Parmi les nombreux descendants de conversos dans l’Espagne du XVème siècle, Diego de Valera (1412-1488), un penseur politique des plus profonds et très écouté des grands comme le fut son contemporain, Fernando de Pulgar, descendant de conversos lui aussi. “Doctrinal de Principes” de Diego de Valera, un livre de préceptes offert aux princes, est caractéristique de sa pensée où cohabitent les préjugés de son époque et sa profonde sympathie à l’égard des Juifs, sympathie qu’il ne cache pas davantage que ses origines. Une quarantaine d’années auparavant, le cardinal Juan de Torquemada (neveu du Grand Inquisiteur Tomás de Torquemada) avait exprimé des idées similaires.
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La présence juive en Espagne est des plus anciennes. On sait que nombre d’habitants de la péninsule ibérique choisirent le judaïsme lorsque cette religion faisait du prosélytisme. Cette présence fut augmentée par les exils de 70 et de 135, par ces Juifs du monde arabe qui s’installèrent dans la péninsule à partir du VIIIème siècle, suite à l’arrivée des Musulmans, en 711. Au XVème siècle, les Juifs d’Espagne n’hésiteront pas à se déclarer descendants de la tribu de Juda, arrivée dans la péninsule au 587 av. J.-C., année de la destruction du Premier Temple. Chaque peuple a ses légendes ; celle-ci a une explication : les Juifs d’Espagne étant loin de Jérusalem depuis des siècles, ils pouvaient se prétendre étrangers à la mort de Jésus-Christ, et ainsi échapper à la plus grave accusation, celle de déicide.
Combien étaient-ils en ce XVème siècle ? Certaines sources affirment qu’ils étaient au moins 200 000 à avoir préféré l’exil à la conversion, en 1492, et qu’ils auraient été 150 000 à rester. Les Juifs d’Espagne auraient représenté environ 10 % de la population du pays.
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Je ne vais pas vous peindre un tableau idyllique de la domination musulmane en Espagne et, ce faisant, apporter de l’eau au moulin des naïfs et des propagandistes (parmi lesquels le détestable Roger Garaudy) qui s’emploient à nous présenter al-Andalus comme le paradis sur terre, avec fraternisation de tous avec tous sous la paternelle férule musulmane. On ne peut cependant cacher que, dans un premier temps, les communautés juives du pays virent leur condition s’améliorer avec l’arrivée des Musulmans.
Avec la Reconquista (un processus qui s’étend de la bataille de Covadonga, dans les Asturies, en 718, à la chute du royaume de Granada, en 1492), les souverains chrétiens retrouvèrent les Juifs dont la condition ne changea guère. La liberté religieuse ne fut pas remise en question, les Juifs purent accéder à la propriété foncière et aucune activité économique ne leur fut interdite.
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L’expulsion massive de 1492 ne doit pas nous faire oublier que l’Espagne fut une terre d’accueil pour les Juifs expulsés de France en 1306, 1322 puis en 1394. La France ne fut pas toujours terre d’accueil et de tolérance et l’Espagne terre d’expulsion et d’intolérance. Traditionnelle terre d’accueil pour les Juifs d’Aquitaine et du Languedoc, la péninsule ibérique le reste au XIVème et au XVème siècle, lorsque ces deux royaumes prennent des mesures à leur encontre.
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Redisons-le, les Juifs sont présents dans tous les secteurs de l’économie et ils ont accès à la propriété foncière. Jusqu’en 1412, ils ne sont pas assignés dans des quartiers réservés et s’il existe des juderías, elles se sont constituées d’elles-mêmes. Les Juifs prêtent sur gages aux Chrétiens, aux Musulmans, aux autres Juifs ; ils prêtent jusqu’à des milliers de livres à leurs voisins, paysans ou artisans, mais aussi au clergé, à l’aristocratie et même aux souverains. Parmi les créanciers de la Couronne d’Aragon, au XIIIème siècle, on trouve des noms tels que Constantini, Caballeria, Portella, Ravaya, Abinafia. Le Grand Rabbin Josef Orabuena prête au roi Carlos III de Navarre. Lire à ce sujet l’étude de Béatrice Leroy : “Le Grand Rabbin du roi de Navarre, Josef Orabuena, 1390-1416”. D’une manière générale, aux francophones désireux d’en savoir plus sur l’Espagne et ses communautés juives je conseille les études de cette universitaire (professeur d’histoire médiévale à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour) qui proposent une vision panoramique, très stimulante et riche en détails qui ne portent pas atteinte à l’élan du lecteur.
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En aparté, je me permets de placer un lien en castillan qui met fin à une polémique :
http://www.esefarad.com/?p=21665
Non, il n’y a jamais eu de synagogue secrète dans la demeure du Grand Rabbin Abraham Seneor, à Segovie ! L’article de l’historien Bonifacio Bartolomé Herrero, publié en mars 2011, porte un sérieux coup à une histoire véhiculée non sans complaisance. Il a été repris par le website eSefarad (Noticias del Mundo Sefaradí).
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Très présents dans la vie économique, les Juifs le sont également dans la vie intellectuelle et politique des royaumes ibériques. Personne n’ignore le rôle de premier plan tenu par les Juifs de Tolède, au XIIème siècle. Auprès des clercs venus de toute l’Europe, ils œuvrent à la traduction de l’arabe au castillan et du castillan au latin des écrits d’Aristote, Euclide et Hippocrate pour ne citer qu’eux. Au cours des siècles, ils poursuivront leur activité de traducteurs mais plus modestement. A noter toutefois la (première) traduction de la Bible, de l’hébreu au castillan, par le rabbin Moshe Arragel, à l’invitation de Luis González de Guzmán y Enríquez de Castilla. Cette Bible connue sous le nom de Biblia de Alba (pour être propriété de cette maison ducale) reste particulièrement appréciée des Juifs originaires d’Espagne.
De très nombreux médecins sont juifs dans l’Espagne d’alors. Ils exercent aussi bien dans les villages qu’aux cours royales. Médecins, chirurgiens, apothicaires, autant de professions où les Juifs sont particulièrement appréciés. Le Grand Rabbin Josef Orabuena est le médecin personnel des rois de Navarre Carlos II et Carlos III. Les ben Wakkar constituent une prestigieuse lignée de médecins à la cour de Castille. Par ailleurs, de nombreuses sages-femmes sont juives ; et je vous épargne la longue liste de ceux qui furent parmi les meilleurs généralistes, chirurgiens et ophtalmologistes de leur époque.
De part leurs fonctions et leurs relations les Juifs sont amenés à jouer un rôle politique, notamment comme conseillers auprès des grands, dont ils sont souvent déjà médecins ou créanciers. Leur rôle dans les finances est central : ils sont intendants domaniaux, trésoriers, receveurs de recettes provinciales, percepteurs de taxes locales, fermiers des impôts, des collectes locales et de toutes les rentrées fiscales des royaumes de la péninsule ; ils sont aussi prêteurs sur gages. Ils vivent au cœur des sociétés espagnoles, sans doute plus encore au XVème siècle (qui vit leur expulsion) qu’au XIIème siècle, car ces sociétés qui ont gagné en complexité ont besoin de spécialistes.
Dans le prochain article, ce tableau plutôt rassurant va s’assombrir.
(à suivre)
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