Tableau XXIII
Le 18 juillet 1936 commence la Guerre Civile d’Espagne. Elle couvait depuis longtemps, avec un climat de violence politique général. Le chaos risque de s’étendre partout dans le pays. Il ne faut jamais perdre de vue que l’on ne peut envisager cette guerre selon le petit schéma simple auquel la gauche espagnole cherche à nous habituer sur fond de méconnaissance historique. Réduire cette guerre à une lutte entre « Républicains » et « Nationalistes » est stupide. Ces deux dénominations ne veulent strictement rien dire et n’ont par ailleurs aucune valeur artistique contrairement au « Rouge » et au « Blanc » dans la chanson « Maria » de Jean Ferrat, une belle chanson par ailleurs non dénuée de vérité historique. Cette dichotomie entre « Républicains » et « Nationalistes » est d’autant plus stupide que l’on pouvait être républicain et nationaliste et inversement dans l’Espagne des années 1930. Bon sang ! Ce petit monde binaire et parfaitement crétinisé que cherche à nous imposer la gauche espagnole pour établir son idéologie frelatée sur fond d’ignorance crasse doit être piétiné !
Lorsque cette guerre éclate, le gouvernement de Francisco Largo Caballero (il n’a qu’un mois et demi) s’efforce de réunir le plus grand nombre de forces politiques, du P.N.V. à la C.N.T., afin d’offrir à l’opinion une façade démocratique et une continuité avec la IIe République. Une armée est constituée, principalement avec l’aide de l’U.R.S.S. Façade démocratique donc : il faut sauver les apparences, surtout en cas d’urgence. Personne ne croit que le P.C.E. et la C.N.T. soient démocratiques, à commencer par Francisco Largo Caballero, mais il faut jouer le jeu car l’heure est grave. Afin de forcer la cohésion, le gouvernement ne cesse de faire appel au sentiment national. Mais les doctrines révolutionnaires et les ouvriers sont supposés ne pas avoir de patrie… Par ailleurs, les partis indépendantistes comme la E.C. (Esquerra Catalana) et le P.N.V. cachent à peine leur intention de mettre à profit les événements pour se séparer de l’Espagne. Quant aux partisans du centralisme de style jacobin, leur attitude n’est guère encourageante et les révolutionnaires et indépendantistes ne misent guère sur eux. Toutes ces tendances abusivement classées sous la dénomination « Républicains » pensent vraiment représenter le peuple, une dénomination elle aussi terriblement et, dirais-je, dramatiquement fourre-tout. Elles pensent donc avoir le peuple de leur côté et n’avoir qu’à affronter des curés, des militaires et des millionnaires. Toutes ces tendances antagonistes qui jugent négativement l’histoire de l’Espagne n’ont guère de points communs. Seul le danger de la guerre les unit, mais jusqu’à un certain point.
Le P.C.E. est particulièrement conscient du danger que représente un tel désordre. Les révolutionnaires promeuvent les milices contre l’armée régulière. Ils veulent achever la collectivisation des terres et des entreprises et priver le gouvernement quel qu’il soit de tout pouvoir effectif. Pour les communistes, les miliciens ne peuvent que favoriser la victoire de l’ennemi. Pour le P.C.E., le comunismo libertario est une voie sans issue et il ne dure que le temps qu’il lui faut pour dépenser ce qu’il y a à dépenser. Le P.C.E. veut par ailleurs rassurer la masse des petits et moyens propriétaires, garantir la propriété étrangère, mettre sur pied une armée régulière, centralisée et disciplinée, et favoriser certaines apparences démocratiques. C’est aussi pourquoi certains les accusent d’être des contre-révolutionnaires. Mais le but des communistes est plus subtil : ils veulent avant tout gagner la guerre puisque, ainsi que l’écrit José Díaz Ramos, une figure de premier plan du P.C.E., « en gagnant la guerre, nous avons gagné la révolution (…). Ces deux choses sont inséparables. Elles sont deux aspects du même phénomène ». Autrement dit, tendre vers la victoire peut supposer dans un premier temps des concessions, un repli tactique destiné à affaiblir les ennemis tout en renforçant le P.C.E. qui n’hésite pas à se déclarer comme le seul parti « auténticamente revolucionario ».
Le mot « révolution » est généralement bien ambigu lui aussi et particulièrement dans l’Espagne des années 1930 car derrière lui se masquent des conceptions et des intérêts de groupes très divers, à commencer par l’antagonisme intrinsèque entre anarchistes et communistes, antagonisme qui en U.R.S.S. avait été réglé dans un bain de sang. En Espagne, les rapports entre les uns et les autres sentent également le sang et tout permet de supposer qu’une victoire du P.C.E. à l’issue de la Guerre Civile d’Espagne aurait automatiquement signifié un grand massacre des membres et des sympathisants anarchistes, sans oublier ceux du P.O.U.M. et autres. La composante anarchiste est alors en Espagne particulièrement significative. En écrivant ces lignes je ne cherche pas à célébrer indirectement la victoire de Franco que je n’ai jamais apprécié, que je n’ai jamais plus apprécié que nombre de ses ennemis même si dans ma jeunesse j’ai été séduit par l’anarchisme de la C.N.T./F.A.I. que je ne connaissais que superficiellement. Il est vrai que la création des Collectivités d’Aragon (Las Colectividades de Aragón) m’émeut encore, à l’occasion, surtout lorsque je considère le désordre mondial.
Les défauts de la révolution ne tardent pas à apparaître clairement : les milices piétinent lorsqu’elles n’accumulent pas les défaites, la collectivisation fonctionne mal et des centaines de milliers de petits et moyens propriétaires enragent. Certains estiment qu’il faut aller plus loin dans la révolution pour qu’elle réussisse – voir le P.O.U.M. On connaît ce schéma mental qui se répète au long de l’histoire et qui n’est pas propre aux gens de gauche ; et ils sont plus d’un à estimer qu’il faut cesser de s’entêter de la sorte.
Le P.C.E. inspiré et appuyé par Moscou reçoit l’adhésion d’un nombre considérable de petits bourgeois spoliés et amers. Ce parti bénéficie de l’aide soviétique mais, surtout, il est animé par une stratégie bien définie et par la volonté inflexible de la suivre. Le P.C.E. est une organisation combative et militarisée, ce qui n’est pas le cas des autres organisations et partis du Front Populaire. Le P.C.E. masque ses desseins hégémoniques derrière sa consigne de lutte « pour la démocratie ». Il cherche à fortifier son assise avant de passer à l’étape suivante, graduellement, afin d’établir une démocratie suivant le sens qu’il accorde à ce mot suffisamment fourre-tout pour tromper. La pertinence de l’entreprise communiste tient au contrôle des forces armées, et c’est à elles que le parti consacre l’essentiel de ses efforts. Il ne s’agit pas seulement d’assurer à cette armée la supériorité matérielle, il faut en faire une armée politique. Il est instructif de lire ce que dit José Díaz Ramos du P.C.E. à ce sujet. La guerre gagnée, l’armée devra permettre aux communistes de s’emparer du pouvoir et le conserver.
A la fin de l’année 1935, le P.C.E. doit compter avec d’autres forces importantes considérant le nombre de leurs sympathisants et militants, à commencer par les socialistes et les anarchistes. Francisco Largo Caballero s’inquiète toujours plus de l’influence grandissante du P.C.E. et il n’est pas le seul parmi les membres du Front Populaire. Autre stratégie cruciale du P.C.E. : sa fusion avec le P.S.O.E. En bon socialiste, Francisco Largo Cabellaro fait une erreur de calcul face aux communistes. Il juge que considérant l’importance numérique et la maturité du P.S.O.E. il lui sera facile de contrôler le P.C.E. Il ne tardera à comprendre sa méprise, notamment à la suite de la fusion des mouvements de jeunesse de ces deux partis placée sous le nom (trompeur) de Juventudes Socialistas Unificadas. En Catalogne, et sous un autre nom trompeur, les Staliniens absorbent les socialistes pour donner le Partido Socialista Unificado de Cataluña (P.S.U.C.). Au sein de la U.G.T., le grand syndicat socialiste rattaché au P.S.O.E., les communistes sont également à la manœuvre et poussent leurs pions.
Francisco Largo Cabellero est toujours plus inquiet et irrité par les manœuvres du P.C.E., l’instrument de Staline en Espagne. Les communistes sont pareillement irrités par les socialistes et Francisco Largo Caballero et ils se mettent à critiquer sa conduite de la guerre et celle de ses conseillers, en particulier le général Asensio Torrado qu’ils parviennent à écarter après la chute de Malaga, en janvier 1937. Le P.C.E. est non moins irrité par les anarchistes qui, sûrs et fiers d’eux-mêmes (ils considèrent qu’eux seuls représentent la vraie révolution), ne comprennent que trop tard à qui ils ont affaire, soit une organisation particulièrement entraînée, disciplinée et efficace. Dès le début, le P.C.E. juge la C.N.T. comme à peine moins dangereuse que le « facismo ». Les trois « ennemis du peuple » à éradiquer sont pour le P.C.E. : le fascismo / le trotskismo (voir le P.O.U.M.) /l’anarquismo – ou l’anarco-sindicalismo. En Catalogne, la C.N.T. domine la situation, mais très vite le petit P.S.U.C. monte en puissance en se présentant comme le parti de l’ordre et de la petite et moyenne propriété face à l’arbitraire libertaire, ce qui plaît à l’Esquerra Catalana. Au cours du printemps 1937, l’antagonisme entre le P.C.E. et la C.N.T. monte d’un ton. Bien des secteurs du Front Populaire s’inquiètent de l’influence grandissante du P.C.E., à commencer par Francisco Largo Caballero qui en vient à craindre la défaite mais aussi la victoire, la victoire qui supposerait d’abord celle du P.C.E. Les anarcho-syndicalistes la redoutent plus encore et à raison : ils connaissent le sort que les bolcheviques ont réservé à l’anarchisme en Union Soviétique.
Francisco Largo Caballero fait obstruction au renouvellement du haut commandement voulu par les Soviétiques. Les communistes enragent face aux hésitations et au manque de compétences militaires de leurs alliés du Front Populaire. L’idée de prendre le pouvoir par la force tente le P.C.E. mais sa représentation à l’intérieur même du Front Populaire est encore trop faible et, surtout, un tel coup de force risquerait de porter un terrible préjudice à l’image de Staline au niveau international. Il ne reste donc au P.C.E. qu’à prendre son mal en patience et à exploiter les tensions entre les composants du Front Populaire en s’appuyant tantôt sur l’un et tantôt sur l’autre, ce que le P.C.E. va faire avec un art dont il a le secret. Il est vrai que l’élan révolutionnaire ne suffit plus et que la fatigue gagne presque tout le monde, à commencer par Francisco Largo Caballero.
En avril 1937 les heurts entre anarchistes et communistes se multiplient, surtout en Catalogne, avec assassinats des deux côtés. Le 3 mai 1937, les communistes en accord avec l’Esquerra Catalana engagent les Guardias de Asalto à occuper la Telefónica de Barcelone, centre du pouvoir de la C.N.T./F.A.I., une tentative vite repoussée. Mais la violence se répand dans toute la ville, avec anarchistes et P.O.U.M. d’un côté, forces armées de la Generalitat et communistes de l’autre. Le président de la République Manuel Azaña redoute d’être assassiné. En effet, il a refusé catégoriquement l’entrée des anarchistes dans le gouvernement, mais en vain. Les anarchistes le haïssent depuis la tuerie de Casas Nuevas en 1933. L’alliance entre anarchistes et le P.O.U.M. est occasionnelle, sans solidité. Après quelques jours de violence et quelques centaines de morts, les communistes ont avancé leurs pions. S’agit-il d’un coup monté par les communistes ou bien d’un événement spontané suite à de violentes tensions internes au Front Populaire que les communistes ont su utiliser à leurs fins ? Je ne puis répondre à cette question. Dans tous les cas, la propagande communiste s’empare de l’affaire et évoque la résistance à son attaque dans l’édifice de la Telefónica comme un « golpe trotskista-fascista » contre le Front Populaire. Les grandes manœuvres commencent et d’abord contre le P.O.U.M. et les anarchistes. Suite à cette affaire, l’hégémonie anarchiste est fragilisée. Ainsi, trois mois après les événements de Barcelone, des troupes du P.C.F. sous le commandement d’Enrique Lister démantèlent les Colectividades de Aragón, la fierté de la C.N.T./F.A.I. qui ne réagit presque pas. La Esquerra Catalana qui espère quelques avantages en se mettant du côté du P.C.U.S. (Partido Socialista Unificado de Cataluña) déchante. L’étape suivante, la démission de Francisco Largo Caballero de son poste de chef du Gouvernement et une politique méthodique de répression en commençant par le P.O.U.M. Le temps presse pour le P.C.E. car le 15 mai Francisco Largo Caballero veut activer son plan d’éradication de l’influence communiste dans l’armée. Mais il finit par démissionner (je passe sur les détails de cette démission) et Manuel Azaña confie la formation d’un nouveau gouvernement à Juan Negrín.
Ainsi le P.C.E. parvient en peu de temps et dans une suite de manœuvres audacieuses à diminuer notablement le champ d’action de la C.N.T, de la U.G.T./P.S.O.E., de la Esquerra Catalana, à expulser Francisco Largo Caballero et à démolir le P.O.U.M. Sa présence dans l’armée et dans le gouvernement s’est considérablement renforcée, avec un gouvernement présidé par Juan Negrín, bien plus conciliant envers les communistes que ne l’était Francisco Largo Cabellero. La répression contre le P.O.U.M. est particulièrement dure. La répercussion internationale de la séquestration, torture et exécution d’Andreu Nin force les Staliniens à se réfréner. De fait, les événements de Barcelone ne font que souligner l’incompatibilité entre les tendances qui constituent le Front Populaire. Seul un danger commun les unit, et encore…
Olivier Ypsilantis