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Réponse à Frédéric Schiffter

Ci-joint, en lien, l’intervention de Frédéric Schiffter (durée, un peu plus de 9 mn), du 5 juin 2024, « Le plus beau des chants désespérés », soit L’Ecclésiaste. Je l’ai extraite de son blog, Frédéric Schiffter, philosophe sans qualités :

https://lephilosophesansqualits.blogspot.com/2024/06/le-plus-beau-des-chants-desesperes.html

Cette intervention m’a gêné et pour plusieurs raisons. J’ai donc pris quelques notes dans mon coin, une ébauche de réponse. Puis j’ai demandé des précisions à une amie de Jérusalem, Hanna, professeur d’hébreu. Elle m’a aidé à préciser mes imprécisions tout en me proposant des éléments de réflexion que j’ai approfondis, ce qui m’a permis de préciser mon malaise et ainsi de m’en alléger. La lettre de Hanna étant bien plus concise et ample que mes notes, je l’ai reprise dans son intégralité. Hanna tient un blog dédié à la vie, à l’histoire et à la culture juives et israéliennes, Boker Tov Yerushalayim.

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Cher Olivier,

Dès le début, le commentaire de Monsieur Frédéric Schiffter me gêne beaucoup : pour lui, ce texte a été écrit sans doute au IIème siècle avant l’ère chrétienne par un honnête homme très au fait de la pensée grecque et qui se fait passer pour le roi Salomon, un texte que l’on a inclus dans le corpus de l’Ancien Testament on ne sait trop pourquoi…

Monsieur Frédéric Schiffter est comme beaucoup d’intellectuels éclairés : leur science bute sur le fait juif ou hébraïque. Il les gêne. Il lui faut donc absolument le contourner. Le problème est que s’il s’agit d’un texte grec, il n’a aucune raison d’être inclus dans le corpus de l’Ancien Testament (c’est à dire la Bible hébraïque). De plus, son insistance à vouloir helléniser ce texte me semble des plus suspectes : ne sait-il pas que l’essentiel des textes de l’Ancien Testament (et donc Qohelet) ont été écrits en hébreu ? Il lui trouve aussi des tournures araméennes. Pour moi, il est écrit dans un hébreu très classique avec quelques emprunts à l’araméen qui était la langue véhiculaire (et qui le restera jusqu’à la conquête arabe) du Moyen-Orient, mais ne chipotons pas…

Je bloque cependant lorsqu’il prétend que c’est une langue récente. L’araméen une langue récente ? C’était celle d’Abraham. J’ai écrit un article à ce sujet :

https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2021/02/09/larameen/

De plus, si ce n’était pas un texte non seulement juif mais aussi hébraïque, il n’aurait pas été inclus dans le canon biblique. Par exemple, lorsque nous fêtons Hanouka, nous nous remémorons l’histoire de notre révolte contre les Grecs mais en aucun cas nous ne lisons le texte des Macchabées, texte qui n’a pas été inclus dans le canon biblique parce qu’écrit en grec.

Aux yeux de mes professeurs d’araméen et de linguistique hébraïque, cette copie aurait mérité un zéro !

En fait, je viens de regarder l’article de Wikipédia sur le sujet, je crains qu’il en ait fait un copié-collé verbal.

Je ne vais pas discuter sur la question de savoir si le roi Salomon lui-même en a été l’auteur. Personne n’a pu le filmer et l’interroger.

Je me demande cependant pourquoi ce parti-pris qui malheureusement est récurrent chez les Occidentaux qui analysent la Bible hébraïque. Pourquoi vouloir à tout prix déjudaïser les textes bibliques ou l’histoire biblique ?

Contrairement à ce que prétend Monsieur Frédéric Schiffter, ce texte est profondément juif : c’est un livre de sagesse qui ne donne pas de conseil pratique mais qui conseille de pratiquer la justice et ne fait aucunement référence aux grands événements de la vie juive comme le don de la Thora ou la sortie d’Égypte parce qu’il s’adresse à des hommes qui les connaissent déjà et qui ont besoin d’entendre des réflexions plus universelles.

C’est aussi un texte très courageux qui remet en question nos certitudes sur les questions les plus centrales du judaïsme : la perception de Dieu, la manière dont le monde est géré, et bien plus encore. On entend parfois « Cela ne peut pas être écrit dans la Bible ! » Mais ces choses y sont bel et bien écrites, et l’immense puissance de la Bible réside, entre autres choses, dans l’énorme variété de ses pages : agonie et louange, supplications et affirmations dures, justification de Dieu et interrogation sur ses voies – tout cela. La Bible hébraïque nous appelle à réviser, interpréter, identifier et trouver notre chemin. Ce n’est pas un livre d’histoire sainte, statique. En fait, l’auteur du Qohelet agit comme l’ont toujours fait nos plus grands exégètes et commentateurs : remettre en question nos certitudes.

Un exemple : son célèbre passage Il est un temps pour… est justement très imprégné de cette pensée juive pour qui le temps qui régit la vie des Juifs est très particulier : un temps pour travailler, un temps pour se reposer (le shabbat), un temps pour prier, un temps pour étudier, un temps pour se réjouir et un temps pour être triste. Chez nous tous ces temps sont bien distincts dans la vie de tous les jours et pas seulement dans la vie religieuse.

Dans l’article que je mets en lien, sur le Yizkor, je parle de cette mémoire communautaire différente de la mémoire individuelle et qui nous oblige à nous souvenir non pas en tant qu’individus mais en tant que peuple :

https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2024/05/12/yiskor-%d7%99%d7%96%d7%9b%d7%95%d7%a8-souviens-toi/

Dans la deuxième partie de mon texte sur les horloges de Jérusalem, je mentionne les différents temps :
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2022/07/10/les-horloges-de-jerusalem/

Enfin, deux points importants : Qohelet est lu à l’occasion de la fête de Souccot, une des trois fêtes de pèlerinage à Jérusalem, qui est à la fois celle du peuple juif mais aussi des soixante-dix nations, donc de l’universel.

Monsieur Frédéric Schiffter a bien du mal à déjudaïser ce texte : écrit en araméen, de l’époque hellénistique, araméen langue récente, celle de Jésus (qui parlait comme tout le monde l’hébreu mais utilisait l’araméen, surtout lorsqu’il s’adressait à des foules qui n’étaient pas forcément juives, l’araméen étant alors la langue véhiculaire dans le Proche-Orient). Je ne sais pourquoi il éprouve un tel besoin.

PS. Le mot Qohelet lui-même est un mot hébraïque. Sa racine ק ה ל (QHL) veut dire « rassembler », « regrouper » et a donné le mot Kahal, une assemblée.

Hanna

Olivier Ypsilantis

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