Skip to content

Jacques Stroumsa, Juif de Salonique, violoniste à Auschwitz (1913-2010)

 

Celui qui est entré à Auschwitz n’en sortira jamais !  
Et celui qui n’est pas entré à Auschwitz n’y entrera jamais !  

 

«Tu choisiras la vie» est le titre du livre (1) de Jacques Stroumsa, un titre qui lui a été suggéré par le père Patrick Desbois, un titre inspiré de la Bible, plus précisément du Deutéronome. Lorsque j’ai lu ce livre, il avait déjà été traduit en allemand, hébreu, anglais, espagnol et français.   J’ai eu la chance de rencontrer Jacques Stroumsa, il y a quelques années, à Madrid. Il était en compagnie de sa deuxième femme, Laura. Sa première femme, Nora, fut gazée alors qu’elle était enceinte de huit mois. Cette rencontre m’a doublement ému. D’abord parce que Jacques Stroumsa était un rescapé de la Shoah, avec le numéro 121097 tatoué sur le bras, mais aussi parce qu’il était originaire de Salonique, la «Jérusalem des Balkans», une ville qui fut littéralement vidée de ses Juifs. Cet homme devint pour moi le représentant d’une vaste communauté, héritière d’une longue tradition qui passait par l’Espagne, une communauté anéantie par les nazis. Sa femme, Laura (que j’évoquerai plus longuement en fin d’article) était originaire d’Athènes. Je me retrouvai donc en compagnie de deux Juifs grecs, et des passages de Primo Levi (2) sur ces Juifs me revinrent avec précision. Nous parlâmes de la Grèce, de Salonique et d’Athènes. Jacques Stroumsa et sa femme connaissaient la partie grecque de ma famille, au moins de nom. Une sorte de bien-être et de complicité s’établit donc entre nous. L’air était sec et lumineux à Madrid ce jour-là.

 

Tandis que je conduisais, Jacques Stroumsa qui avait pris place à l’avant se mit à détailler le tableau de bord de la Mercedes. Il loua la qualité allemande et me posa des questions sur la boîte de vitesses automatique. Je reconnus l’ingénieur. A l’arrière de la voiture, Laura Stroumsa et Lore Kleiber de la Maison de la Conférence de Wannsee.

 

 

Jacques Stroumsa est donc né à Salonique (θΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ) officiellement le 4 janvier 1913, une date choisie par le consul général de France, les archives de la communauté israélite ayant été détruites par l’incendie de 1917. Le Salonique d’avant cet immense incendie m’est d’une certaine manière familier. En effet, adolescent, à la mort de mon grand-père paternel, j’héritai de ses papiers relatifs à la Première Guerre mondiale. Jeune officier, il avait été affecté à l’Armée française d’Orient (AFO). J’ai donc pu détailler cette ville à l’aide de cartes postales souvent d’excellente qualité. Certaines proposaient un triptyque en héliogravure — généralement la rade de Salonique — que je détaillais à la loupe comme je détaillais les bas-reliefs de l’Arc de Galère. Cette ville que j’explorais ainsi avait été celle de Jacques Stroumsa et de la très importante communauté juive à laquelle il avait appartenu. Rappelons que sur les cent vingt mille habitants que comptait la ville au début du XXe siècle, quatre-vingt mille étaient des Juifs.

 

Le premier chapitre du livre de Jacques Stroumsa, intitulé «Ma jeunesse», propose un tableau précis du Salonique d’alors. Le symbole même de cette ville, la deuxième de Grèce, était et est encore la Tour blanche, une tour massive qui fut passée à la chaux par les Grecs désireux de la purifier, lorsqu’ils reprirent la ville en 1912. En effet, des prisonniers y avaient été massacrés par les Ottomans au XIXe siècle, ce qui lui avait valu le nom de Tour du sang. Le nom Tour blanche restait alors que le badigeon de chaux s’en était allé. Les étages supérieurs de cette tour emblématique servirent de lieu de réunion à des mouvements de jeunesse sionistes ainsi que le rapporte Jacques Stroumsa qui appartenait à l’un d’eux. Son affection pour cette tour était telle qu’il dit en avoir encadré une carte postale placée au-dessus de son bureau.

 

 

 

Jacques Stroumsa arrive en France dans le Marseille des années 1930 avant de se rendre à Paris. Il y décroche un diplôme de l’École spéciale de mécanique et d’électricité (ESME) avant de poursuivre des études d’ingénieur radiotélégraphiste à l’université de Bordeaux. Parallèlement, il s’inscrit au conservatoire de cette ville dirigé par Gaston Poulet (3). Cette formation musicale lui sauvera la vie, ainsi que sa formation d’ingénieur et sa bonne connaissance de l’allemand. «Je continuais à me perfectionner en fréquentant les cours du soir du Goethe Institut sans me douter que cela allait bientôt contribuer à me sauver la vie». Cet homme n’aura cessé d’apprendre.

 

En liens :

un article nécrologique, «Un très grand ‘’petit homme’’ : Jacques Stroumsa, 1913-2010» du rabbin et historien Alain Michel :

http://massorti.com/Un-tres-grand-petit-homme-Jacques ;

 

une notice biographique PDF Akadem, «Le choix de la vie» :

http://www.akadem.org/photos/contextuels/907_jacques_stroumsa.pdf ;

 

et une video-conférence à ne pas manquer, «Le témoignage de Jacques Stroumsa sur Akadem» (durée 120 mn) :

http://www.akadem.org/sommaire/themes/histoire/1/3/module_2783.php.

 

Jacques Stroumsa rend compte du plan nazi de destruction des Juifs de Salonique, un plan effectué en trois phases. La dernière phase (février-août 1943) fut supervisée par Dieter Wisliceny et Aloïs Brunner, avec notamment la création du ghetto Baron-Hirsch, la confiscation des capitaux juifs, la destruction des archives municipales et la déportation à Cracovie comme destination officielle, une mascarade destinée à éviter toute panique qui aurait compliqué la déportation d’une population considérable. Un exemple du cynisme nazi : on donna à chaque personne en instance de déportation un chèque de six cents zlotys, signé par la Gestapo et dont l’équivalent devait être payé en drachmes…

 

Le ghetto Baron-Hirsch fut installé dans le quartier juif situé devant la gare centrale, sur l’emplacement du ghetto qu’avait fait construire ce baron (4) pour abriter les sinistrés de l’incendie de 1917.  Le premier transport (soit deux mille huit cents personnes) arrive à Birkenau le 20 mars 1943. Le vide laissé dans le ghetto par les déportés est aussitôt comblé par d’autres Juifs de Salonique et ainsi de suite, avec déportation par tranche de trois mille personnes tous les deux-trois jours. Jacques Stroumsa et sa famille sont déportés par le Convoi n° 16, soit deux mille cinq cents personnes. Mille six cent quatre-vingt cinq d’entre elles sont gazées dès leur arrivée, le 8 mai 1943 (5). L’auteur est aussitôt intégré à l’orchestre du camp. «La musique m’a permis de supporter ce qui n’est pas supportable». Le 8 juin 1943, il est transféré à Auschwitz, au commando technique où il est placé sous les ordres de l’Oberingenieur Bosch, au bureau d’étude de la Weichsel Metall-Union, une usine qui fabrique des grenades, ainsi qu’il l’apprendra. Une anecdote. Question de l’Oberingenieur Bosch à Jacques Stroumsa :

«Dis-moi, Jakob, pour quel crime as-tu été interné ?

— (abasourdi) Ai-je l’air d’un criminel ?

— Je ne comprends pas. Seuls les criminels sont internés dans les KZ. Si tu n’as commis aucun crime, pourquoi t’a-t-on transféré ici ?

Je lui explique alors, calmement, que je suis un Juif de Salonique et de quelle manière j’ai perdu toute ma famille. J’ouvre la fenêtre et lui montre au loin les cheminées.

— Nous sommes dans une zone industrielle» me dit-il.

Je lui apprends que les cheminées servent à brûler des corps humains et que mes parents ainsi que toute la population juive de Salonique y ont été réduits en cendres. Il m’avoue ne rien comprendre.

— C’est donc ça la culture allemande ?!» (Das ist deutsche Kultur ?!)»

 

Auschwitz – Mauthausen par – 25°, trois jours de marche d’Auschwitz à une gare ; puis quatre jours et quatre nuits sur des wagons découverts ; enfin, une marche de sept kilomètres de la gare de Mauthausen au camp où ils arrivent le 25 janvier 1945. C’est une colonne de cinq à six mille déportés dont une partie a la diarrhée pour avoir avalé de la neige dans l’espoir de se désaltérer. «C’était aux premières heures du matin. Les habitants qui nous voyaient passer faisaient le signe de la croix et se hâtaient de fermer les volets tant le spectacle était insoutenable.» A Mauthausen, Jacques Stroumsa est affecté à l’usine Messerschmitt en tant que dessinateur industriel. Les troupes américaines le libèrent au camp de Gusen II, le 8 mai 1945, à 18 heures.

 

Retour en France. Il organise sa réadaptation en trois temps. Acheter un violon, poursuivre des études, fonder une famille. Le 9 février 1947, il épouse Laura Saporta l’Athénienne. Jacques Stroumsa évoque la gentillesse des uns et des autres :  par exemple, la femme du luthier du 68 rue de Vaugirard qui lui cède un violon et ses accessoires, alors que leur prix excède largement les mille francs qu’il a en poche.   Laura Saporta, fille unique, détenait un passeport espagnol, comme ses parents. Les Allemands qui occupèrent la moitié sud de la Grèce (après la chute de Badoglio) avaient fait savoir aux Juifs espagnols qu’ils devaient se rassembler à la synagogue d’Athènes     (rue Melidonie) afin d’être transférés en Espagne. C’était en avril 1944. Quelque quarante-cinq familles se présentèrent. Elles furent déportées à Bergen-Belsen. La mère de Laura, Frida Saporta, née Camhi, y décéda en septembre 1944, à l’âge de quarante-quatre ans.

 

En 1967, Jacques Stroumsa et sa famille partent rejoindre leur fils aîné, Guy, récemment installé en Israël. Jacques Stroumsa repense l’éclairage de Jérusalem, notamment de la vieille ville et des murailles, une réalisation qui lui vaut d’être invité dans de nombreuses villes d’Amérique du Sud pour y concevoir l’éclairage des principaux monuments du continent. Sa connaissance du judéo-espagnol lui facilite le travail.

 

Après sa mise à la retraite, en 1979, et l’obtention d’un doctorat au Technion de Haïfa l’année suivante, il se rapproche de l’institut Yad Vashem comme chercheur volontaire. Il est rapidement intégré à une équipe dont la mission est de répertorier tous les documents relatifs à la Shoah en Grèce. Puis il est sollicité pour donner des conférences à des militaires en tant qu’ancien déporté. Il est surpris de constater que le sort des Juifs de Grèce, et de Salonique en particulier, est totalement ignoré de son auditoire de jeunes soldats de Tsahal.

 

En mars 1987, il revient pour la première fois à Auschwitz en compagnie de deux autres survivants de Salonique. Ce pèlerinage bénéficie du soutien du ministre de l’Éducation nationale, ancien président de l’État d’Israël, Itzhak Navon.   En annexe à son livre, Jacques Stroumsa s’efforce de répondre aux questions qui lui sont le plus souvent posées au cours des rencontres organisées par des écoles, des universités, des associations, etc. C’est une suite de huit questions. Dans la première question, «Comment expliquez-vous que les Juifs de Salonique ne se soient pas méfiés ?», il évoque le rôle néfaste du grand-rabbin Zvi Koretz (6).

 

_____

(1) La couverture du livre (aux Éditions du Cerf, Paris, 1999) montre l’auteur, violon en main, posant devant la «Vallée des communautés détruites», à Yad Vashem, Jérusalem. C’est une vallée artificielle faite de gros blocs de pierre à la surface brute où se lisent les marques laissées par les trépans. Cette «vallée» est barrée par un mur lisse sur lequel sont gravés les noms des villes de Grèce où vécurent des communautés juives, des noms en caractères hébreux et latins, des noms qui me sont familiers : des ancêtres y vécurent. Seul le nom «Thessalonique» est inscrit sur le côté, sur l’un des blocs à la surface brute. En détaillant un tableau des victimes de la Shoah en Grèce, on constate que le nombre des victimes fut sensiblement plus élevé en Thrace et en Macédoine que dans la voisine Thessalie. Population juive de Thrace et de Macédoine en 1940, respectivement 2 852 (avec 2 692 déportés) et 62 800 (avec 51 162 déportés). Population juive de Thessalie à la même époque, 2 727 (avec 405 déportés).

 

(2) Considérant la description que Primo Levi fait de ces Juifs dans «Se questo è un uomo», ces Juifs «si impitoyables dans la lutte pour la vie», Jacques Stroumsa en conclut qu’il devait s’agir des habitants des quartiers ouvriers du nord de la ville, des Juifs aguerris qui constitueront la grande majorité des survivants de la communauté juive de Salonique. Beaucoup avaient été dockers ou porteurs dans la gare. Ils seront parmi les premiers à émigrer en Palestine où ils construiront le port de Haïfa.

 

(3) Une notice biographique sur l’un des meilleurs violonistes de son temps :

http://www.christianpoulet.com/Mafamillemusicienne/gaston.htm

 

(4) En lien, une conférence Akadem intitulée «Le baron de Hirsch, Moïse des Amériques», dispensée par Dominique Frischer (durée 25 mn) :

http://www.akadem.org/sommaire/themes/histoire/3/2/module_220.php

 

(5) A titre de comparaison. Sur les vingt-deux transports vers Auschwitz des Juifs de Grèce (essentiellement de Salonique), soit 54 535 déportés, 41 776 furent gazés à leur arrivée. Quelques exemples : le Convoi n° 1 (du 20.3.1943), soit 2 800 déportés dont 2 191 gazés à leur arrivée ; le Convoi n° 4 (du 30.3.1943), soit 2 501 déportés dont 2 048 gazés à leur arrivée ; le Convoi n° 14 (du 4.5.1943), soit 2 930 déportés dont 2 392 gazés à leur arrivée. Les trois derniers convois, les seuls à ne provenir de Salonique : le Convoi n° 20 (du 11.4.1944, en provenance d’Athènes), soit 1 550 déportés dont 1 067 gazés à leur arrivée ; le Convoi n° 21 (du 30.6.1944, en provenance de Corfou et d’Athènes), soit 2 000 déportés dont 1 423 gazés à leur arrivée ; le Convoi n° 22 (du 16.8.1944, en provenance de Rhodes), soit 2 500 déportés dont 1 900 gazés à leur arrivée.

 

(6) Un lien PDF Akadem sur cet homme particulièrement controversé :

http://www.akadem.org/photos/contextuels/2783_5_Rabbin_Zvi_Koretz.pdf

 

 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*