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En lisant Isaiah Berlin – 3/3

Giambattista Vico tient pour acquis que nous pouvons comprendre les autres, avec plus ou moins de rigueur il est vrai, car s’il n’y avait pas de communication entre les hommes il n’y aurait ni langage, ni société, ni humanité. Mais qu’en est-il si nous envisageons non plus le présent mais le passé ? Pour Giambattista Vico il y a trois voies d’accès principales au passé : le langage, les mythes et les rites – soit le comportement institutionnel.

Il souligne la valeur de l’expression métaphorique. Pour lui la rhétorique est plus qu’un ornement simplement destiné à procurer du plaisir. Le mode métaphorique est le mode d’expression naturel (spontané) de ceux qui en font usage. La métaphore était à l’origine un mode d’expression naturel, vécu. Peu à peu, l’expérience humaine se modifiant, le rapport à ce mode d’expression s’est modifié et la rhétorique, alors pure poésie, s’est faite de plus en plus artificielle.

Chaque discours ou mode d’expression traduit une vision du monde. Il n’y a pas de discours universel capable de rendre compte d’une réalité intemporelle. La réalité intemporelle n’existe pas ou si elle existe elle n’est pas à notre portée. Comment appréhender pleinement la vision du monde qu’avaient des peuples faisant usage d’un langage très différent du nôtre, un langage envisagé comme l’expression naturelle de leur vision du monde (voir le langage mythologique) ? Ainsi, en Inde, me suis-je sans cesse posé la question de savoir comment un Hindou véritablement croyant percevait le monde. Giambattista Vico signale que nous devons faire un effort titanesque pour pénétrer les mentalités primitives. Nous pouvons le faire jusqu’à un certain point, par la fantaisie, par l’imagination. Selon lui nous devons analyser le parallèle entre le développement d’une espèce et celui d’un individu, soit entre le macrocosme et le microcosme, entre la phylogenèse et l’ontogenèse, une idée venue de la Renaissance.

Il y a une analogie entre le développement des individus et celui des peuples. Si je parviens à me souvenir de mon enfance, j’aurai une idée de ce qu’était l’appartenance à une culture primitive. Autrement dit c’est par la mémoire et non par l’analogie que nous pouvons espérer reconstruire le passé de l’homme. Les expériences diffèrent d’une génération à une autre mais, nous dit Giambattista Vico, elles se développent suivant un ordre établi que nous pouvons interroger. Ce questionnement exige un travail intense et soutenu appuyé par l’étude du langage (les symboles) à partir des traces laissées par le passé (comme les inscriptions sur un monument). Les réponses à ce questionnement nous permettrons de recréer, au moins partiellement, une certaine ambiance mentale et spirituelle dans laquelle nous pourrons nous inviter. Pour les hommes des Lumières (parmi lesquels Voltaire, d’Holbach et d’Alembert), ces traces (hiéroglyphes, mythes, légendes, etc.) ne sont que les vestiges misérables d’un passé obscurantiste.

Une fois encore, nous dit Giambattista Vico, la poésie n’est pas un ornement élaboré par des écrivains raffinés, pas plus qu’elle n’est une technique mnémonique ; elle est une forme directe et collective d’auto-expression d’un lointain passé dont une collectivité spécifique est l’héritière. Homère est l’expression de tout un peuple et non d’un individu particulier, et c’est bien ce que veulent nous dire les théories de Johann Joaquim Winckelmann et de Johann Gottfried von Herder.

Isaiah Berlin décrit le rythme de l’histoire qui selon lui n’est pas le rythme linéaire et ascendant d’un progrès continu, de l’imperfection vers la perfection, la notion de perfection supposant un critère absolu de valeur. Une phase de l’histoire n’est pas nécessairement produite par sa phase antérieure, elle est le produit de nouvelles nécessités qui procèdent de la satisfaction de nécessités antérieures, le tout pris dans un perpétuel processus d’auto transformation des hommes. Dans ce processus Giambattista Vico qui s’appuie sur l’étude de la mythologie attribue à la lutte des classes un rôle central. Voltaire méprise les mythes, Giambattista Vico les ausculte car il pense pouvoir y déceler des traces des conflits sociaux du passé, conflits qui ont engagé des cultures dans leur ensemble. Giambattista Vico est à sa manière un adepte du matérialisme historique ; il estime que les personnages mythiques (comme par exemple Pégase ou Hercule, Ariane ou Apollon) symbolisent des points d’inflexion dans l’histoire des transformations sociales. Bref, loin de voir dans les mythes un fatras à balayer, il estime que les entités qui peuplent les mythes sont une synthèse d’images a priori incompatibles entre elles. Les créateurs de mythes les éprouvaient de manière vivante, par les sens, alors que leurs descendants les appréhendent à l’aide de concepts, avec phraséologie abstraite. Toujours selon Giambattista Vico, les inflexions que subissent certains mots au cours de leur existence nous renseignent sur l’histoire des institutions sociales qui d’une manière ou d’une autre ont à voir avec les mots en question.

Certaines conclusions de Giambattista Vico sont absurdes mais il n’empêche que son enseignement est fécond, avec cette idée d’appliquer aux données venues du passé (et d’un passé parfois très lointain) une sorte de méthode transcendantale kantienne, une idée qui discrédite l’idée d’une nature humaine intemporelle et immuable. En effet, il n’existe pas de concept intemporel et immuable de justice, de propriété, de liberté ou de droits. Ces valeurs s’altèrent quand la structure sociale dans laquelle elles s’insèrent s’altèrent. Il n’existe pas de loi naturelle omniprésente. Les principes absolus énoncés par Isidore de Séville ou Thomas d’Aquin n’étaient pas présents (que ce soit explicitement ou implicitement) chez nos lointains et très lointains ancêtres. Les égoïsmes rationnels de Thomas Hobbes, John Locke ou Baruch Spinoza sont arbitraires ou ahistoriques ; et si les hommes étaient comme les décrivent ces penseurs leur histoire serait inintelligible. Chaque phase de la civilisation est spécifique et doit être envisagée comme l’expression d’une culture spécifique. Les phases postérieures ne sont pas meilleures que les phases antérieures, elles en diffèrent à peine.

La nouvelle connaissance historique devra rendre compte de la transformation permanente d’une culture dans une autre et, de ce fait, elle sera d’un relativisme dynamique, en commençant par éliminer ces jugements de valeur qui s’emploient à distribuer bons ou mauvais points à telle ou telle culture. On ne peut juger à partir d’un idéal fixe. Ainsi, pour Giambattista Vico, la querelle entre les Anciens et les Modernes n’a aucun sens, les uns et les autres ayant leurs règles (leurs conventions) qui font partie intégrante de leur pensée et de leurs sentiments. Giambattista Vico prend ses distances envers cette notion de croissance cumulative de la connaissance, d’un corpus unique répondant à des critères universels. Il ne nie pas la valeur et l’utilité des plus récentes découvertes scientifiques et techniques, il ne déclare pas que l’intuition le met au-dessus de la recherche empirique, en aucun cas. Mais alors en quoi sa conception de l’histoire est-elle originale ? Comprendre l’histoire revient pour lui à se mettre dans la peau des individus à une époque donnée dans un lieu donné, à délinéer leurs nécessités, leurs objectifs, leurs idéaux, leurs désirs, leurs questionnements, etc. Ainsi pense-t-il avoir créé une catégorie de la connaissance en s’appuyant non pas sur des faits ou des vérités issus de la logique, du raisonnement déductif, mais sur une connaissance semblable à celle que nous aurions d’un ami, de son caractère, de sa manière de penser et d’agir, des nuances de sa personnalité, de ses sentiments et de ses idées, ce que Montaigne a si bien décrit et dont Montesquieu a rendu compte. Nous ne devons toutefois pas perdre l’espoir de comprendre au moins un peu les hommes éloignés de nous dans le temps, de les comprendre au moins un peu par les traces qu’ils ont laissées, des traces qui ne peuvent nous être totalement inintelligibles ; car bien que très différents de nous, ils avaient tout comme nous un esprit, des objectifs, une vie intérieure, alors que la nature non humaine nous reste inintelligible dans son pourquoi et ses objectifs, même si nous la disséquons et la fouillons entre microscopes et télescopes. Giambattista Vico nous avertit : sans cette capacité à pénétrer au moins partiellement les mentalités de ceux qui nous ont précédé (après les avoir mis en situation), l’histoire n’est qu’une suite de choses sans vie. Il fait appel à notre capacité d’imagination, à notre force de sympathie, une invitation que René Descartes et autres théoriciens français ont totalement négligée. Giambattista Vico nous invite à faire appel à l’imagination, à l’intuition imaginative, soit une capacité à se mettre (au moins un peu) à la place de l’autre, l’autre inscrit dans une société donnée, à une époque donnée ; car sans cette capacité l’histoire est comme un animal empaillé derrière la vitrine d’un musée.

Il n’y a pas une structure immuable de l’expérience, d’où l’impossibilité d’inventer un langage parfait capable de rendre compte des autres langues. La langue de ceux que nous désignons comme des primitifs ne correspond en rien à une transcription imparfaite de ce que les générations suivantes exprimeront d’une manière plus élaborée. Les langues primitives traduisent des visions singulières du monde, des visions qui peuvent être partiellement exprimées dans la langue d’une autre culture. Aucune culture ne constitue une version moins parfaite d’une autre culture.

Il est impossible de pleinement comprendre le monde de la Bible ou de Homère aussi longtemps que l’on s’en tient strictement aux critères définis par Voltaire et consorts. Aujourd’hui, on s’accorde plus ou moins sur ce point mais tel n’était pas le cas au début du XVIIIème siècle. Les « absolute presuppositions » (voir R. G. Collingwood) des philosophes et scientistes français ont fait réagir des critiques et des historiens des littératures nationales de Suisse, d’Angleterre et d’Allemagne contre les Lumières françaises – je passe sur la longue liste de leurs noms. C’est tout un vaste mouvement qui est à l’origine de l’anthropologie comparée, de la jurisprudence, des religions et des littératures comparées, de l’histoire comparée de l’art, des civilisations et des idées, bref, de tous ces champs de la connaissance qui exigent plus que la simple connaissance des faits et des événements, qui exigent de l’empathie einfühlung. Cette force d’empathie (qui est aussi capacité d’imagination, effort pour appréhender au moins dans une certaine mesure les conceptions qu’ont de la vie des sociétés éloignées de la nôtre) n’est pas nécessaire dans l’étude et la pratique des sciences de la nature.

Giambattista Vico est à l’origine de ce schisme entre sciences de la nature et humanités. Avant le XVIIIème siècle, la conscience de ce contraste dans le vaste domaine de la philosophie – naturelle et métaphysique –, de la théologie, de l’histoire, de la rhétorique et de la jurisprudence semblerait ne pas avoir été claire. Il y avait certes des discussions sur la méthode, mais le grand clivage entre sciences naturelles et humanités a été non pas élaboré mais révélé par Giambattista Vico, un vaste débat toujours ouvert. D’où lui est venue cette intuition cruciale ? Est-elle passée par une autre tête avant 1725 ? Et comment cette intuition a-t-elle influencé tant de penseurs ? L’histoire des idées a encore beaucoup à nous apprendre à ce sujet.

L’invitation de Giambattista Vico reste pertinente. L’étude des sociétés du passé ne peut se soumettre à un cadre unique, à un objectif universel et unifié. Chaque société est singulière mais il y a néanmoins des liens plus ou moins solides, plus ou moins fragiles, entre les sociétés. Nous pouvons nous en saisir et les suivre avec patience et modestie afin d’espérer comprendre au moins un peu ceux qui nous ont précédé, même s’ils sont très éloignés de nous dans le temps.

Olivier Ypsilantis

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