12 octobre
Réveillé par le chant des oiseaux, à l’instant précis où le jour commence à poindre. Hier, je suis resté plus d’une heure à observer de la terrasse d’un restaurant, au bord de la route, la chaîne de l’Himalaya et les jeux des nuages autour d’elle. Je me suis vu dessinant (le mouvement des crayons sur le papier) et gravant (le mouvement de la pointe sèche sur la plaque d’acier). Puis j’ai pensé à des grands maîtres de l’estampe japonaise car à un moment donné ces nuages se sont accumulés en des sortes de matelas allongés comme dans cette estampe qui montre le mont Fuji par Hokusai.
Ce matin, 6h30, la chaîne de l’Himalaya considérée sous un autre angle. La brume estompe la base de quatre montagnes, toujours plus estompées suivant les lois de la perspective ; ce sont des montagnes aux formes plutôt arrondies pour les deux plus proches, plutôt anguleuses pour les deux suivantes ; elles annoncent la chaîne enneigée. Le soleil très oblique fait ressortir des pans blancs comme du sucre sur un ciel d’un bleu encore timide. Pour tous les peuples les dieux habitent les hauteurs, qu’ils soient païens ou non, polythéistes ou non. Moïse n’a pas donné la Thora au monde dans une plaine. J’en reviens à mes observations d’hier. L’estampe japonaise s’est aussi imposée à moi parce qu’un rideau de pins se tenait au premier plan et structurait l’ensemble. Tandis que j’observais cette composition, une fille de douze-treize ans d’une très grande beauté est passée dans la cour, en contrebas. Son teint mat et clair, ses cheveux très noirs, soigneusement ramenés en une longue queue de cheval que le soleil faisait luire. Elle m’a d’emblée évoqué la jeune orpheline grecque au cimetière de Delacroix, un tableau devant lequel je m’arrêtais longuement à chacune de mes visites au Louvre.
L’Inde, des images souvent très colorées comme ces colliers de fleurs, ces saris et des petites choses destinées aux offrandes qui ressortent plus encore dans la pure lumière de l’Himalaya. Il y a aussi la lumière grecque ; mais sa pureté est différente, plus chargée en bleu ; et des passages de Georges Haldas me reviennent, des passages de « Ulysse et la lumière grecque ». J’observe le tracé des branches d’un arbre mort devant l’Himalaya, devant des plans qui s’estompent à mesure que monte le soleil. Rien n’est plus captivant que ces choses simples comme ces bouquets de bambous que tracent en quelques gestes les maîtres de la peinture chinoise.
La route hier (sept à huit heures de route) et l’entretien si difficile qu’elle demande. Les effondrements en amont et en aval de cette route, des rétrécissements, des chaos dans l’autocar, des chaos qui secouent le passager en tous sens. La fatigue qui gagne l’observateur, une fatigue qui ne serait pas si désagréable si ne s’y ajoutaient des problèmes intestinaux. La nourriture indienne me devient difficile à supporter avec ces épices et j’y opère à présent une sévère sélection.
8h. Je suis toujours devant l’Himalaya, sous la varangue. Les premiers plans se précisent toujours plus et je distingue à présent les marques de l’érosion, encore estompées comme une draperie dessinée par Léonard de Vinci. Et tout en observant le massif de l’Himalaya, je me revois à Mojácar, dans le désert d’Almería, observant le relief et les travaux de l’érosion aux heures du soir, dans cette lumière très oblique venue de Grenade. Je pensais déjà au sfumato de Léonard de Vinci. Les figures blanches des sommets de l’Himalaya se sont multipliées et complexifiées.
En compagnie d’Eric Newby. Il évoque le Ganges canal, « the brain-child of Captain Proby Cantley of the Bengal Engineers. » Me renseigner sur la très difficile construction de ce canal, un canal qui mettra fin aux famines dans la région de Doab – « Doab: literally, two waters, the land between any two rivers. »
9h. Les détails du tableau sont à présent bien visibles, comme ce village dans la vallée. Un certain enchantement s’est évanoui. Je pourrais être à présent devant une carte postale de paysage suisse. J’observe la chaîne de l’Himalaya en me concentrant sur la droite du tableau où elle s’estompe d’une manière si délicate que je ne parviens plus à distinguer les montagnes des nuages.
Dans les temples hindous et chez les Sadhous j’ai souvent le sentiment de faire une plongée dans le paganisme, un sentiment qui ne porte aucune condamnation ; je ne fais qu’observer. Et j’ai ce même sentiment dans certaines fêtes du monde catholique, en Espagne, avec ce mélange de chrétien et de païen (le polythéisme romain) voire de Walt Disney et de Warner Bros. J’ai eu ce sentiment au Chili, à la fête de la Virgen del Carmen (vers la mi-juillet), dans la pampa de Tamarugal, avec ce mélange d’images catholiques et précolombiennes.
Sur la route. Je détaille les camions, généralement très décorés, comme des temples sur roues. De longs pompons pendent souvent de leurs rétroviseurs. Des femmes sur les aires de battage installées au milieu de cultures en terrasses. Des attelages de paires de bœufs et l’araire millénaire. Le paysan qui dirige l’araire sort à l’occasion son téléphone portable. Les structures diversement verticales définies par le travail de l’érosion et diversement horizontales définies par le travail de l’homme, comme ces cultures en terrasses. Des fumées parfumées venues de brûlis.
Je m’incline et touche le seuil d’un temple de la main en signe de respect. Il y a quelques jours des écoliers touchaient mes chaussures en signe de respect, ce qui m’avait gêné. Et je le redis, Eric Newby a lui aussi éprouvé cette gêne. Montée vers un temple géré par la Yogoda Satanga Society of India. Lire « Autobiography of a Yogi » de Paramahansa Yogananda qui déclare : « May all men come to know that there exists a definite, scientific technique of Self-realization for the overcoming of all human misery. » Ce genre de déclaration me trouve dubitatif, mais après tout… Certaines déclarations de ses disciples me touchent car elles se rapprochent du tikoun olam des Hébreux, soit la réparation du monde. Dans ce projet vital l’Inde, « this spiritual motherland », est appelée à tenir un rôle essentiel, l’Inde mais aussi et peut-être même d’abord Israël, avec ces Juifs qui n’ont pas oublié qu’ils sont juifs et donc porteurs d’un projet lui aussi vital, un projet aussi singulier qu’universel.
Sur la route. Des singes observent un homme qui pisse au bord de la route. Le jet d’urine lumineux dans le soleil couchant. Abandonnée dans de hautes herbes, la carcasse d’une Hindustan Ambassador, cette voiture que je regrette, avec ses lignes classiques et son intérieur si confortable.
13 octobre
En arrivant hier soir (jour de Yom Kippour), le massif de l’Himalaya à peine visible pris dans une buée mauve pâle avec des pans de neige rose pâle que j’ai d’abord pris pour un banc de nuages. La terrasse de l’hôtel, ses systèmes de panneaux solaires avec au-dessus d’eux les réserves d’eau chaude Sun Stellar. Un gros chien s’approche lentement en remuant doucement la queue ; je lui caresse la tête ; il me donne un coup de langue sur le dessus de la main probablement pour me remercier, s’éloigne et se couche au milieu de la terrasse. Des corbeaux au plumage brillant se posent sur les rebords de la terrasse puis s’envolent dans différentes directions. Je salue un employé en joignant les deux mains et prononce le mot Manasté, un mot venu du sanskrit, un mot riche en significations et qui toujours semble agir comme un mot de passe. Derrière l’hôtel, une forêt de pins assez espacés, une forêt lumineuse où pousse une herbe bien verte. Je guette la silhouette de l’Himalaya. Il est 6h30 et je ne vois pour l’heure qu’un banc de brume rose-mauve sur tout l’horizon. Aux premiers plans des sommets dans une mer de brume. Une fois encore je pense aux maîtres de la peinture chinoise.
Écouté une interview de Georges Bensoussan. Les déclarations purement opportunistes d’Emmanuel Macron quant à Israël. Sa peur des banlieues. L’incohérence de la diplomatie française. L’inversion des valeurs : le Juif est déclaré génocidaire. Le but de l’Iran : isoler et épuiser Israël. Du Juif paria à l’État (juif) paria. Le Juif était accusé d’être responsable du chaos, à présent c’est Israël (l’État juif) qui est accusé de la sorte. Et je sais qu’ils sont nombreux à espérer la disparition d’Israël, et sans être nécessairement des islamistes. Simplement, ces porteurs de vieux schémas antisémites jugent en toute bonne foi que la disparition d’Israël serait un bien pour tous, y compris pour les Juifs, qu’elle apaiserait le monde, que les Juifs n’ont pas à souffrir d’antisémitisme mais exclusivement d’antisionisme et qu’en conséquence l’effacement de ce pays rendrait enfin le monde plus simple, plus tranquille. Bande d’imbéciles ! Cette appréciation est au moins aussi répandue dans le monde chrétien et post-chrétien que dans le monde musulman. Des schémas religieux (chrétiens) se sont glissés dans le politique suite à la perte d’influence du christianisme et à la sécularisation des sociétés occidentales, principalement européennes et qui portent une vieille culpabilité (l’Europe a été l’aire de la Shoah) : de ce fait elles placent avec soulagement le signe = entre sionisme et nazisme, entre l’étoile de David et le swastika. Chaque Palestinien tué par Tsahal (et peu importent les circonstances) est une opportunité pour nombre de consciences occidentales.
Le soleil s’est levé au-dessus de la crête de la montagne et révèle un pan de neige sur l’un des sommets de l’Himalaya. Constat d’Eric Newby : « There are some 450 000 villages in India, similar to this, all with less than 500 inhabitants, all with similar problems. Who can know what it is like to live one’s life in a village such as this with its 300 inhabitants and its 5 000 bighas of land, except those who are born there and live in it all their days? Not even the most assiduous anthropologist or the most devoted social worker. The windowless front that this village presented to the world seemed to be a symbol of the inhabitants: turned in upon themselves by its very layout, as if in a hall of mirrors; still, in spite of legislation, inhibited by considerations of caste; still, in spite of legislation, the victims of moneylenders paying off their never-to-be discharged debts at an interest of anything up to 25 per cent; desiccated by the summer sun; ploughing through a Passchendaele of mud in the rainy season; creeping into the fields to put a black pot to ward of the evil eye. Poor ignorant people, living on a knife-edge between survival and disaster. » Cette affirmation détonne dans « Slowly Down the Ganges », Eric newby se garde généralement d’assener des jugements aussi massifs. Pour ma part, je serais bien incapable d’en assener de tels, surtout dans un pays comme l’Inde. Il est vrai par ailleurs que depuis soixante ans le monde a bien changé, tant en Inde qu’à l’extérieur, et que nous avons probablement plus de difficultés à émettre de tels jugements. En lisant ce passage, j’ai formulé un vœu, que l’Inde ne concentre pas sa population rurale dans des villes gigantesques et verticales comme en Chine, qu’elle garde sa structure rurale, ses innombrables villages tout en y apportant des améliorations. Et de ce point de vue je reste confiant car en vingt ans je n’ai pas noté de bouleversement même si j’ai pu surprendre ici et là autour de New Delhi quelques énormes ensembles de plusieurs dizaines d’étages. De fait l’Inde devrait avoir un avenir relativement harmonieux. Elle avance à pas lents et mesurés. La tradition n’y est pas méprisée, poussée de côté comme une harde. Les figures de neige de l’Himalaya se font toujours plus visibles.
Sur la route. L’Inde, pays divers et uniforme. Un singe s’assied et se gratte le ventre tout en me regardant. L’envie me prend de m’asseoir devant lui, de le regarder et de me gratter le ventre à mon tour. La circulation sur les routes indiennes, un ballet.
La sympathie que j’ai pour Georges Bensoussan ne me rend pas compréhensible sa critique de Benyamin Netanyahu quant à la conduite de la guerre dans la bande de Gaza et je ne perçois pas la ligne directrice de son argumentation à ce sujet.
La belle écriture de l’hindi. Le graphisme des pins, comme découpé sur des plans diversement bleutés, de plus en plus estompés suivant la perspective, avec les lignes de crêtes bien marquées tandis que la base des montagnes s’estompe insensiblement dans la brume. Aux premiers plans, le vert n’est pas absorbé par le bleu et des constructions se laissent lire avec leurs toitures en tôle ondulée qui luisent. Do not mix drink and drive. Kasar Devi et Swami Vivekananda, son journal. Walter Evans-Wentz, pionnier dans l’étude du bouddhisme tibétain. Traduction de « The Tibetan Book of the Dead ». Alfred Sorensen le Danois connu sous le nom de Sunyata. The Hippy Trail. Kasar Devi Temple. Kasar Devi comme l’un des points de la Van Allen radiation belt. « The Van Allen belt has in itself a significant portion of Earth’s magnetosphere, extending thousands of kilometres into space. But, when it comes to Earth, it is said that only three spots have the power Van Allen belt effect. One is Kasar Devi, another is Machu Picchu and the third is Stonehenge. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis