Alexandre, l’homme qui ouvre l’histoire, l’homme qui dans l’imaginaire mythique du peuple grec a tranché le nœud gordien, un geste par lequel il s’est déjà sacré souverain de l’Asie.
Le modèle de la cité est à l’agonie et Alexandre refuse de restaurer les vieilles structures. Le fils de Philippe de Macédoine est bien décidé à fonder un État moderne, avec son Prince – lui. Alexandre hérite du caractère de son père tout en opérant un tri. Il repousse l’aspect cauteleux de la politique de son père, ainsi que la ruse qu’il déteste. Alexandre marche droit et vite, si vite qu’il ne cesse de surprendre l’ennemi. Il tient de son père son intelligence politique mais il n’est pas qu’intelligence, il est aussi passion, ce qu’il tient de sa mère Olympias. « Ces dons de l’intelligence sont polarisés par la passion, portés, orientés et fixés par elle à leur pôle d’excellence », écrit André Bonnard. Au cours de son immense conquête, Alexandre reprend les intentions de son père (exclusivement politiques) mais il les réoriente, il invente un monde nouveau et réalise bien autre chose qu’une simple conquête impérialiste, à l’inverse de Philippe de Macédoine. Avant de s’élancer vers l’Asie, Alexandre assure ses arrières en intimidant ses adversaires. On se souvient de Thèbes, une cité sur laquelle Alexandre se rue après qu’elle se soit révoltée, une révolte activée par Démosthène qui ne sait pas à qui il a affaire. La répression est implacable et Athènes, effrayée, qui a soutenu en sous-main la révolte s’empresse de féliciter Alexandre. Cette répression est ressentie comme une abomination par les Grecs, un crime contre leur civilisation. « Alexandre semblait vouloir donner à l’avance un démenti à l’image trop idéale qu’il allait, dans le fabuleux Orient, donner de lui-même. » Ce coup terrifiant calme les Grecs. Par ailleurs, Alexandre laisse en Europe une puissante armée sous les ordres d’Antipater, l’un des plus grands généraux macédoniens sous les règnes de Philippe de Macédoine et d’Alexandre le Grand.
Lorsqu’il franchit l’Hellespont (au printemps 334), Alexandre porte le titre de « général en chef des Hellènes, protecteur de la Grèce », titre décerné par l’Assemblée des Grecs à Corinthe. Son armée n’est pas immense, environ trente mille fantassins et cinq mille cavalier (dont près des deux cinquièmes sont constitués de la fine fleur de l’aristocratie macédonienne) ainsi qu’un corps d’ingénieurs spécialisé dans les machines de siège. Cette armée se renouvelle à mesure qu’elle avance. Mais sa flotte est relativement faible tandis que celle des Perses (et des Phéniciens) domine l’Égée. C’est à partir de cette donnée qu’Alexandre conçoit le plan stratégique de son expédition. Darius III dispose d’une armée parfois vingt fois et parfois cinquante fois plus nombreuse, ce qui n’impressionne guère Alexandre. Darius III n’est pas dépourvu de sens stratégique et de courage mais il n’a pas l’énergie d’Alexandre et, surtout, son empire est en voie de désagrégation. De plus Darius III n’a que très peu de sens politique.
334, sur les bords du Granique, première victoire grecque ; Sparte en prend note. La plupart des cités d’Asie mineure se rendent et celles qui résistent son promptement soumises. Alexandre se comporte généralement avec modération. Il installe dans ces cités non pas un satrape perse mais un gouverneur macédonien, jamais un Grec. Il n’est pas encore question de fusion entre Grecs et Barbares, une orientation qui guidera la pensée politique d’Alexandre. En dépit de sa modération, il arrive que son armée de déchaîne, détruise et massacre, comme à Milet ou Halicarnasse. Bien des villes le célèbrent et retrouvent d’antiques privilèges tout en expérimentant un puissant dynamisme qui brasse leur population, comme à Sardes ou Éphèse.
333, Issos. L’armée perse est immense, six cent mille hommes nous dit Arrien. Darius III la commande en personne. Elle est promptement mise en déroute et déplore plus de cent mille morts. Parmi les prisonniers, de nombreux membres de la famille du Grand Roi. La victoire d’Issos ouvre deux voies : une voie vers les capitales de l’Orient, une autre vers la Syrie et l’Égypte. Alexandre choisit la seconde, vers la mer, afin d’empêcher l’ennemi de porter la guerre en Grèce. C’est le choix le plus raisonnable. Alexandre entre en Syrie puis en Phénicie, prend des ports dont Sidon. Tyr l’imprenable finit par tomber en août 332, après sept mois de siège. C’est sous ses murs qu’Alexandre reçoit une ambassade du Grand Roi (voir la scène rapportée par Arrien). La proposition immensément généreuse du Grand Roi est repoussée par Alexandre qui part vers le sud. Il ne rencontre de résistance qu’à Gaza. Après un siège de plus de deux mois, il massacre la population masculine et vend femmes et enfants. Décembre 332, il entre en Égypte où il se sent chez lui et témoigne le plus grand respect aux divinités égyptiennes. Ainsi se gagne-t-il les prêtres. Il ne s’agit pas d’un simple calcul politique ou d’une manifestation de tolérance. Alexandre est profondément religieux, il ne « tolère » pas, il « accueille » une autre forme de divin et c’est pourquoi les Égyptiens le divinisent en lui accordant tous les titres des pharaons. En Égypte, Alexandre ne cherche pas seulement à empêcher toute base navale aux Perses et à se faire attribuer le titre de pharaon, il cherche une réponse à une question qui l’obsède, une question venue de sa mère Olympias : de qui est-il le fils ? Il faut comprendre les âmes grecques d’alors, pétries de mythes. L’expédition d’Alexandre au temple oraculaire de Zeus-Ammon, en plein désert et si difficile d’accès, reste incompréhensible si l’on oublie ce questionnement. Le gardien du temple le salue du nom de « fils d’Ammon ». La confiance initiale en sa mission s’en trouve augmentée pour devenir inébranlable. Au cours de son voyage à Siwa, Alexandre longe la côte et désigne un point qui lui paraît favorable, ce sera Alexandrie. Il en indique les dimensions, le plan et invente le double pont en ordonnant la construction d’une digue à l’île de Pharos.
Printemps 333, il a vingt-cinq ans. Il part à la poursuite de Darius III et à la conquête des capitales des Empires mésopotamien et persan. Il fait halte à Tyr, franchit l’Euphrate et le Tigre et arrive à Guagamèles, près d’Arbèle, autre victoire grecque écrasante, la plus considérable de toutes. Darius III s’enfuit. Alexandre prend Babylone, Suse, Pasargades, Ecbatane tandis que d’autres villes se rendent.
Pourquoi Alexandre a-t-il livré Persépolis aux flammes ? Pour rémunérer ses soldats de leurs efforts ? Les raisons de cette nature passionnelle sont parfois bien difficiles à comprendre et les historiens s’interrogent encore sur ce geste. Alexandre se remet à la poursuite de Darius III. Il finit par le trouver mort, assassiné par l’un de ses satrapes. Il pleure son ennemi, finit par mettre la main sur son meurtrier qu’il fait torturer et tuer. Sur ordre d’Alexandre, le Grand Roi est inhumé avec tous les honneurs dus à son rang dans le tombeau de ses ancêtres. Nous sommes en 330. Alexandre poursuit sa route vers l’Orient, conquiert les pays à l’Est de la mer Caspienne et au Nord de l’Inde, fondant plusieurs Alexandries qui restent aujourd’hui encore les villes-mères de leurs régions. Il veut pousser toujours plus loin. A Pasargades, il fait restaurer le tombeau de Cyrus, un geste de piété envers celui qu’il considère comme le plus grand de ses prédécesseurs. Il arrive en Sogdiane, réunit une puissante armée et en 327 débouche dans la vallée du Kaboul, un affluent de l’Indus supérieur, et fonde la ville qui portera le nom de ce fleuve. Le roi indien Porus livre bataille avec ses masses d’éléphants qui effrayent la cavalerie macédonienne. Mais les archers abattent les cornacs et les éléphants désorientés sèment le désordre et font un carnage dans les rangs indiens. Alexandre traite noblement le vaincu.
Lorsqu’il arrive en Inde, l’enseignement du Bouddha commence à s’y répandre. La tendance ascétique du bouddhisme rejoint l’ascétisme issu de Socrate, qui se diffuse en Grèce avec l’école cynique, et que rejoint l’ascétisme platonicien. Alexandre a rencontré des ascètes en Inde et ce que l’on rapporte de ces rencontres (voir Arrien) a une tonalité grecque, très grecque, trop grecque peut-être, avec ce style paradoxal qui est l’une des formes de la pensée socratique.
Après la mort d’Alexandre, un royaume grec s’instaurera en Bactriane et Sogdiane avec Diodote 1er, un mélange de populations grecques, iraniennes et parthes, avec Bactres pour capitale – l’une des Alexandries fondées par Alexandre. L’un de ses rois reprendra la vallée du Kaboul. Ces souverains de Sogdiane et de Bactriane étaient des princes grecs pratiquant la langue grecque et les usages grecs et jusqu’au début du 1er siècle de notre ère. L’expédition d’Alexandre permettra bien après sa mort l’ouverture de la route de la Soie.
Avant même d’avoir soumis la région de l’Indus Alexandre a dans l’idée de pousser jusqu’au Gange ; mais son armée proteste. Nombre de ses soldats marchent depuis plus de huit ans et depuis plus de deux mois ils combattent dans le Pendjab, sous les pluies de la mousson. Après avoir longuement réfléchi, seul dans sa tente, il annonce le retour vers la Grèce. Nous sommes en 327. Alexandre est à Babylone. Il organise son empire en s’appuyant sur une pensée centrale peut-être venue de la révélation que lui a faite l’oracle de Zeus-Ammon en Égypte : opérer la fusion de tous les peuples qu’il aura conquis et établir la concorde entre les Grecs et les Barbares. Aujourd’hui cette idée ne nous semble pas vraiment originale, elle l’était pourtant et profondément car elle représentait un dépassement radical de la cité, un horizon indépassable pour les Grecs d’alors. Les gestes de fraternité qu’Alexandre multiplie à l’égard des Perses notamment, en leur offrant des postes importants dans le gouvernement et l’armée, indignent les Grecs et les Macédoniens ou provoquent leur sarcasme. Alexandre va jusqu’à imposer le cérémonial oriental avec prosternation devant lui. Chez les Grecs et les Macédoniens le mécontentement ne cesse d’augmenter et il est à son comble quand Alexandre veut faire entrer dans sa garde des fils de la noblesse perse. Des complots s’organisent (certains avec le projet d’assassiner Alexandre) et tournent parfois à l’émeute ; mais Alexandre les mâte implacablement. Dans sa colère, il en vient même à tuer le général Parménion, un ami de Philippe de Macédoine et l’un des plus fidèles serviteurs de son fils. Alexandre est aussi généreux que coléreux et les beuveries, fréquentes, n’arrangent rien. Grecs et Macédoniens ne comprennent plus son comportement. Ils n’admettent pas qu’un peuple barbare et vaincu soit traité avec une telle générosité. Pourquoi un tel comportement ? Vanité ? Orgueil ? Manœuvre politique ? Peut-être un peu de tout cela. Mais, surtout, Alexandre n’est pas grec et selon bien des Grecs (voir Démosthène, porte-parole de nombre d’entre eux) il est un barbare. S’est-il éprouvé comme tel ? Probablement. A ce propos qu’est-ce qu’un Barbare selon les Grecs d’alors ? Quelqu’un qui ne parle pas la langue grecque et qui donc ne fait que parler un langage grossier et incompréhensible. Mais dès le Vème siècle, et peut-être même avant, un autre sens s’ajoute à ce mot, un sens qui se précise au IVème siècle (notamment chez Démosthène) et selon lequel les Barbares ne sont plus seulement des non-Grecs mais des êtres inférieurs, tout juste bons pour l’esclavage. Le sens « raciste » du mot « Barbare » est très net chez Platon mais aussi chez Aristote, l’éducateur d’Alexandre. Et, sur ce point, Alexandre rejette le jugement d’Aristote. Il estime que nous ne sommes pas des Grecs ou des Barbares « par nature » (la naissance, le sang, etc.) mais par « la culture ». Alexandre a été formé à cet humanisme grec qui va d’Homère à Aristophane, avant ce durcissement qui se produit tout à la fin du Vème siècle et au IVème siècle. Il a probablement lu les « Enquêtes » d’Hérodote ainsi que le poème d’Eschyle, « Les Perses », sans oublier Aristophane et Thucydide et surtout l’« Iliade » d’Homère dont il lit chaque soir un passage avant de s’endormir.
« L’antagonisme Grecs/Barbares était devenu un axiome aussi indiscuté qu’invérifiable » nous dit André Bonnard. Alexandre le repousse et, ce faisant, sur ce point au moins, il repousse Aristote. Alexandre, grand général et grand politique est aussi un mystique désireux de donner corps à ses visions, et à l’échelle mondiale. Il est porteur de cette idée que tous les hommes sont frères et c’est aussi ce qui le pousse à agir. Il n’est pas avide de richesses ou simplement désireux de conquérir pour conquérir. Relisez « Vie d’Alexandre » de Plutarque, notamment ce passage où il est question de la réconciliation entre Macédoniens, Grecs et Barbares (les Perses) au sein de son armée ; et relisez cet autre passage où sont célébrés les mariages à Suse, en février 324, une fête grandiose, « gage donné aux peuples d’une concorde, d’une amitié qu’Alexandre voulait universelles et durables ». Alexandre est un violent épris d’humanité. Grâce à l’enseignement d’Aristote, il est pétri de civilisation grecque mais il repousse l’exclusivisme de son maître. Il commence son entreprise sous le signe de l’hellénisme ; il rassemble la Grèce et la Macédoine pour venger la Grèce ; mais plus il s’enfonce dans l’immense Orient, dans ce monde barbare (en commençant par l’Égypte), plus il est subjugué par ce monde. Le vaste flux de vie qui habite ce conquérant est à l’origine de nombre de ses contradictions, avec tensions qui se heurtent les unes contre les autres. Il est comme les dieux de l’« Iliade », de Pindare ou de Sophocle. Il a tué des amis innocents sous l’effet de la colère et de l’ivresse, il a aussi fait preuve d’une immense générosité envers tous les sujets de son empire, Grecs et Barbares. Plutarque écrit qu’Alexandre a mis en pratique une idée de Zénon de Kition qui vécut au siècle suivant, idée selon laquelle « tous les hommes sont citoyens du monde… » Toujours selon Plutarque, Zénon de Kition tiendrait cette idée d’Alexandre.
Alexandre, le conquérant de l’espace, celui qui détruit à jamais la cité grecque et qui étend son empire jusqu’à l’Égypte et la Perse, l’Indus et le Pendjab. Et si ses soldats n’avaient pas protesté, il aurait longé le Gange jusqu’à son delta et peut-être même au-delà. Delta de l’Indus, delta du Gange. Redisons-le, Alexandre a ouvert la voie terrestre vers la Chine, la route de la Soie.
En juin 323, Alexandre est à Babylone. Il projette une autre expédition, soit la conquête de l’Arabie. Le 13 juin de la même année, il succombe à une forte fièvre, il a trente-trois ans.
Olivier Ypsilantis