L’un des plus considérables projets américains sur le continent africain se situe en Angola, un projet destiné à contrebalancer l’influence grandissante de la Chine sur ce continent. Il s’agirait de remettre en état la ligne de chemin de fer de 1 300 kilomètres qui relie les ressources minières de l’intérieur du pays au port de Lobito. Le Lobito Corridor Project devrait démarrer début 2026 pour acheminer des matières premières essentielles à l’économie mondiale (cuivre, cobalt, etc.) de la Democratic Republic of Congo (RDC) et de la Zambie vers ce port angolais. Joe Biden a présenté ce projet comme « the biggest US rail investment in Africa ever » au président angolais Jono Lourenco. Washington voit l’Angola comme « an emerging middle power in Africa », l’Angola qui serait le deuxième exportateur de brut en Afrique. Cette ligne de chemin de fer pourrait aller d’océan à océan, de l’océan Atlantique à l’océan Indien car de son côté la Chine nourrit le projet de réhabiliter une autre ligne de chemin de fer allant des mines de l’intérieur à l’océan Indien suivant la route de Tazara, de la Zambie à Dar es Salaam en Tanzanie.
Toujours à bord du Boeing 787-10. Nous survolons Istamboul. Je détaille des logotypes, lis des indications, m’intéresse au design de tel ou tel élément de l’aménagement intérieur avant d’en revenir à Eric Newby et au Gange. Je consulte le Flight Path. Il nous reste à survoler la Turquie, la Syrie et l’Irak jusqu’au golfe Persique et enfin Abou Dabi.
Transit à Abou Dabi. Un retard de plus de trois heures est annoncé. L’aéroport est grandiose mais dans un style nouveau riche et d’une exubérance mal maîtrisée. C’est le clinquant arabe. Trop de courbes inutiles et une absence de liaison entre les éléments. Je poursuis mon voyage en compagnie d’Eric Newby. Il a cette réaction très british qui me réjouit. Après avoir longuement attendu avec sa femme « the men from the Shell » il s’impatiente et s’interroge sur le stoïcisme oriental de ceux qui le font ainsi attendre : « I looked into their eyes, seeking the answer, but in vain. » Puis il considère son impatience et s’en détache : « At this moment I formed a high opinion of them that subsequent experience was to enhance rather than diminish; a circumstance which, in India, where the inhabitants tire rapidly of the visitor and the converse is equally true, is contrary to the general rule. » Bref, Eric Newby se saisit d’une contrariété – de son irritation – et s’en extrait avec une élégante bien britannique qui provoque immanquablement un sourire chez le lecteur. Cette attitude est très présente chez Laurence Sterne, dans « A Sentimental Journey through France and Italy » publié en 1768 et qui marquera par sa tonalité du récit de voyage chez les écrivains britanniques. Et tout en poursuivant cette lecture, je laisse aller mon regard dans l’aéroport d’Adou Dabi. Cette architecture a quelque chose de mou et de mal arrimé. Et je pense à des aéroports d’une admirable structure et cohérence comme le T4 Adolfo Suárez Madrid-Barajas, celui de Bangkok, de Frankfurt am Main ou de Barcelona El Prat.
1er octobre
Arrivée à New Delhi au petit-matin. Sitôt arrivé dans le hall de l’aéroport (curieusement recouvert d’une moquette marronnasse), une pénétrante odeur d’humidité prend le voyageur et lui impose d’emblée un profond dépaysement ; et cette moquette active cette odeur. Le temps de la mousson vient tout juste de passer et la chaleur distille une humidité fort pénible, fatigante après une nuit d’insomnie ; on se sent tout sticky. Je retrouve ici la lumière du Sud-Est asiatique, un ciel sans nuance et d’un gris-jaune poisseux qui à mon retour me fera mieux apprécier le ciel d’Europe, avec son bleu et ses nuages bien marqués.
Une scène très fréquente en Inde
En autobus vers Haridwar où je retrouverai le Gange, un trajet d’environ trois cents kilomètres. Je ne suis pas venu en Inde depuis une vingtaine d’années. On n’a cessé de me répéter que l’Inde avait terriblement changé au cours de cette période, je pensais donc être terriblement dépaysé ; mais je retrouve l’Inde que j’ai connue, avec plus de voitures dans les rues et sur les routes il est vrai. Ce pays est bien trop divers pour connaître aussi massivement et rapidement l’uniformisation que supposent nos sociétés technologiques. Je retrouve les mêmes autobus, les mêmes camions volontiers personnalisés, les rickshaws qui ressemblent à de gros jouets sortis d’une malle longtemps oubliée dans le grenier d’une maison de famille. Je retrouve les motocyclettes avec la femme en sari assise en amazone derrière l’homme penché sur le guidon. Il y a certes beaucoup de derniers modèles de voitures (presque toutes Made in India) mais je retrouve tout un matériel roulant qui m’évoque bien des souvenirs. Il est vrai que je n’ai pas revu une seule Hindustan Ambassador, cette si sympathique voiture à bord de laquelle j’ai traversé l’Inde, de Cochin à Pondichéry, une voiture produite par Hindustan Motors entre 1957 et 2014. Je retrouve ces villages qui tous se ressemblent, car rien ne ressemble plus à un village indien qu’un autre village indien, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Ce sont donc des centaines de milliers de villages qui tous ressemblent plus ou moins à des campements. Je les aime surtout à la nuit tombée, lorsque les éclairages de fortune composent un peu partout des tableaux à la Rembrandt. Je retrouve donc l’Inde, terre de tous les contrastes, un pays à la fois attirant et repoussant. En bord de route nous nous arrêtons pour visiter un centre (très artisanal) de fabrication de jaggery (ou gur), une visite qui mériterait un article à part. Le soir, dans la nuit chaude, marche le long du Gange à Haridwar. Les divinités du panthéon hindou éclairées comme des enseignes publicitaires. La folle imagerie hindoue, plus folle encore que la catholique bien que… Et tout en marchant le long du Gange, dans ce grand dépaysement (le très précieux dépaysement), je me dis et me redis que c’est bien avec le judaïsme que je trouve le plus grand appui et parviens à structurer une réflexion ou, plus modestement, à esquisser une réflexion.
Avant d’arriver à Haridwar nous avons traversé de vastes champs de canne à sucre. Bien visibles un peu partout dans ces champs de hautes cheminées fortement coniques, des briqueteries avec partout autour des empilements de briques d’un ocre rouge soutenu. Haridwar et les premières montagnes le long du Gange. Des pèlerins campent un peu partout, certains sous une rocade. Il se tiennent au milieu des détritus dans des poses diverses. Certains dorment. Je caresse une vache (sacrée comme il se doit). J’interroge son regard, je m’y perds, je ne sais qu’y lire.
L’Iran a lancé une vague de missiles contre Israël, un échec heureusement total. Les dirigeants iraniens doivent commencer à craindre très sérieusement pour leur vie. Certains se cacheraient même.
2 octobre
Repas des Sadhous. Ils attendent dans la cour, assis dans des alignements, que le repas leur soit servi, un repas offert. C’est une cour étroite et très en longueur. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Tous sont enveloppés dans une tenue safran, assis en tailleur, côte-à-côte sur quatre rangs, soit une rangée de chaque côté et une rangée centrale avec Sadhous assis dos-à-dos. Cette disposition s’est faite dans le plus grand silence et dans un ordre parfait, un ordre qui suppose une longue pratique. Le repas est servi à très grande vitesse par de jeunes garçons en tenue d’un beau jaune orangé. Des litanies murmurées, la répétition étant destinée à provoquer une sorte d’endormissement. Toute cette scène semble obéir à un mouvement d’horlogerie. La règle veut que pas un grain et pas une miette de la nourriture offerte ne soient gaspillés. Aussi les Sadhous versent-ils de l’eau dans la sauce restante pour boire ce mélange dans leur écuelle métallique à fond plat quand le pain n’a pas suffi à absorber cette sauce. Posté dans une galerie qui domine cette scène j’en prends note. Mais d’un coup une légère inquiétude me prend. J’ai laissé mes chaussures à l’entrée ainsi que la règle l’exige, des chaussures qui pourraient attirer l’attention parmi toutes ces claquettes. Le vol de chaussures n’est pas rare ainsi que me l’a fait savoir un ami ; et mes chaussures pourraient d’autant plus attirer l’attention que je les ai cirées la veille. Je n’aimerais pas avoir à repartir avec des claquettes de Sadhous, et les dépassant d’au moins une tête je risquerais de ne pas en trouver à ma pointure. Et puis je manquerais franchement d’allure, le grand short de style britannique ne s’harmonise vraiment pas avec les claquettes.
Les couleurs de l’Inde, les odeurs et les parfums de l’Inde. Je me perds dans le vert du turban du réceptionniste et dans le bleu-gris du sari d’une femme de chambre. Je bois du sweet lassi à petites gorgées afin de faire durer le plaisir comme le font les enfants.
Eric Newby se trouve à peu de distance au sud de Kankhal et il note : « It was a pleasant place with grass growing on the verges of the side streets, in which holy men were taking their constitutional carrying baggy umbrellas. It was a brilliant morning and the air was an invitation as anything from an oxygen cylinder. Our spirits roses. » Eric Newby ou la maîtrise de l’émotion et des humeurs, avec ce léger mouvement de distanciation envers elles. Il a probablement esquissé un sourire en écrivant : « It was a brilliant morning and the air was an invitation as anything from an oxygen cylinder. Our spirits roses. »
Haridwar. Visite du temple jaïn. Le Gourou blanc au rez-de-chaussée et le Gourou noir à l’étage. Ils symbolisent respectivement le Nord et le Sud de l’Inde, une union qui m’évoque le pschent des pharaons, symbole de l’union du Nord (Basse-Égypte) et du Sud (Haute-Égypte). Cet ensemble d’une parfaite délicatesse est réalisé en taille directe et jusque dans ses moindres détails. Cette pierre d’un beau gris vient du Rajasthan. Des figures féminines très sensuelles m’évoquent celles de Khajuraho qui fut capitale religieuse des Chandelas. Des motifs végétaux et des oiseaux que je me vois interpréter en linogravure.
Le jaïnisme partage avec l’hindouisme traditionnel et des écoles du bouddhisme la croyance en la réincarnation de la partie la plus active de l’être humain dans tous les règnes animés sous l’influence de « l’être karmique », produit des actions au cours d’une vie. Son dualisme éthique exige de terribles renoncements (comme le suicide par le jeun) tout en incitant à un infini scrupule envers la vie d’autrui. En effet, les jaïnistes sont tenus de respecter la vie d’autrui y compris celle des insectes. Leur végétarianisme est particulièrement strict au point qu’ils prennent garde de ne pas avaler le moindre insecte lorsqu’ils s’alimentent.
Devant ce temple, à quelques mètres, une horrible rocade supportée par de gros piliers en béton ; c’est l’Inde, terre de tous les contrastes où le beau et le laid cohabitent sans avoir à s’efforcer. Et tandis que je note cette remarque, j’observe un jaïniste pris dans son rituel tandis qu’un homme chie sous la rocade. Welcome to India.
Visite du plus grand ashram de Haridwar. Sur un petit panneau planté dans son jardin il est écrit Let flowers bloom. Une fois encore je dois laisser mes chaussures à l’entrée ce qui perturbe mon élévation spirituelle car, j’insiste, je ne voudrais pas avoir à enfiler des claquettes qui par ailleurs risquent de ne pas être à ma pointure. De fait, my spirit does not rise. La swastika et l’Inde. L’air sent encore la mousson et je cherche la compagnie des ventilateurs. Toujours en short je dois sans cesse me passer des tissus autour des jambes lorsque j’entre dans des lieux considérés comme sacrés. J’ai fait l’acquisition à cet effet d’une pièce de tissu couleur safran.
Pris dans des embouteillages qu’explique la fête de la Lune. Des enfants viennent des villages des alentours ; ils se tiennent dans des remorques tirées par des tracteurs. En amazone sur une vieille motocyclette poussiéreuse, une belle Indienne, petit chignon serré dans le creux de la nuque et sari vert bronze ourlé de lamelles dorées.
L’Inde me repose, malgré la foule et le bruit. On se fait goutte dans un océan et ainsi on s’oublie, ce qui est bien la forme la plus profonde du repos.
Le soir, dans un ashram. Reçu par un Gourou auquel je souris et qui me sourit. Je joue le jeu et multiplie les signes de politesse. Puis je murmure quelques souhaits dans l’oreille d’une vache, comme on m’y invite, des souhaits divers dont certains se rapportent à Israël. Je marche autour d’un temple rose bonbon avec en son centre un berceau bordé d’un frou-frou rose pâle dans lequel se tiennent un yoni et un lingam argentés. Au-dessus d’eux un cobra pareillement argenté, le cou enveloppé de velours rose. Face à eux, une vache, un modèle réduit de celle à laquelle je viens de m’adresser. Et toujours cette chaleur humide.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis