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Quelques tableaux espagnols – 15/16

Tableau XXVIII

1898. L’Espagne perd ses dernières colonies. La réalité de ces guerres lointaines, à commencer par celle de Cuba, devient tangible lorsque débarquent les premiers soldats rapatriés, à bord de l’Alicante, le 23 août, dans le port de La Coruña, en Galice. Mille soldats avaient embarqué, soixante-dix étaient morts au cours de la traversée. L’océan Atlantique avait été leur sépulture. L’état de ces rapatriés est effrayant : vêtements en loques, pieds nus, hommes amaigris, vieillis, exténués par le paludisme, la tuberculose ou la dysenterie. Des dizaines d’entre eux meurent peu après leur arrivée, d’autres tombent d’inanition sur le pavé.

Des dizaines de milliers d’hommes de retour de Cuba se déversent dans les ports d’Espagne. Certains reviennent chez eux, d’autres s’efforcent de survivre en s’adonnant à la mendicité si nécessaire. Les intellectuels auscultent le pays et commencent par dénoncer le caciquismo et la política caciquil.

En 1898, le mot « regeneración » est partout dans la presse, dans la littérature et dans les discours des parlementaires. La generación del 98, Miguel de Unamuno, Ramiro de Maeztu, Azorín, Ramón María Valle-Inclán, Antonio Machado, Joan Maragall, Pío Baroja, tous appellent à la régénération d’une Espagne jugée comateuse. Ils sont tristes mais en aucun cas désespérés ; et cette tristesse exprimée en vers ou en prose a suscité parmi les plus beaux écrits de la littérature espagnole, probablement les plus beaux depuis le Siglo de Oro.

Miguel de Unamuno, un Basque originaire de Bilbao, est par ses préoccupations éthiques profondément européen tout en restant préoccupé par « el problema de España ». Il propose une réflexion critique sur son pays, installé dans son austère bureau de Salamanca (il est recteur de son université) mais aussi à partir de ses nombreux voyages, à pied ou en train, à travers l’Espagne (mais aussi le Portugal). Il dénonce cette vision rhétorique d’une Espagne figée et engoncée dans le passé et invite à une ouverture sur l’Europe et le monde par l’affirmation de l’être espagnol – el ser hispano.

La perte des dernières colonies accélère le processus de transformation de certains régionalismes en nationalismes. Ce qui s’en tenait aux bibliothèques passe sur le terrain médiatique, dans la presse. Il y a le Pays Basque et la Galice mais c’est en Catalogne que cette question a le plus de poids, avec le catalanisme politique de Enric Prat de la Riba et Francesc Cambó i Batlle. Le mouvement culturel de la Renaixença suscite dans la bourgeoisie catalane l’espoir d’une Catalogne moderne et européenne dotée d’une ample autonomie politique. Cet espoir s’exprime en 1892, à Manresa où sont posées les bases d’une Constitution catalane. Mais ce n’est qu’avec la défaite militaire de l’Espagne que ce régionalisme prend une véritable consistance. Les intellectuels élaborent un projet catalan et la bourgeoisie d’affaires, déçue par Madrid, se tourne vers le catalanismo. En 1901 est fondée la Lliga Regionalista où les Catalanistas du journal « La Veu de Catalunya » ont un rôle prépondérant. La Lliga Regionalista bouleverse le système des partis en Catalogne et acquiert une véritable hégémonie politique et culturelle. Son entrée en politique à Barcelone coïncide avec la montée du mouvement anarchiste dans le monde ouvrier et l’influence du journaliste Alejandro Lerroux. Au cours de ces années Valence est gagnée à la cause républicaine, en partie grâce à l’écrivain et journaliste Vicente Blasco Ibañez. Alejandro Lerroux et Vicente Blasco Ibañez, deux noms clés pour suivre la montée du républicanisme et de l’anticléricalisme. L’anticléricalisme latent se cristallise avec le Partido Liberal. José Canalejas, un intellectuel catholique éduqué à la Institución Libre de Enseñanza, estime qu’il faut couper toute relation entre l’Église et l’État afin de moderniser le pays. En 1901, « Electra », la pièce de Benito Pérez Galdos, est applaudie et provoque dans les rues de Madrid des émeutes anticléricales.

Au début du XXe siècle, le prolétariat industriel et agricole (les jornaleros) constitue la classe la plus nombreuse du pays, une classe qui se fait toujours plus entendre et qui s’organise. Le P.S.O.E. et la U.G.T. se rattachent plutôt au monde ouvrier, la C.N.T./F.A.I. plutôt au monde paysan. Des responsables politiques comprennent qu’il faut harmoniser les relations entre les entrepreneurs et leurs employés. En 1900 est votée une loi sur les accidents du travail et trois ans plus tard est fondé l’Instituto de Reformas Sociales. Gumersindo de Azcárate (l’un des fondateurs de la Institución Libre de Enseñanza) en est le président ; il en fait un superbe instrument d’étude destiné à orienter les lois sociales. Mais le travail de cet homme exceptionnel est négligé et l’Instituto de Reformas Sociales doit fermer ses portes.

Les grèves et les violences se multiplient. La défaite de l’Espagne face aux États-Unis et la perte de ses dernières colonies a pourtant des effets positifs. Les entrepreneurs modernisent le pays et le retour des capitaux stimule la banque. Madrid et Bilbao deviennent les centres financiers du pays. De fait, la croissance économique du pays suit celle de l’Europe même si certaines régions restent à l’écart.

Alfonso XIII est couronné le 17 mai 1902. Antonio Maura s’emploie de toute sa volonté à lutter contre le caciquismo. Il veut que la démocratie ne soit pas simplement formelle mais qu’elle devienne palpable au quotidien, dans la vie du peuple. Son programme va lui aussi être frustré, et cette fois par l’aventure marocaine.

La France et l’Espagne investissent dans les mines du Rif ; mais des tribus locales commencent à harceler les mineurs et en tuent plusieurs. Au cours de l’été 1909, l’Espagne mobilise ses réservistes et Barcelone est choisie comme point d’embarquement. Le 18 juillet, alors que les troupes traversent cette ville et se dirigent vers le port, la foule se mêle à elles et les invite à refuser cette guerre, une guerre à laquelle échappent les fils de la bonne société moyennant finance. Le 26 juillet, la grève générale partie de Barcelone s’étend à la Catalogne. Des violences éclatent. De nombreuses églises et couvents sont vandalisés et incendiés. L’état de siège est décrété. Le 2 août, le calme revient. Ces jours resteront connus comme la « semana trágica ». Cent quatre civils et neuf militaires ont été tués. Plus de cinquante édifices religieux ont été détruits. Deux mille personnes sont arrêtées et cinq condamnations à mort sont prononcées, parmi lesquelles celle de l’idéologue anarchiste Francesc Ferrer i Guàrdia. Cet homme doté de hautes qualités morales et intellectuelles sert de bouc-émissaire. Sa condamnation n’émeut guère l’Espagne mais soulève une protestation internationale.

Le Gouvernement d’Antonio Maura est destitué et remplacé par celui de José Canalejas, en 1910, représentant du Partido Liberal. Partisan de la laïcité, José Canalejas conçoit l’État comme l’instrument idéal pour intégrer les classes ouvrières au système politique. Il répond favorablement à la plupart des exigences catalanes en 1912, année au cours de laquelle il est abattu par un anarchiste catalan à Madrid. Sa mort porte un rude coup au dynamisme de la vie politique espagnole qui va se perdre en intrigues et multiplier les discours sans consistance.

Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, le Gouvernement espagnol publie un Decreto de Neutralidad y de No Intervención. Mais cette guerre ne va pas être sans conséquence pour le pays, notamment au niveau économique. Des entrepreneurs s’enrichissent (notamment en fournissant les belligérants) tandis que le coût de la vie augmente considérablement et que les salaires stagnent. Les tensions sociales s’avivent et la crise survient en 1917. Elle commence par une grogne dans l’armée où les garnisons s’organisent en Juntas. Le Gouvernement durcit le ton et le monde politique prend le relai avec la Lliga Regionalista conduite par Francesc Cambó i Batlle qui organise à Barcelone une Assemblea de Parlementarios. Elle proteste contre un gouvernement qui a suspendu les garanties constitutionnelles et établi la censure. Francesc Cambó i Batlle cherche à mobiliser les groupes progressistes contre les « partis dynastiques » qui accaparent le pouvoir. Le Gouvernement s’empresse de dissoudre la Assemblea de Parlementarios. Survient une grève générale. L’idée d’en finir avec la monarchie et le système politique de la Restauration avait germé dans les syndicats ouvriers au cours de la Première Guerre mondiale. En 1917, le moment leur parut opportun, la bourgeoisie catalane et l’armée étant elles aussi mécontentes du Gouvernement.

19 juillet, jour où la Assemblea de Parlementarios se réunit, la grève est lancée dans les transports ferroviaires et les tramways de Valence. La situation se durcit suite à l’intransigeance du patronat. Le 13 août, la grève générale s’étend à diverses villes et régions d’Espagne. Le mouvement perd toutefois de son élan lorsque les Catalanistes et les Républicains confrontés au mouvement syndical décident de laisser les socialistes à leurs affaires. L’armée intervient, avec affrontements sanglants. La grève est un échec mais elle met en évidence la faiblesse du régime et sa dépendance envers l’armée.

Les Gouvernements se succèdent avec une durée de vie moyenne d’à peine cinq mois. Le mouvement ouvrier se durcit. La C.N.T., le grand syndicat anarchiste, compte 715 000 affiliés en 1919, avec à sa tête Salvador Seguí, le plus populaire dirigeant du syndicalisme révolutionnaire. En 1919, la C.N.T. parvient à paralyser durant quarante jours La Canadiense qui a le monopole de la production hydroélectrique en Catalogne. L’état d’urgence est déclaré. Le patronat réagit, soutenu par le Gouvernement et les partisans de Francesc Cambó i Batlle, et décide la fermeture momentanée des entreprises. Une spirale de violence s’enclenche. Le terrorisme se substitue au combat syndical. Les pistoleros du patronat catalan s’affrontent à d’authentiques anarchistes mais aussi à des sicaires venus des bas-fonds et qui profitent de l’argent des syndicats. On compte jusqu’à vingt attentats par jour. Parmi les victimes de ces attentats, Eduardo Dato Iradier, chef du Gouvernement et, dans la même semaine, Salvador Seguí ainsi que l’archevêque de Saragosse, le cardinal Juan Soldevilla y Romero. Cette violence politique passe des villes aux campagnes, notamment en Andalousie et en Estrémadure. La C.N.T. gagne en force.

Mais l’affaire marocaine est toujours en cours et ne contribue pas à calmer les esprits en Espagne. Survient le désastre d’Annual, fin juillet – début août 1921, au cours duquel les Espagnols perdent plus de douze mille soldats dans des conditions particulièrement atroces. En 1923, le général Miguel Primo de Rivera organise un coup d’État avec le soutien implicite du roi Alfonso XIII.

Olivier Ypsilantis

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