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Tel Aviv. Février-mars 2012. 1/6

 

Le livre de Yaacov Shavit, ‟Tel Aviv, naissance d’une ville 1909-1936” que j’emporte dans ma valise s’ouvre sur ces mots : ‟Tel Aviv est la première ville qui ait été édifiée par les Juifs depuis l’époque du Second Temple.” 

 

21 février 2012. Pourquoi tant de regards non-Juifs sont-ils fixés sur Israël, pour le meilleur et pour le pire ? Chaque non-Juif devrait se poser intensément cette question, qu’il aime ou qu’il maudisse ce peuple et/ou ce pays. C’est un travail difficile (il s’agit tout d’abord d’éviter les faux-fuyants) mais dans tous les cas extraordinairement fécond.

 

Aéroport Roissy Charles de Gaulle. En devanture d’une librairie, une affiche présente le roman de Marek Halter : ‟L’inconnue du Birobidjan”. Le Birobidjan… Arrivée à Ben Gurion Airport dans la nuit. Contrôle rapide et discret. Rien à voir avec ce que j’ai connu, il y a trente ans.

 

22 février 2012. Arrivée rue Dizengoff. Je consulte une carte de Tel Aviv punaisée au mur. De nombreux noms de rues me sont familiers. Des enseignes en cyrillique un peu partout. Les caractères du cyrillique et de l’hébreu se marient bien ; ces derniers ont la beauté du cunéiforme avec des souplesses.

 

Dans la rue David Ben Gurion, cet amusant panneau “Chien méchant”, style BD.

 

Dans la rue Meir Dizengoff (nom du premier maire de la ville), je fais du change. Le patron a une longue chevelure et une longue barbe très blanches, très lisses, plus blanches et plus lisses que celles d’Hubert Reeves. Elles sont peignées en symétrie, avec chevelure séparée bien au milieu par une rais sans reprise. A son dos, au mur, le portrait d’un rabbi à la chevelure et à la barbe noires et bouclées, presque hirsutes. Je crois voir un vieil hippy, comme on en voit aux USA ;  je découvre qu’il porte une petite kippa bleue.

 

A la terrasse d’un café moderne un vieux Juif très ridé, cheveux poivre et sel, prie avec ce balancement qui aide au-dessus d’un petit livre aux pages fatiguées.

 

Comment décrire cette ferveur pour la connaissance ? Une anecdote. Je suis un habitué des musées et ce matin, j’ai pu observer quelque chose de vraiment inhabituel au Tel Aviv Museum of Art. J’ai vu des gardiens et des gardiennes (tous parlent russe entre eux) détailler des tableaux plutôt que de s’ennuyer sur leur chaise ou faire les cent pas le regard dans le vide. J’ai même vu deux gardiennes commenter des lithographies de Ludwig Meidner avec force gestes.

 

Commerces vieillots, espaces désordonnés mais très actifs. Je pense à Montréal, au Plateau, il y a comme un air de famille que je m’efforce de définir. Cette impression air de famille est fréquente dans le voyage. Elle s’apparente à la réminiscence, ce délice. Derrière moi, ‟The Kabbalah Centre” — tant de savoir !  Partout des laptop computers, des iPads et des iPhones, avec des doigts qui courent sur les claviers, qui glissent sur les écrans tactiles. Partout des oreilles collées aux mobile phones. Et la Wi-Fi est partout dans l’air. Beaucoup de librairies aussi, la plupart avec des empilements de livres fatigués et jaunis. Combien de mains ont-elles tourné leurs pages ? Combien de regards les ont-ils parcourues ? Dans le fouillis d’un bouquiniste, je pense à Benjamin R., le rescapé d’Auschwitz, qui un jour se prit la tête à deux mains et me demanda : ‟Mais qu’est-ce qui nous différencie nous les Juifs des autres ?” Je ne sus que lui répondre. Soudain il leva un index triomphant : ‟J’ai trouvé ! Nous avons commencé à lire avant les autres !”

 

 Beauté des corbeaux de Tel Aviv…

 

23 février 2012. Marche dans Tel Aviv. Hotel Cinema Esther. Dans le mot Jewellery il y a le mot Jew. Amusant. Les constructions années 1930, style Bauhaus, jeux entre la courbe (les balcons surtout) et la droite. Elles sont pour la plupart en mauvais état voire en très mauvais état. Mais Tel Aviv a été inscrite en juin 2004 au Patrimoine culturel mondial de l’UNESCO, ce qui devrait activer leur réhabilitation. Cette architecture comme toute architecture a une signification politique forte : elle nous parle de l’idéal des pionniers qui pensèrent et construisirent cette ville. Je rappelle que les travaux débutèrent en 1909. Les urbanistes et les architectes qui pensèrent Tel Aviv ont voulu une ville radicalement différente du shtelt, une ville aérée où la circulation serait aisée. L’idéal socialiste des années 1920 (que traduit fidèlement l’International Style du Bauhaus) structura Israël bien avant la fondation de l’État d’Israël, en 1948. Des étudiants formés au Bauhaus professèrent à Tel Aviv et contribuèrent ainsi à la formation de nombreux architectes locaux qui s’éprirent de ce style sobre, fonctionnel, ouvert à la lumière et à l’autre, avec ces spacieux balcons prolongeant le living room et ces toits en terrasse. De 1931 à 1956, quelque quatre mille bâtiments style Bauhaus ont été construits à Tel Aviv qui, dans les années 1940, portait le beau nom de Ville Blanche pour le crépi blanc qui les habillait. Il n’est aujourd’hui visible que sur de rares façades fraîchement restaurées. La plupart d’entre elles sont plutôt d’un gris diversement encrassé ; mais un vaste programme de rénovation est en cours…

 

Les sonorités vivaces de l’hébreu. Un peuple qui parle une telle langue ne passera pas.

 

Le climat est bien moins tendu que lorsque, jeune homme, je suis venu en Israël — trente ans déjà ! Le security fence doit y être pour beaucoup. Et pourtant, dans les médias, il n’a jamais été autant question d’une guerre massive, contre l’Iran dans ce cas. Dizengoff Tower, un centre commercial. J’y déambule. J’entends le russe autant que l’hébreu, et peut-être même plus. Sur le Dizengoff Square au centre duquel se tient la “Fire and Water Fountain” de Yaakov Agam, une place où malgré l’encrassement des façades Tel-Aviv la Blanche se laisse deviner. Yaakov Agam, un artiste dont j’ai découvert l’œuvre cinétique dans les années 1970 et qui a contribué à l’ambiance de mes années de jeunesse.

 

Promenade sur le front de mer. Les Israéliens qui ne manquent pas de grands architectes ont érigé sur une bonne portion de ce front de mer des constructions aussi imposantes que laides. Sur le bord de la promenade, une discrète proue est encastrée. J’y lis : ‟On June 21 1948 the IZL arms ship «Altalena» anchored off this shore was shelled on orders of the provisional government of Israel.”

 

Au 167 Meir Dizengoff, chez un bouquiniste. Des livres d’occasion dans presque toutes les langues d’Europe. La diaspora ! J’aimerais connaître l’histoire de chacun d’eux, les lieux où ils ont séjourné, les mains qui en ont tourné les pages et les regards qui s’y sont posés.

 

Beauté des arbres de Tel Aviv…

 

On a comparé Tel Aviv à Odessa au point qu’elle a parfois été nommée l’‟Odessa de la mer Méditerranée”. Mais contrairement à Odessa, Tel Aviv n’a pas été construite à l’initiative d’un pouvoir central mais à celle d’individus ou de petits groupes ; elle ne s’inscrivait dans aucun projet d’urbanisme global. Par ailleurs, Tel Aviv fut édifiée en un endroit sans aucun attrait, sans un mouillage naturel par exemple. Le seul attrait : la proximité de Jaffa et de villages agricoles fondés à partir de 1882, lors de la première aliya. La fondation d’une ville en Eretz Israel correspondait à l’accroissement de la population juive urbaine au cours du XIXe siècle. Pensons en particulier à New York ou Varsovie. Certes, la ville représentait une menace pour la solidité des structures communautaires et la tradition, elle représentait cependant une promesse.

 

Répétons-le, l’histoire du développement de Tel Aviv fut le fait de ses habitants, de leur spontanéité, et non d’un organisme centralisateur. A ce propos, le premier historien de Tel Aviv, Alter Droyanov, signale que le principal défi auquel durent faire face les fondateurs de ce qui allait devenir la première ville juive édifiée par des Juifs depuis la destruction du Second Temple, était d’éviter le chaos à tous les niveaux, alors que les moyens légaux manquaient pour imposer décrets et règlements dans des domaines névralgiques.

 

Tel Aviv s’est donc développée à partir de Jaffa. Les émeutes arabes de 1936-1939 rompirent les liens, essentiellement économiques et sociaux, qui l’unissaient à la ville arabe. De fait, la rupture était déjà consommée avant 1936, ainsi que le montre S. Y. Agnon (prix Nobel de littérature 1966) dans son roman ‟Only Yesterday”. Les fondateurs de Tel Aviv voulaient une ville juive et moderne, bien différente de sa voisine, Jaffa l’arabe.

 (à suivre) 

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