Skip to content

Quelques tableaux espagnols – 2/16

Tableau IV

L’Espagne de 1941 est dans une terrible situation sanitaire et alimentaire. Elle est notamment victime du piojo verde qui prolifère généralement dans les zones de guerre et de misère. Le pays est infesté par cette bactérie malgré toutes les mesures mises en œuvre par les autorités.

Le piojo verde provoque d’intenses piqûres dans le cuir chevelu, ce qui amène les enfants à se gratter jusqu’au sang et provoque des infections secondaires. C’est le cas avec le typhus exanthématique, favorisé par le manque d’hygiène et l’entassement. Les enfants sont particulièrement touchés par ce mal qui peut être mortel. Quelle que soit l’intensité de la maladie, on ne peut que prendre note de la gravité des désordres mentaux et du système nerveux qu’elle provoque. L’origine grecque du mot « typhus » (τῦφος) est éloquent. Il arrive que le mal s’éloigne « miraculeusement » mais on sait qu’il peut revenir à tout moment et longtemps après, même lorsque l’enfant sera adulte.

Les enfants sont tondus. D’autres mesures sont prises mais elles se révèlent inefficaces en cette année 1941 où l’indice de mortalité infantile est parmi les plus élevés du XXe siècle. 1941, 151 enfants sur 1 000 meurent à la naissance ; 143 sur 1000 en 1942 ; 131 sur 1 000 en 1943 ; 91 sur 1000 en 1944. La faim et la maladie accablent l’Espagne. Quelques années plus tard, Josep Escobar i Saliente (1908-1994), pseudonyme « Rebec », décrira dans la revue Pulgarcito (Cuadernos humoristicos) un personnage qui s’inspire de ces années, toujours occupé à se débrouiller pour survivre tout en rêvant de dévorer (« hincar el diente ») des poulets rôtis et des jambons.

Le froid est terrible en ce début des années 1940. Dans de nombreuses familles, le père est absent, soit décédé au cours de la Guerre Civile de 1936-1939, soit mutilé, soit victime de la répression franquiste, fusillé ou emprisonné. La carte de rationnement ne suffit pas. Le pain blanc qui avant 1936 avait été l’aliment de base dans les familles modestes est devenu un luxe inaccessible à presque tous.

Dans l’Espagne de 1941, le manque en albumine a été estimé à 44,60 %, en graisses à 61,50 %, en hydrates de carbone à 264,83 sur 400, en calories à 1938 sur 3 000. Dans l’Espagne de 1932, on consommait 32 kg de viande par habitant ; en 1941, on en consomme 12 kg.

A Madrid, entre le 29 mars 1939 et le 31 décembre 1941, on estime que 67 397 personnes sont mortes de maladies diverses liées au manque d’aliments, soit 32 575 femmes et 34 822 hommes. La tuberculose est de loin la plus contagieuse de toutes les pandémies dont l’Espagne est victime ; et elle se propage d’autant plus que les parents ne la déclarent pas afin de pouvoir continuer à travailler et nourrir leurs enfants. Des familles entières vivent dans des espaces de moins de dix mètres carrés et il n’est pas rare que plusieurs familles d’un même immeuble partagent les latrines et un lavabo. Carence alimentaire, manque d’hygiène et promiscuité favorisent terriblement ce mal particulièrement contagieux.

En 1940, en Espagne, 23 871 personnes meurent de tuberculose pulmonaire et 5 865 de tuberculose cérébro-méningée ; en 1941, leur nombre est respectivement de 26 633 et 6 147 ; en 1942, de 26 062 et 6 012 ; en 1943, de 26 530 et 6 225, une tendance à la hausse qui se maintiendra jusqu’en 1947.

Une marque de cognac a pour slogan « El biberón de papá ». Elle ne croit pas si bien dire. Le prix des alcools et des liqueurs est extrêmement bon marché par rapport à celui des aliments. Il n’est pas étonnant que, considérant l’état du pays, les cas d’hépatite et de cirrhose soient quatre fois plus nombreux en 1942 qu’en 1936. Les maladies vénériennes se répandent. La prostitution se banalise : une fois encore, il s’agit de se nourrir et de nourrir sa famille. La marché noir (estraperlo) devient une pratique courante.

Tableau V

En février 1941, la pire tempête du siècle frappe l’Espagne. Parti des Açores se forme un ouragan qui se dirige vers la péninsule ibérique. Il atteint la Galice (aussi appelée Finisterre) le 15 février, passe dans les Asturies à une vitesse qui par moments dépasse les deux cents kilomètres à l’heure. Il atteint la Cantabrie et sa capitale Santander où il augmente en force.

Santander. Le vent emporte tout ce qu’il peut. Les tuiles des toits partent en tous sens. Les tables et les chaises des cafés s’élèvent dans des tourbillons. Des vitrines explosent. La nuit approche. Le vent ne faiblit pas, au contraire. Les arbres sont déracinés. Une multitude de choses parcourent l’air. Il n’y a plus d’électricité. Les câbles fixés aux façades ont été arrachés et claquent comme des fouets. Vers vingt heures sont enregistrées les plus fortes rafales. Vers vingt-trois heures, l’un des très nombreux courts-circuits provoque un début d’incendie plus grave que les autres. Un câble à haute tension arraché à son support met feu à la toiture d’une vieille maison au n° 20 de la calle de Cádiz. L’ouragan l’active monstrueusement en projetant en tous sens la charpente de sa toiture. Certains se souviennent alors de l’explosion du Cabo Machichaco, un bateau dont le chargement de dynamite avait explosé dans le port de Santander, le 3 novembre 1893, faisant 590 morts et 2 000 blessés, la plus grande catastrophe civile du XIXe siècle espagnol. Fort heureusement, cet incendie historique ne fera qu’une victime, un pompier de Madrid tué par la chute d’un mur de pierres. Les équipes de secours ne peuvent presque rien car le vent est si violent qu’il empêche l’eau de sortir correctement des lances à incendie.

Les constructions des quartiers touchés, soit le centre historique de la ville, ont une structure en bois, ce qui explique aussi que le feu se propage avec une telle rapidité. La tempête a coupé la ville du monde. Les S.O.S. ne parviennent pas au reste du pays. Les lignes téléphoniques et télégraphiques ont été arrachées, sectionnées. Les S.O.S. lancés par les navires amarrés dans le port restent sans effet. La mer est impraticable, les routes et les voies ferrées le sont aussi.

Le jour se lève. L’incendie se propage encore malgré les efforts des équipes de secours. Vers midi, nous sommes le 16, des militaires arrivent avec des charges de dynamite, l’eau ne suffisant plus. Il s’agit d’aménager des coupe-feux. Les explosions augmentent les destructions mais dans un même temps ralentissent l’incendie et le circonscrivent. Dans la soirée, les renforts arrivent enfin de partout et viennent appuyer les moyens locaux. L’incendie commence à s’éteindre dans la soirée du 17 février. Quatorze hectares d’une zone historique et fortement urbanisée ont été dévastés.

Six mille habitations détruites, presque trente mille personnes sans logement, cinq cents commerces partis en fumée, la cathédrale pratiquement disparue, sept mille personnes sans emploi, des dégâts évalués à deux cent cinquante millions de pesetas.

Dans cette catastrophe, aucun mouvement de panique. Il est vrai que l’Espagne avait vu tant de violences et de destructions… Les autorités se chargent de loger provisoirement ceux qui ont tout perdu et de leur procurer l’indispensable. L’aide nationale surprend par son ampleur dans un pays réduit à la misère. Des montagnes de produits alimentaires et de vêtements envoyés par des particuliers mais aussi par des institutions et des organismes arrivent à Santander. Les matchs de football, les corridas, les concerts et les représentations théâtrales se multiplient au profit de ses habitants. Quatorze hectares d’un centre-ville attendent d’être reconstruits.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*