Je me souviens de Georges Perec, de sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » rédigée au cours de journées d’octobre 1974 à partir du Café de la Mairie, son poste d’observation, place Saint-Sulpice.
Au café Central de Rato, 17 juin 2024, 10 h.
Je retrouve le petit rat inscrit en pavé noir dans le pavé blanc. L’ombre des façades couvre les deux-tiers du large trottoir. Les feuillages des jacarandas commencent à cacher leurs branchages. Leurs floraisons mauves subsistent mais très partiellement.
Sur le toit d’un autobus : Eu ando cheio de energia – 100% elétrico – zero emissões. Sur le toit d’un autre autobus : Eu ando a todo o gás – gás natural
Un homme aux cheveux blancs et à la barbe naissante avance à petits pas qui semblent buter contre le pavé.
Une femme s’enfonce un index dans une oreille et le fait pivoter vigoureusement.
Quelqu’un me surprend et me tend la main avec un sourire. Il porte des lunettes de soleil et un casque vélo route ; je ne sais qui est cette personne jusqu’à ce qu’elle m’adresse la parole ; je la reconnais alors au son de sa voix ; il s’agit de Mike, un ami anglais.
Je ne sais sur quoi porter mon attention ; un peu sur tout ou bien sur des détails précis avec tentative d’entreprise taxinomique ? Je suis pour l’heure tenté de relever ce qui est écrit ici et là, sur du statique et du mobile.
Passent trois fourgons Unidades Especial de Polícia. Je les connais, ils assurent la protection de la synagogue Shaare Tikvah, rua Alexandre Herculano, à quelques pas de Rato.
« Un promeneur qui ressemble assez vaguement à Michel Mohrt repasse devant le café et semble s’étonner de me voir encore attablé devant un vittel et des feuillets. » Georges Perec dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
Sur une poubelle Plastic Omnium 240 litres, imprimées en argenté les armes de Lisbonne, soit le navire avec corbeau en proue et corbeau en poupe – voir la légende qui s’y rapporte.
Passe une Jaguar XJ6 (années 1970), d’un beau vert classique.
Passent des avions, légèrement sur ma gauche, un couloir aérien.
Un livreur descend d’une fourgonnette. Il place sur son épaule droite un sac en plastique rempli de carottes.
Passent le Gitan et son fils, avec leurs paniers qu’ils proposent à la vente. Ce sont de beaux paniers en osier faits main ; ils me semblent d’un coup très précieux, le fait main étant en voie de disparition et ayant même disparu.
Un petit groupe d’habitués se forme à ma gauche, des reformados. Je m’efforce de saisir leur conversation mais impossible avec ce brouhaha. Le portugais est une langue à la phonétique très délicate et le moindre bruit de fond rend sa compréhension difficile.
Le ferraillement d’un vieux tramway me dit tout Lisbonne.
Je note soudainement que depuis plusieurs minutes mon regard s’est concentré sur les sigles placés sur ce qui roule. J’ai toujours prêté une grande attention aux sigles ; aujourd’hui ce sont eux qui dans nos sociétés postindustrielles sont le plus chargés en esthétique : ils s’avèrent souvent plus esthétiques que le design des véhicules sur lesquels ils s’inscrivent.
Un homme passe avec dans la main gauche un livre et un cigare allumé, avec dans l’autre un téléphone portable. Il a des petits gestes d’hésitation : il semble à la fois vouloir aspirer une bouffée et consulter son téléphone portable.
Des affiches déchirées, et je pense à qui vous savez.
Passent des mobile phones et des earbuds.
Une femme prend place à la table à côté de moi (j’écris en terrasse). A l’aide d’une pièce d’un euro, elle découvre des nombres, la loterie, Codigo certo !
Torrespharma, un camion vert avec lettres jaunes. Le chauffeur-livreur qui en descend, pantalon vert et polo jaune, la tenue de travail de cette marque spécialisée dans le transport et la distribution de produits pharmaceutiques.
Je pourrais mêler à cette Tentative (d’épuisement d’un lieu lisboète) des bribes de monologues intérieurs. Et à cette Tentative et au monologue intérieur, je pourrais ajouter des Je me souviens. A propos de monologue intérieur, je me souviens que j’ai lu à Dublin, au cours de mes années d’études, « Les lauriers sont coupés » d’Edouard Dujardin, premier exemple de texte littéraire entièrement rédigé du point de vue des pensées d’un personnage, et « Le monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce et dans le roman contemporain », un essai rédigé par Edouard Dujardin en collaboration avec Valéry Larbaud.
Un homme tient entre l’index et le majeur, et par le goulot, une bouteille d’eau minérale aux deux-tiers vide.
Passent des sacs diversement tenus et maintenus.
Passe un chapeau blanc avec une femme en dessous.
Passe un biréacteur de la TAP. Je ne parviens pas à lire ces trois lettres mais le vert et le rouge suffisent à me dire cette compagnie portugaise.
Passe un couple ; elle, pantalon léopard ; lui, crinière de lion.
« Passe une femme élégante tenant, tige en haut, un grand bouquet de fleurs. » Georges Perec dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
Le ciel se couvre. Je ne vois plus les avions que très brièvement.
En façade et côte à côte, le drapeau européen, le drapeau portugais et du Partido Socialista. A ce propos, on célèbre (discrètement, comme toujours au Portugal) le centenaire de la naissance de Mário Soares (1924-2024).
Passe un vieux tramway (Carris), un tuk tuk, un taxi, des autobus, beaucoup d’autobus. Je n’en relèverai pas les numéros, contrairement à Georges Perec – en effet, sa « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » est pleine de numéros d’autobus.
Passe une Noire à forte poitrine. Elle porte un chemisier noir sur lequel se détachent sur fond brun les silhouettes de petits singes installés dans un entrelac de branches.
Un vent frais, atlantique, agréable, si agréable…
Passe un pigeon, une patte abîmée ; il boîte affreusement.
Passe un homme tout grisonnant et tout de gris vêtu. Une cordelette orange fluo maintient ses lunettes. Je le suis du regard : cette ligne orange que soulignent ces gris me captive.
Au café Central de Rato, 18 juin 2024, 12 h 10.
« La plupart des gens ont au moins une main occupée : ils tiennent un sac, une petite valise, un cabas, une canne, une laisse au bout de laquelle il y a un chien, la main d’un enfant. » Georges Perec dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
Sur une camionnette, je lis Colchões Bom Repouso.
Sur un autobus, je lis Liberta emoções. Não e suor. Desodorizánte oficial UEFA euro 2024
Couleurs. Le jaune d’un autobus. Le rose de la façade du siège du Partido Socialista. Le vert foncé de poubelles Plastic Omnium 240 litres. Le vert clair d’un sac Uber Eats transporté sur le dos par un cycliste. Le rouge d’une berline, d’un sweatshirt GAP qui attend un autobus sous un abribus. Le bleu des panneaux directionnels pour autoroutes : A2 Sul et A5 Cascais. Le blanc d’un parasol sur lequel sont imprimées en très gros six lettres, SAGRES, la plus populaire des bières portugaises. Le mauve des floraisons des jacarandas. Le rouge d’un feu de circulation routière (qui passe au vert tandis que j’en prends note). Le jaune d’un panneau Carris sur lequel je lis : Quanto tempo falta para chegar o próximo veículo? Veja na outra face deste painel! Liste non exhaustive.
Figures. Des cercles, beaucoup de cercles (à commencer par les roues de tout ce qui roule). Le losange de Renault. Des rectangles, beaucoup de rectangles (trop long à répertorier). Les carrés du carrelage des murets qui partagent la place de Rato, l’un des principaux nœuds de communication du centre de Lisbonne, la place de Rato vers laquelle convergent dix axes (ce que je viens de vérifier), passent de nombreuses lignes d’autobus (dont le 720, 727, 738, etc.), sans oublier le vieil elétrico et, en dessous, le métro qui a plusieurs bouches sur cette place. Liste non exhaustive.
« Un enfant fait glisser un modèle réduit de voiture sur la vitre du café (petit bruit). » Georges Perec dans « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
Mon regard parcourt l’espace qui s’offre à moi et qui s’ouvre en angle plat, soit 180°. Je constate que les figures géométriques les plus présentes sont le cercle, mais aussi le carré et peut-être plus encore le rectangle. Le pavé qui couvre le large trottoir où j’écris (en terrasse pour sentir les caresses d’un léger vent atlantique) est plutôt carré mais très irrégulier ; et dans tous ces carrés (certains bien approximatifs), je remarque de nombreux rectangles (certains bien approximatifs, eux aussi) ; et les rectangles me semblent de plus en plus nombreux à mesure que je détaille ce pavage, sans toutefois me sembler plus nombreux que les carrés.
Des nombres et des lettres. Il y a bien sûr les nombreuses plaques d’immatriculation qui ne cessent de passer. Les immatriculations portugaises s’organisent invariablement suivant 2×3 signes, soit des combinaisons par paires de nombres et de lettres ; par exemple (je relève des numéros qui passent) : BB-99-MX, AZ-95-FR, 45-ZV-82, 69-RN-40, etc. Sur plusieurs parasols, ces six lettres en très gros caractères, SAGRES. BANCO CTT (CTT en rouge). ESTRELA et AMOREIRAS sur des panneaux directionnels. ESTRADA DA LUZ (sur le 738), écrit en points lumineux.
Olivier Ypsilantis