d’artistes et de politiciens vietnamiens de premier plan. Après son entrée à la faculté de médecine d’Hanoi, elle fut admise au cours supérieur de chirurgie optique, mais elle préféra s’engager et servir dans le Sud, dans une zone de guerre. Le 23 décembre 1966, elle quitte donc Hanoi en camion pour la province de Quảng Bình, au centre du Vietnam, dans sa partie la plus étroite. Cette province du 17th parallel sera la plus durement touchée par les B-52. De là, elle entame une marche de trois mois en empruntant la Ho Chi Minh trail, en direction de Quảng Ngãi, la cinquième province au sud de la Demilitarized Zone (DMZ). Thùy passe une partie de l’année 1967 dans la plaine côtière de cette province. Elle aime les terres basses, la plaine et ses rizières. Elle aime aussi les collines intermédiaires entre ces terres et les montagnes. Comme tous les Vietnamiens, elle préfère les paysages lumineux des rizières à ces hautes terres couvertes d’une végétation extraordinairement épaisse où les sentiers sont comme des tunnels. Elle écrit le 25 mars 1969 : “Voilà plus d’un an que je n’ai pas eu l’occasion de descendre dans les basses terres et je meurs d’envie de les voir. Les basses terres me manquent, les rizières verdoyantes avec le riz qui ploie sous le poids des grains, un spectacle que viennent égayer les robes colorées et les chapeaux blancs des jolies filles. Ah, les basses terres ! Là-bas la guerre fait rage, toujours, mais les champs verts de la vie continuent de pousser.”

Le premier hôpital auquel Thùy est affectée avait été détruit par un bombardement juste avant son arrivée. Lorsqu’elle ne soigne pas malades et blessés, elle aide aux corvées de bois, elle aide à creuser des abris, à transporter des sacs de riz. En automne et en hiver, il fait froid et humide là-haut.

Pourquoi ai-je choisi d’évoquer ce livre sur ce blog ? D’abord, parce qu’il répond à l’invitation “Zakhor” — “Souviens-toi” en hébreu — mais aussi pour dire ma sympathie et mon admiration au peuple vietnamien, à tout le peuple vietnamien. Il ne faut jamais oublier que la guerre du Vietnam, appelée aussi deuxième guerre d’Indochine (1964-1975), fut d’abord une guerre civile, avec interventions étrangères des deux côtés, une guerre qui de ce point de vue ne peut qu’évoquer la Guerre Civile d’Espagne (1936-1939).

L’histoire de ces carnets mérite d’être rapportée dans le détail. Pour ce faire, je vais m’appuyer sur l’introduction de Frances Fitzgerald, correspondante de guerre au Vietnam pour le “New Yorker.” Ces carnets ont failli ne jamais nous parvenir ; et je pense à un autre livre qui lui aussi a failli ne jamais nous parvenir, “L’Étrange défaite” de Marc Bloch.

Frederic (Fred) Whitehurst avait servi au 635th Military Intelligence, à la base de Ðức Phổ. En 1970, année de la mort de Thùy, il avait eu entre autres tâches celle d’examiner les documents saisis au cours des combats et de détruire ceux qui ne présentaient aucun intérêt pour l’armée. Alors qu’il était occupé à brûler des documents dans l’hôpital de campagne où Thùy avait travaillé, il découvrit ses carnets. Son interprète vietnamien lui conseilla de les épargner et Frederic Whitehurst rapporte : “I’m throwing things in there and they’re burning, and over my left shoulder, and I remember this, Nguyễn Trung Hiếu was looking at the diary and said, “Fred, don’t burn this. It has fire in it already.” Intrigué, Frederic Whitehurst les mit de côté et son interprète lui en lut des passages.

Frederic Whitehurst, fils d’un officier des Marines, avait été volontaire pour le Vietnam. Pour ce fervent patriote, cette guerre était pleinement justifiée. Profondément ému par ces carnets, il les rapporta chez lui en 1972, en dépit du règlement, et les enferma dans son secrétaire où ils restèrent de nombreuses années. Après avoir obtenu un doctorat de chimie, il entra au FBI. Depuis des années, il songeait à restituer ces documents à la famille mais en tant qu’agent du FBI, il ne lui était pas aisé d’entrer en relation avec des fonctionnaires du régime de Hanoi. Dans les années 1990, il se fit une réputation de justicier en dénonçant les méthodes du FBI, notamment lors de l’attentat contre le World Trade Center, en 1993. De coup de gueule en coup de gueule, il en vint à démissionner. Et les carnets de Thùy se mirent à le préoccuper plus que jamais. “The idea I had was that this diary will be a book, it would be a movie and the family would see it. Then I can find them that way.”

Frederic Whitehurst confia les carnets à son frère Robert, lui aussi vétéran de la guerre du Vietnam qui avait épousé une Vietnamienne et parlait la langue du pays. Robert commença même à les traduire et lui aussi devint amoureux de Thùy. Les deux frères n’eurent plus qu’une idée : restituer ce document au Vietnam. En mars 2005, ils donnèrent les originaux au Vietnam Center, Texas Tech University, à Lubbock, ainsi qu’une copie au photographe Ted Englemann, lui aussi un ancien du Vietnam qui devait se rendre dans le pays. Il ne tarda pas à retrouver la mère de Thùy, âgée de quatre-vingt deux ans. Robert Whitehurst entra alors en contact e-mail avec l’une des trois sœurs de Thùy, une ingénieur qui durant ses loisirs traduisait des livres de l’anglais au vietnamien. Peu après, en août 2005, les deux frères Robert et Frederic se rendirent à Hanoi pour y rencontrer la famille de Thùy. En sortant de l’avion, leur surprise fut grande : de nombreux journalistes les attendaient ainsi que des personnalités politiques dont le Premier ministre, Phan Văn Khải. Entre-temps, les carnets de Đặng Thùy Trâm avaient été publiés, à Hanoi, le 18 juillet 2005. A la surprise de l’éditeur, le livre fit sensation. La presse en publia de nombreux extraits et un film pour la télévision était en projet. Un an et demi plus tard, 430 000 exemplaires avaient été vendus dans un pays où peu de tirages dépassent les 5 000 exemplaires.

Comment expliquer un tel succès ? Les lecteurs étaient surtout des jeunes. A ce propos, rappelons que les deux tiers des Vietnamiens sont nés après la guerre, après 1975 donc. Ces écrits détonnaient dans un pays où les récits de guerre étaient convenus, avec culte de l’héroïsme à chaque page et suite de grandes victoires à l’appui. Ces carnets brisaient le moule. Certes, cette jeune femme était courageuse et idéaliste mais elle était aussi en proie au doute et, en dépit de sa discipline et de son abnégation, elle faisait part de ses sentiments intimes, de sa fragilité. Le régime qui avait sévèrement censuré les horreurs de la guerre afin ne pas porter préjudice aux poses héroïques et aux élans irrésistibles comprit qu’il était temps pour humaniser ses combattants de faire passer un souffle nouveau sur cette période, en commençant par mettre un bémol à la rhétorique de l’invincibilité, de l’absence de doute. Mieux que tous les autres régimes communistes, le régime vietnamien avait compris qu’il fallait faire preuve de souplesse pour sa propre santé…

Les carnets de Đặng Thùy Trâm ont été publiés en anglais en septembre 2007, sous le titre “Last Night I Dreamed of Peace. The Diary of Dang Thuy Tram”. Ils ont par ailleurs été traduits dans une vingtaine de langues dont l’espéranto.  En 2009, un film inspiré de ces carnets est sorti sur les écrans. Il est l’œuvre du metteur en scène vietnamien Đặng Nhật Minh, né en 1938.  Il a pour titre “Đừng Đốt” (“Don’t Burn”), durée environ 1 h 40 mn, et est consultable en ligne dans son intégralité.

 

La guerre du Vietnam vue par mon fils David, un dessin réalisé en août 2012.

 

Ci-joint, un très riche et très émouvant dossier constitué par “The Vietnam Center and Archive”. On y trouvera notamment en PDF le journal de Đặng Thùy Trâm scannérisé :

http://www.vietnam.ttu.edu/resources/tram_diary/

 

Avril 1969. Une Vietnamienne en pleurs devant les restes de son époux massacré par le Vietcong près de Huế et retrouvé dans une fosse avec quarante-sept autres corps. Une photographie de Horst Faas. Et ci-joint, un lien destiné à montrer la complexité de cette guerre, la violence générale, une violence de guerre civile : http://ngothelinh.tripod.com/Hue.html

(à suivre)

Olivier Ypsilantis 

1 thought on ““Les carnets retrouvés (1968-1970)” de Đặng Thùy Trâm 1/2”

  1. Bonjour à vous,
    Une recherche sur Gerda Taro m’a mené sur votre site remarquable. J’y ai parcourru les photos de la guerre d’Espagne et également celles de la guerre du Vietnam.
    Objecteur de conscience, je suis sensible aux guerres et aux combats pacifistes qu’il nous faut mener pour défendre nos idéaux.
    L’engagement total de personnes qui sont prêtes à donner leur vie pour une cause n’a jamais cessé de me questionner.
    Je suis troublé par vos choix iconogrphiques, les textes qui les accompagnent et les bribes de votre histoire familiale inscrite dans les évènements de l’histoire de la France.
    Merci à vous pour ce travail.
    Etes-vous vous-même photographe ?

    Cordialement.

    Marc Helleboid
    Lille

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