Je descends vers un sanctuaire dédié à Shiva et situé dans une gorge rocheuse creusée par les eaux qui y coulent puissamment. C’est un dédale entièrement ménagé par les eaux, un dédale entièrement peint en bleu en honneur à Shiva, une couleur qui représente le courage, la lutte du Bien contre le Mal, la Vérité et la pureté des sentiments. Je me vois pris dans une sorte de carnaval, de fête foraine où il ne manque que ces petits personnages bleus, les Schtoumpfs. Je suis pris par la foule. Un homme m’invite à répéter des formules en hindi, je me mets à marmonner un peu m’importe quoi afin de donner le change. Et j’accompagne le rythme en frappant dans mes mains. Je suis poussé vers un énorme lingam installé sur un yoni que les fidèles embrassent. Des œuvres de Féliciens Rops me viennent et je ne sais comment toute cette affaire va se terminer. Je poursuis dans le dédale bleu, emporté par la foule. Il me semble que nous allons tous terminer dans un train fantôme ou un Escape Room. Je me vois à Disneyland ou à Fort Boyard (le jeu télévisé). Je poursuis mon périple dans le dédale bleu et humide. Il fait chaud et cette chaleur m’enduit. On imprime sur mon front le signe de Shiva en ocre jaune. Je passe par une porte très basse et débouche chez ce qui devrait être un Gourou. Je poursuis dans le dédale toujours bleu et me retrouve devant un autre Gourou qui place au centre du symbole ocre le troisième œil, un point ocre rouge. Tout ce parcours se fait pieds nus et je prie Shiva pour qu’il m’épargne les verrues mais aussi le vol de mes chaussures, une obsession qui porte préjudice à mon élévation spirituelle. Lorsque je m’extraie de ce sauna, la nuit tombe et partout sont allumés des lampions multicolores. Des chants lancinants. Je remonte les nombreuses marches qui me conduisent à la rue. Des enfants balayent le sol devant moi et me demandent la pièce. Tout à l’heure j’ai fait tourner un grand nombre de gros moulins à prières chez les Bouddhistes, à présent je viens de verser de l’eau sur un lingam et un yoni chez les Hindous. Je me prête de bonne grâce à ces rituels et d’abord parce que tout le monde est très aimable et que j’ai toujours accordé de l’importance à la prière et ses rituels.
6 octobre
Hotel Vishranti Canal Road, au pied de l’Himalaya. Le patron de l’hôtel, la trentaine, et sa mère, une belle femme, la cinquantaine et très loquace, des Sikhs. Il a perdu son père alors qu’il était enfant puis il a émigré aux États-Unis à dix-huit ans. Il ne revient en Inde que pour sa mère car il ne se sent plus à l’aise dans ce pays. Il aime les États-Unis où selon lui tout est possible « if you work hard ». Il n’a pas vu sa mère depuis quatre ans, sa mère qui vient d’ouvrir cet hôtel dont elle surveille la tenue et la gestion, tout en gérant un domaine agricole assez éloigné. Je la questionne sur ce qu’elle produit. Elle me répond en multipliant les précisions. Nous dînons sur la terrasse de l’hôtel. Le fils me désigne le panorama. Il me le décrit tel qu’il était dans sa jeunesse, avec très peu de constructions et des arbres partout. En hiver la neige recouvrait tout. A présent la ville s’étend un peu partout, un chaos urbanistique comme on en voit dans toute l’Inde. La ville s’étend sur des collines avec, au loin, les premières hauteurs de l’Himalaya. Ce lieu a été choisi par les Britanniques qui en appréciaient la fraîcheur à la saison chaude. L’Inde le déprime ; je n’ose lui demander pourquoi. Il me confie simplement que si les Indiens professent a priori un grand respect pour la nature – la Création – ils ne se comportent pas avec elle en conséquence. Puis il m’évoque la perte des valeurs, l’idéologie woke et sa pénétration dans les systèmes éducatifs. Je ne puis qu’aller dans son sens. Fiancé à une Mexicaine, il veut apprendre l’espagnol, langue avec laquelle il se débrouille plutôt bien. Je lui propose de poursuivre notre conversation en espagnol. Il ne comprend pas le laxisme européen face à l’immigration. Une fois encore je vais dans son sens en précisant toutefois qu’il s’agit trop souvent d’une mauvaise immigration et qu’il nous faudrait être beaucoup plus sélectifs quant aux qualifications et aux origines, en particulier envers les Musulmans, à commencer par les Arabo-musulmans.
7 octobre
Et tandis que je pense à cette soirée, tôt le lendemain matin, je regarde la silhouette de l’Himalaya qui peu à peu s’estompe dans la chaleur montante. Et je ne vois bientôt plus que les proches collines.
Vers Rishikesh en autobus. Des lits asséchés et d’autres lits où coule un peu d’eau ; des groupes de femmes y lavent leur linge. Des rizières. Des vaches se reposent sur l’asphalte de la route. Elles nous obligent à zigzaguer ; et on ne cesse de zigzaguer sur les routes indiennes. Les sympathiques Royal Enfield. Arrivée à Rishikesh, au pied du massif de l’Himalaya. En contrebas un large ruban clair de sable et de pierres tracé par les eaux. Une vaste gare ferroviaire et de nombreux camions. Rishikesh est un important nœud de communication. Cette ville est désignée comme The Gateway to the Garhwal Himalayas.
L’hôtel, un mélange de vieillot et de moderne, ce qui lui donne un certain charme. Nom de l’hôtel, Divine Lakshmi Ganga. Par la fenêtre de la chambre j’observe les premiers reliefs de l’Himalaya et l’indescriptible désordre indien, des hôtels de guingois, des commerces à touche-touche. Un gourbi a pour nom Hotel Leisure Palace.
Premier anniversaire de la tuerie perpétrée par le Hamas. Hier, dans la nuit tiède, j’ai entendu trois jeunes Israéliens parler en hébreu. Je les ai abordés spontanément en leur disant qu’Israël faisait un « good job ». Pour l’heure je souhaite que les ennemis mortels d’Israël soient abattus méthodiquement (l’assassinat sélectif). Le droit d’Israël à se défendre est sans cesse remis en question par des esprits qui se veulent distingués, des foules lessivées par une doucereuse propagande (voir le quotidien Le Monde) ; et ces esprits paresseux se laissent emporter par le mainstream qui véhicule, et parfois subliminalement, une version négative du Juif, une vision séculaire portée par des idéologies religieuses et politiques, et aujourd’hui plutôt de gauche (la gauche qui prétend être capable de départager clairement le Bien du Mal), à l’occasion sociales-démocrates et diversement socialisantes. C’est un panorama déprimant mais les ennemis d’Israël finissent toujours par mordre la poussière.
« We set off down the Gange at two o’clock in the afternoon. It was 6th December, my fourty-fourth birthday. » C’était le 6 décembre 1963.
Visite d’un ashram. Dans les passages intérieurs (qui s’ouvrent sur un beau jardin) des scènes peintes, sucrées, agréables. Je m’installe dans certaines d’entre elles, sous leur ciel meringué avec crépuscule (ou aurore) framboise. Je m’engage dans la Beatles Ashram Road. Les Beatles ! Leurs chansons écoutées et réécoutées sur l’électrophone familial, des 33 tours, l’un dans une pochette à bordure bleue, l’autre à bordure rouge et qui les montrent dans une cage d’escalier à deux époques de leur vie, années 1960 et années 1970. Cet ashram a été fondé en 1961. Il couvre une superficie de 7,5 hectares. Il est aujourd’hui à l’abandon. Les meditation caves construites entre 1976 et 1978 revêtues de galets venus du Gange. Ces meditation caves qui ressemblent à des huttes aux formes arrondies ont été utilisées par les Sanyasis et les Brahmacharis pour leur Sadhana. Des singes y courent un peu partout. Dans un bâtiment un peu moins à l’abandon, des photographies des Beatles dans cet ashram, des photographies prises par Paul Saltzman en 1968. Maharishi Mahesh Yogi (1918-2008), introducteur de la Transcendental Meditation (1955) inspirée de la Vedic Tradition (knowledge of total Natural Law). Parmi les chansons inspirées par cet homme et son enseignement : « T.M. Song » (The Beach Boys), « Across the Universe » (The Beatles), « Jesus Children of America » (Stevie Wonder), « Hurdy Gurdy Man » et « Donovan Happiness Runs » de Donovan. Cet ashram à l’abandon est un très vaste ensemble dont les constructions les plus imposantes sont dédiées au logement des pensionnaires, avec leurs trois-quatre étages, des étages en retrait avec ouvertures polylobées. Il s’agit de studios, tous conçus suivant un même module
8 octobre
Au moins huit heures de route dans l’Himalaya. On peut prendre beaucoup de notes derrière les vitres d’un autocar ou d’un train, c’est pourquoi malgré l’éventuelle fatigue je ne ferme jamais l’œil lorsque je voyage en train ou en autocar, à moins que la nuit ne soit tombée. Ainsi ai-je pris de nombreuses notes au cours des milliers de kilomètres parcourus en autocar, en Iran et dans l’Asie du Sud-Est, comme j’en ai pris dans les trains indiens, il y a une vingtaine d’années.
Je poursuis ma descente du Gange en compagnie d’Eric Newby. Les difficultés qu’il a à se procurer un bateau puis à avancer dans une eau manquant de profondeur. « We began to dig a passage towards it with our hands, lifting the great slimy stones and plonking them down on either side of the boat. Under them were more stones of equal size and even greater slipperiness. »
Hier, à Rishikesh, nous avons traversé le Gange à deux reprises, sur les deux ponts suspendus, exclusivement à l’usage des piétons et les deux roues. En effet, l’un de ces ponts est divisé sur toute sa longueur en trois sections, la section centrale pour les piétons, les deux latérales pour les deux roues.
Départ Rishikesh. Arrêt en bord de route pour visiter un nième lieu de méditation. Il est situé au bord du Gange dont une grande partie du lit est asséchée. C’est en juillet-août que la neige et la glace fondent et donnent aux eaux leur formidable puissance. Les marques des niveaux maximaux sont bien visibles sur certains rochers. La grotte, lieu de méditation, ouverte sur le Gange et partiellement masquée par un rideau de feuillage. Devant, une large plage de sable très fin, un ruban de galets de tailles très diverses et les eaux enfin. La paroi de la grotte est noircie par le feu. Je gratte le cou d’une vache, je salue des Sadous, je souris aux anges car ils flottent partout dans le ciel indien.
Hier j’ai reçu un e-mail d’une amie de Jérusalem ; elle s’est replongée dans la lecture d’Eric Newby dont elle dit apprécier l’humour décalé.
Les cicatrices d’éboulements. Des pelleteuses qui achèvent de dégager la route. Des travaux de consolidation un peu partout, certains en béton puissamment armé. Des parties de cette route m’inquiètent ; je crains parfois un effondrement venu d’en-haut ou sous les roues de l’autocar. Je la suis du regard cette route, loin en contrebas, je la suis dans des plans de plus en plus estompés. Le Gange loin en contrebas lui aussi, parfois ses eaux mais surtout son lit sableux et caillouteux, clair dans cette épaisse végétation. Au bord de la route marche une femme, un chargement de bois sur la tête. Trois chèvres la suivent. Partout TATA avec le A simplifié, comme un V à l’envers, un V solide sur ses deux jambes. Les répertoires décoratifs des camions. Halte au-dessus des deux rivières qui se rejoignent à Devprayag et qui donnent le Gange : Bhagirathi et Alaknanda dont les verts finissent par se mélanger. Le niveau des crues est bien visible sur les roches mises à nu.
Je m’efforce d’écrire dans les chaos de la route qui me secouent tant verticalement qu’horizontalement. Ces notes ne sont qu’une matière première que j’affinerai à mon retour entre le clavier et l’écran. Sur les bords de la route, les vendeurs de jus de canne à sucre avec leur petite mécanique et des bouquets de canne à sucre qui attendent d’être pressés et pressés encore entre deux meules. Les parapluies faits ombrelles. Arrêt dans une gargote au bord de la route. La cuisine noircie jusqu’au plafond et les ustensiles pareillement noircis. Je pense à la forge de Vulcain. Le plaisir de manger avec les doigts d’une main (la droite), avec le pouce, l’index et le majeur qui font pince. Sur la route, des glissements de terrain de plus en plus considérables. En certains endroits elle est entamée et s’ouvre sur un vide que nous contournons dans des chaos et de la poussière. Des parois vertigineuses au-dessus de l’autocar, avec des blocs qui sortent partiellement d’un agglomérat de boue et de cailloux. Et pour nous rassurer un grand panneau nous avertit de possibles chutes de pierres. J’aimerais que notre autocar passe un peu plus vite mais les chaos nous ralentissent. Arrivée vers 18h30 après plus de huit heures de route. Nous sommes à un peu plus de deux mille mètres d’altitude et trouvons enfin un peu de fraîcheur – la divine fraîcheur ! Un beau croissant de lune et des insectes qui chantent dans la nuit, un chant plein. En face les hauteurs sont émaillées de lumières.
On passe, on ne fait que passer. Le souvenir de notre passage s’effacera. Et tout est probablement mieux ainsi. Et je pense une fois encore au « Journal de Čarnojević » de Miloš Crnjanski, un livre vers lequel je ne cesse de revenir, en voyage surtout, et dans lequel je m’installe, dans son ambiance qui dans ma mémoire garde la même intensité. Et quel effet aurait eu ce livre sur moi si j’avais pu le livre dans l’original, soit en serbe ?
(à suivre)
Olivier Ypsilantis