Tableau XXIX
Le présent article prend appui sur le chapitre que consacre José Luis Abellán (né en 1933) à l’École de Salamanque dans sa somme magistrale intitulée : « Historia crítica del pensamiento español », publiée chez Espasa-Calpe, S. A., Madrid, 1979-1991, en sept volumes.
Des penseurs espagnols ont été classés sous la désignation « École de Salamanque » (Escuela de Salamanca). Ce courant figure dans la généalogie de la pensée libérale, en particulier de l’École autrichienne d’économie à laquelle je fais volontiers allusion car j’y puise bien des énergies, me repose de l’étatisation massive de nos sociétés et de la socialisation des esprits.
Les penseurs de cette école (ou, plutôt, de ce mouvement impulsé par le dominicain Francisco de Vitoria) se nomment, entre autres, Martín de Azpilcueta, Tomás de Mercado, Domingo de Soto, Luis de Molina et Domingo Báñez. L’apport de ces auteurs à la pensée économique ne peut être pleinement appréhendé qu’à partir du contexte historique dans lequel ils s’inscrivent. Je vais l’esquisser et présenter succinctement Martín de Azpilcueta et Tomás de Mercado.
La découverte et la colonisation de l’Amérique sont à l’origine une entreprise conduite par le royaume de Castille, un pays a priori bien moins préparé économiquement et démographiquement que bien d’autres pays européens qui ont alors atteint un niveau de développement qui pourrait être qualifié de précapitaliste. Les conséquences de cette découverte et de cette colonisation vont être considérables. Le continent américain dont l’économie est primitive stimule l’économie de la métropole qui doit exporter vers lui toute sorte de produits, des exportations qu’accompagne une émigration soutenue. Cette forte demande venue d’un immense continent active les capacités de production de la métropole qui reçoit en contrepartie des métaux précieux (principalement de l’or et de l’argent), un afflux qui entraîne une forte augmentation des prix durant tout le XVIe siècle, une augmentation qui commence en Andalousie, plus précisément à Séville, principal port d’embarquement et de débarquement entre l’Europe et le Nouveau Monde alors appelé las Indias.
La péninsule ibérique devient ainsi le centre commercial et financier de l’Occident. Les cartes de l’ordre économique international sont rebattues. Les villes italiennes et les Pays-Bas sont supplantés par Lisbonne (le Portugal est annexé par l’Espagne de 1580 à 1640), les marchés de Castille et, surtout, Séville. Il faut lire la description que fait Tomás de Mercado de Séville, sa ville natale, dans « Suma de tratos y contactos ». Affluent en Espagne banquiers et commerçants étrangers, essentiellement des Flamands, des Génois et des Allemands qui en viennent à contrôler une partie de l’économie du pays et à transférer de l’or et de l’argent importés du continent américain dans la péninsule ibérique vers d’autres pays.
Ainsi l’Espagne du XVIe siècle devint le centre mondial de nouveaux phénomènes économiques et de développement de nouvelles techniques financières d’où l’apparition de nouvelles formes de pensée économique.
Martín de Azpilcueta (1492 – 1586), figure majeure de la Escuela de Salamanca, surnommé « Doctor Navarro », est probablement le plus important spécialiste en droit canon de son temps. Il enseigne dans les deux meilleures universités de la péninsule, Salamanca et Coimbra, et a un rôle politique actif au cours du règne de Felipe II dont il est membre de la cour entre 1555 et 1567. Martín de Azpilcueta est un défenseur de la paix. Il dénonce la rage des Espagnols envers les Français et des Français envers les Espagnols, à l’occasion des érudits imprégnés de sentiments chrétiens, la rage envers l’étranger simplement parce qu’il est étranger, une rage qui brouille le jugement des uns et des autres. Cette préoccupation pour la paix influence sa pensée économique. En tant que moraliste, il s’intéresse aux questions du change et de l’usure. Voir le chapitre XVII de « Manual de confessores y penitentes » (1552 pour l’édition portugaise ; 1553 pour l’édition castillane) dont il amplifiera et affinera les idées qu’il contient, constituant ainsi une solide base théorique qu’il expose dans « Comentario resolutorio de cambios » (1556). Il élabore dans cet écrit une théorie de l’argent destinée à réguler d’un point de vue moral les relations économiques entre citoyens d’un même pays. Cet écrit au caractère pratique marqué propose d’en finir avec les remous que suscite l’usure – los remolinos de la usura. L’influence de cet écrit sera considérable tout au long du XVIe siècle.
Les apports de Martín de Azpilcueta en théorie économique sont variés. On peut les regrouper en deux blocs : 1. Ce qui concerne les taux d’intérêt (usure et change). Son attitude peut être qualifiée de moderne puisqu’il reconnaît que l’argent est productif et que par ailleurs il s’efforce de déterminer rationnellement ce qui permet de fixer les taux d’intérêt (montant des prêts et leur durée). Idem avec le change qu’il analyse tout en penchant pour un certain interventionnisme dans la vie économique. 2. Ses idées relatives à l’argent, sa fonction et sa valeur. Il incline pour une concepción metalista plutôt que nominalista. La concepción metalista postule que l’argent est une création des marchés, un concept qui trouverait son origine chez Aristote selon lequel l’argent est destiné non seulement à faciliter les échanges mais aussi à résoudre la question de la coïncidence entre les nécessités et les désirs.
Martín de Azpilcueta se montre d’abord très strict envers l’usure et les activités de crédit. Il va peu à peu modifier son attitude et d’abord parce que le capitalisme commence à s’imposer, avec déséquilibre des prix au niveau européen, déséquilibre qui conduit à une réflexion sur les concepts établis concernant l’usure et l’argent. Martín de Azpilcueta prend note de cette hausse des prix et des bénéfices générés par la spéculation. Il remarque que la valeur de l’argent varie en fonction de sa quantité, ce qui a un impact sur l’ensemble du marché.
L’affluence de métaux précieux venus du continent américain (las Indias) gonfle considérablement la masse monétaire, ce qui entraîne une augmentation elle aussi considérable des prix. Martín de Azpilcueta observe et décrit ce phénomène qu’est l’inflation et il en tire des conclusions théoriques. Il remarque ainsi qu’en France où l’argent est plus rare qu’en Espagne, le pain, le vin, les tissus (paños) et la main-d’œuvre coûtent bien moins chers.
Tomás de Mercado (1530 ? – 1576), un Dominicain encore. Il fait ses études au Mexique où il obtient un doctorat et enseigne. Retour en Espagne, Salamanque puis Séville où il observe les effets en Espagne du négoce avec le Nouveau Monde, après avoir observé dans le Nouveau Monde ceux du négoce avec l’Espagne.
Comme tant d’autres moralistes, il est impressionné par le nombre et la complexité des cas de conscience suscités par le commerce entre l’Espagne et le Nouveau Monde, un questionnement qui est à l’origine de ses écrits. En 1676, il meurt au cours de la traversée entre l’Espagne et le Mexique. Son cadavre est jeté à la mer.
L’œuvre majeure de Tomás de Mercado traite de questions économiques. Sa première édition a pour titre « Tratos y contratos de mercaderes y tratantes discididos y determinados » (Salamanca, 1569). Avec la deuxième édition, deux livres sont ajoutés aux quatre livres ; son titre « Suma de tratos y contratos » (Sevilla, 1571).
Tomás de Mercado s’est formé dans le monde de la scolastique thomiste. Homme entre le Nouveau Monde et l’Europe, il a pu donner de l’amplitude à ses observations. Les théologiens d’alors prennent appui sur une base morale à partir de laquelle ils s’efforcent de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas dans les rapports économiques. A cette préoccupation morale, Tomás de Mercado allie une connaissance directe des problèmes que pose alors un commerce devenu mondial. A Séville, sa ville natale, ouverte au commerce international, il prend note de la complexité des transactions, transactions qui dépassent le cadre de la morale traditionnelle.
Parmi les profonds changements liés à l’internationalisation du commerce, l’inflation, un phénomène que Tomás de Mercado et les moralistes d’alors observent et dont ils prennent note. Tomás de Mercado attribue trois causes à ce phénomène : 1. L’exportation (vers le Nouveau Monde) crée une tension sur la production locale. 2. Les dépenses liées au transport se répercutent sur le prix des produits. 3. Dans le Nouveau Monde, les prix augmentent également suite au manque de produits d’importation.
L’intérêt de « Suma de tratos y contratos » tient au rapport marqué entre théories économiques et préoccupations morales, sans oublier les descriptions venues de l’observation directe. Sa théorie des prix est plus élaborée que toutes celles de son époque.
Les penseurs espagnols regroupés sous la dénomination « Escuela de Salamanca » sont quelque peu oubliés. Je les ai découverts par l’École autrichienne d’économie. Ces Espagnols du XVIe et XVIIe siècles annoncent sur certains points le Suédois Karl Gustav Cassel et les économistes anglais du début du XIXe siècle.
Olivier Ypsilantis