« El olvido del bicentenario de Jovellanos por nuestra clase política es un fallo muy elocuente » Ignacio García de Leániz Caprile
Tout d’abord, j’invite ceux qui s’apprêtent à lire cet article à consulter le document PDF mis en lien, un document ample et concis écrit par María Angeles Galino Carillo, une prestigieuse universitaire espagnole :
http://www.ibe.unesco.org/fileadmin/user_upload/archive/publications/ThinkersPdf/jovellaf.PDF
Et, par courtoisie, un lien en castillan sur la vie et l’œuvre de cette femme née en en 1915, à Barcelone :
http://www.filosofia.org/ave/001/a159.htm
Jovellanos (alors ministre de la Justice, un poste qu’il ne devait occuper que peu de temps) peint par Goya, 1798, huile sur toile (205 x 133), Museo del Prado, Madrid.
Il est rare que je m’attarde, lorsque je consulte la presse. Le remplissage — car il faut tout de même les remplir ces pages et ces pages, et quotidiennement ! — y est devenu une sorte d’exercice toujours plus frénétique. Pourtant, il arrive qu’un article me retienne, que je me mette à le décortiquer et qu’il m’incite à en savoir plus. C’est ce qui m’est arrivé, il y a quelques jours, avec cette pleine page dans le quotidien « El Mundo » du 28 décembre 2011 signée Ignacio García de Leániz Caprile, professeur de Ressources humaines à l’Université de Alcalá de Henares. Son article a pour titre : « Si estuviéramos a su altura », soit : « Si nous étions à sa hauteur ». Le premier lien PDF ci-dessus est d’une belle densité (il est également disponible sur le web en anglais et en espagnol) ; il donnera à celui qui le lit une idée ample et précise de cette figure centrale des Lumières espagnoles, de la Ilustración española.
Ignacio García de Leániz Caprile commence par déplorer l’absence de toute célébration, même modeste, à l’occasion du bicentenaire de la mort (1811-2011) de Jovellanos, un oubli d’autant plus choquant que l’Espagne, pour ne citer qu’elle, n’est pas avare de telles célébrations. Par exemple, dans ce même numéro de « El Mundo », on rend compte sur trois pages du soixante-quinzième anniversaire de la mort de Miguel de Unamuno à Salamanca, siège d’une prestigieuse université dont il fut le recteur et qui ne l’a pas oublié. Elle lui a rendu hommage de diverses manières. Par exemple, « El Instituto Castellano y Leonés de la Lengua » a suscité une passionnante conférence : « Unamuno visto desde el exilio », un regard porté par des écrivains espagnols de l’exil sur cet immense bonhomme dont chaque phrase conduit à l’ivresse.
Mais j’en reviens à Jovellanos. Pour Ignacio García de Leániz Caprile, cette négligence de tout un pays envers un grand, un très grand monsieur, n’est pas un hasard ; il est le symptôme de la maladie dont souffre le pays, « síntoma de lo enfermos que nos hallamos como país ». Et pour enfoncer le clou, il n’hésite pas à déclarer qu’un tel oubli — qu’une telle négligence — aurait été impensable de l’autre côté des Pyrénées, en France donc.
Son portrait par Goya (voir image ci-dessus) est pourtant une pièce maîtresse du Museo del Prado, un portrait en pied qui en dit plus ou au moins autant qu’une scrupuleuse biographie. Ce tableau nous parle de l’accablement éprouvé par cet immense porteur de réformes, notamment dans l’enseignement, clé du développement économique. Les raisons de son accablement sont exposées dans le lien PDF de María Angeles Galino Carillo. Cet homme souffre pour un pays qui le fait souffrir. Au dos du modèle peint par Goya, une statue de Minerve (déesse de la Sagesse, de la Science et des Arts), probablement placée là pour symboliser l’abîme entre l’idéal et la réalité. Ce découragement n’empêcha pourtant pas cet homme originaire du Nord de l’Espagne (des Asturies plus précisément) de se consacrer sans trêve à son pays. Regardez le secrétaire couvert de dossiers sur lequel il appuie un coude ! Cette douleur particulière — mon pays me fait mal ! — contribua à coup sûr à sa détermination car l’œuvre polymorphe de Jovillanos est véritablement immense. Ce tableau nous parle donc de mélancolie mais aussi d’action. Lorsque Goya peignit cette toile, Carlos III était mort depuis dix ans ; ce despote éclairé avait été l’un des souverains les plus bénéfiques à son pays et il reste aujourd’hui encore l’un des plus populaires — voir le célèbre brandy qui porte son nom. Le règne de son successeur, Carlos IV, s’avérait bien moins prometteur et l’œuvre de Carlos III se voyait même menacée.
J’en reviens au dépit de cet universitaire, Ignacio García de Leániz Caprile. Il juge que cette omission des politiques et des institutionnels concernant le bicentenaire de la mort de Jovellanos n’est pas un hasard mais bien un lapsus memoriae au sens freudien de l’expression. L’immense Jovellanos serait-il à ce point oublié, remisé au grenier de la maison Espagne ? Jovellanos ne s’était pas contenté d’étudier les classiques. Il avait lu ses contemporains, les philosophes des Lumières françaises. Il avait étudié l’anglais avec opiniâtreté afin de pouvoir lire Adam Smith dans l’original. Il avait ingurgité en grande quantité les écrits de ses contemporains européens dans le but d’aider son pays. Sa volonté réformatrice n’avait négligé aucun domaine ; mais c’est sur l’éducation, domaine névralgique, qu’il avait porté l’essentiel de ses efforts. Cet homme des Lumières au savoir encyclopédique et à la curiosité illimitée n’envisagea à aucun moment la politique comme un moyen de se promouvoir ; il se mit véritablement au service de son pays. Dans son « Diario » il note l’irrésistible ascension du comte de Lerena, et porte sur lui ce jugement dépréciatif : « Hombre no sólo iletrado, sino falto de toda clase de instrucción y conocimientos en todos los ramos, y aun de toda civilidad, sin que los altos empleos pudiesen cultivar la grosera rudeza de sus principios. » Détail significatif, ce ministre des Finances avait par ailleurs amassé une fortune de 6 000 000 de reales ! Combien de Lerenas y a-t-il aujourd’hui dans la classe politique du pays ? demande l’auteur de cet article. La question mérite d’être posée et la poser revient à y répondre : il y en a beaucoup, et à tous les niveaux ! En Espagne, on entre volontiers en politique dans l’espoir de faire fortune. La notion de service public est devenue ringarde. Pourquoi donc célébrer un homme devant lequel les politiques d’aujourd’hui ne peuvent qu’éprouver de la gêne, de la honte ou de l’indifférence. Exit donc Jovellanos !
La Révolution française laissait Jovellanos sceptique. Il écrivit à son ami anglais, Alexander Jardine (auteur de pages parmi les plus pénétrantes sur l’Espagne de la deuxième moitié du XVIIIe siècle) : « Jamás concurriré a sacrificar la generación presente por mejorar las futuras. » En un mot, la guillotine ne préparait pas un monde meilleur. Son esprit et son cœur penchaient du côté de l’Angleterre et de sa monarchie constitutionnelle. Et ce penchant n’était pas le fait de la tiédeur. Peu d’hommes politiques espagnols ont expérimenté à ce point l’incompréhension et l’exil à cause de leurs idées.
Admirateur de la culture française comme tant d’Espagnols cultivés en ce XVIIIe siècle, Jovellanos ne céda pas pour autant aux chants des sirènes de Godoy et de José I. Alors âgé et de santé fragile, il se mit à la tête de la Junta Central et fit face à Napoléon dans le seul intérêt de son pays. Il mourut le 28 novembre 1811, à Puerto de Vega dans les Asturies, après avoir fui par mer les troupes françaises.
Et Ignacio García de Leániz Caprile termine son article en nous invitant à réparer l’oubli dans lequel l’Espagne a relégué ce grand homme en lisant un peu de ses écrits, ses « Diarios » par exemple, ou en méditant le portrait que nous en a laissé Goya.