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Quelques tableaux espagnols – 3/16

  • Tableau VI

Le 5 janvier 1942 a lieu un événement culturel de première importance en Espagne, soit la projection de « Raza » au Palacio de la Música, à Madrid. De nombreuses personnalités du régime y assistent. Le scénario a été écrit par un inconnu, Jaime de Andrade, un pseudonyme sous lequel se cache… Franco. L’histoire que rapporte le film se déroule entre 1805, soit la bataille de Trafalgar, et 1939, avec le défilé de la victoire qui marque la fin de la Guerre Civile. Les protagonistes, une famille de la hidalguía, la famille Churruca. Le rôle principal est tenu par Alfredo Mayo, acteur fétiche du régime. Ce film produit par le Consejo de la Hispanidad propose ni plus ni moins « d’expliquer au monde entier les raisons religieuses, politiques et sociales de notre guerre de libération, d’enseigner les causes profondes de notre Croisade ». On sait que Franco a toujours envisagé son combat au cours de la Guerre Civile de 1936-1939 comme une Croisade – Cruzada. Le titre « Raza » se réfère à la raza española. Ce film bénéficie d’un budget de 1 650 000 pesetas, une fortune pour l’époque. Franco n’assiste pas au tournage mais il charge un homme de confiance, Jesús Fontán, de le représenter. Une fois son travail terminé, José Luis Sáenz de Heredia (cousin de José Antonio Primo de Rivera) a projeté « Raza » au Caudillo au cours d’une séance privée au Palacio de El Pardo. Le Caudillo s’est montré ému et enchanté. José Luis Sáenz de Heredia recevra le Premier Prix du Sindicato Nacional del Espectáculo 1942. Le succès de ce film est considérable dans tout le pays.

Afin de contrôler la production cinématographique, le régime met en place une série de mesures comme la censure et le protectionnisme. Mais la mesure la plus lourde de conséquences pour la production cinématographique nationale est la loi du 23 avril 1941 qui rend le doublage obligatoire. Cette loi interdit toute projection de film autrement qu’en espagnol. Les mesures protectionnistes ne parviennent pas à réduire les conséquences désastreuses de cette loi qui contient (insidieusement) la censure et devient le meilleur instrument dont dispose le régime pour contrôler la production cinématographique.

Le cinéma franquiste favorise des films de « interés nacional » (l’héroïsme militaire, le sacrifice au nom de la patrie, le glorieux passé de l’Espagne, etc.) mais plus encore les comédies destinées à faire oublier les dures réalités de la vie quotidienne, les españoladas, les films con folclórica. La société de production Cifesa crée un véritable star system a la española en engageant exclusivement des acteurs nationaux populaires, parmi lesquels Alfredo Mayo ci-dessus cité et Conchita Montenegro, la Garbo española, une actrice également admirée internationalement. Rivale de Cifesa, Suevia Films.

La españolada, ou cinéma folklorique, attire le public populaire aussi sûrement qu’au temps de la IIe République. Ces films manquent de qualité. Ce sont des mélodrames ou de plates adaptations inspirées de la littérature dont la finalité est de satisfaire un public peu exigeant, un public qui vit des temps particulièrement difficiles et que ces films soulagent. On lui sert des comédies et des mélodrames moralisants. Sueva Films investit un million de pesetas dans « ¡Polizón a bordo! » et en retire dix millions de bénéfice net. On ajoute une touche l’andalucismo et on fait salle comble. Voir les films des frères Serafín et Joaquín Álvares Quinto ou « Malvaloca » de Luis Marquina dans lequel joue le couple le plus célèbre du cinéma espagnol d’alors, Alfredo Mayo et Amparito Rivelles. C’est toute une production qui s’adresse à un public populaire, volontiers analphabète. Le public bourgeois a ses films, plus sophistiqués, comme ceux de l’Italie fasciste, style telefoni bianchi, des films produits entre 1937 et 1941, des films ne cherchant eux aussi qu’à distraire d’une manière convenue à partir de stéréotypes régionaux. En ce début des années 1940, le cinéma devient avec le football et la corrida la référence du loisir pour les Espagnols.

Tableau VII

Le roman de Camilo José Cela, « La familia de Pascual Duarte », se démarque radicalement du puritanisme et du ton convenu que promeut le franquisme. La situation dans l’Espagne d’alors est si confuse qu’une œuvre censurée un jour peut être portée aux nues le lendemain et son auteur avec elle. C’est un peu ce qui arrive à ce roman et son auteur. Camilo José Cela dérange les gens de droite et de gauche trop sûrs d’eux-mêmes. L’auteur est du côté des vainqueurs mais la morale promue par le franquisme ne sent pas vraiment à l’aise en sa compagnie. Il a été soldat au Regimiento de Artillería Ligera nº 16. La guerre terminée, il est employé dans les bureaux des Industrias Textiles où il écrit l’essentiel de son roman qu’il finit en convalescence, victime d’une grave maladie pulmonaire.

La création littéraire ne se porte pas vraiment bien en Espagne en ce début des années 1940 et déjà parce que l’exil a ôté au pays nombre de talents. Le régime franquiste ne voit pas le problème car il protège la production nationale de la production étrangère qui est considérable. C’est probablement l’une des raisons pour laquelle le livre en question de Camilo José Cela parvient à surmonter deux obstacles alors majeurs : la censure (et encore, il n’y parviendra qu’à moitié) et l’Église, et qu’il est désigné comme l’un des représentants de la création littéraire en Espagne.

« La familia de Pascual Duarte » est publié chez un petit éditeur de Burgos, Aldecoa, en 1942, puis chez ce même éditeur l’année suivante, mais interdit de distribution. Les alarmes de la censure retentissent et la troisième édition se fera à Buenos Aires. Le livre commence à recevoir des éloges, avec appropriation politique (par la droite), ce qui ne donne pas pour autant à son auteur les moyens de vivre de sa plume. Camilo José Cela est par ailleurs, et curieusement pourrait-on dire, nommé à la censure. Les informations que j’ai pu recueillir sur cette activité de censeur sont contradictoires lorsqu’elles ne sont pas extrêmement vagues, je ne les rapporterai donc pas. Le quotidien El País semble en savoir plus mais il est la voix du P.S.O.E. et il n’oublie pas que Camilo José Cela a participé à la Guerre Civile d’Espagne aux côtés de Franco. El País a donc établi son dossier à charge à partir de ce qui pouvait aller dans son sens, soit présenter l’auteur de « La familia de Pascual Duarte » comme un impitoyable censeur… qui aura bien mérité d’être censuré à son tour.

Après les éloges relatifs viennent les condamnations. Dans tous les cas, ce livre ne laisse personne indifférent et c’est ce qui importe. Parmi ceux qui l’accusent durement, l’Église qui reconnaît néanmoins ses qualités littéraires. Ce roman reste probablement le plus important et le plus controversé du début des années 1940 en Espagne.

La censure a des effets positifs, dont celui d’aiguiser l’ingéniosité. A ce sujet, il n’est pas de meilleur exemple que l’histoire de la revue humoristique La Codorniz, une revue qui manie avec maestria l’humour subliminal et déjoue les censeurs du régime qui inspectent ses numéros à la loupe. L’intention de cette revue est de divertir ; mais sous le divertissement où le réel et l’imaginaire s’entremêlent, l’imaginaire semble avoir plus de consistance que le réel. L’humour est partout, intemporel, avec de multiples jeux sur le langage. L’absurde et l’incohérence des situations provoquent le sourire. Les dessins sont d’excellente facture.

L’administration franquiste commence par s’opposer à la création d’une publication humoristique. La Ametralladora à laquelle succède La Codorniz est une chose, une revue destinée à soutenir le moral des troupes côté franquiste ; le lancement d’une revue humoristique destinée à un plus large public (alors que la Guerre Civile est encore si proche) en est une autre.

Jesús Ercilla qui fut rédacteur de La Ametralladora, Phalangiste convaincu et l’un des plus actifs journalistes du régime, va aider Miguel Mihura à lancer La Codorniz, une revue hebdomadaire qui paraîtra durant trente-sept ans. L’humour qu’elle promeut donne naissance à l’expression humor codorniesco. Miguel Mihura restera quelque temps à la tête de cette revue avant d’être remplacé par Álvaro de Laiglesia qui n’a alors que vingt-deux ans.

Outre leurs qualités intrinsèques, « La familia de Pascual Duarte » et La Codorniz constituent deux cas particulièrement intéressants en regard de la censure qui régnait dans l’Espagne des années 1940.

Olivier Ypsilantis

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