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Carnet israélien (avril 2024) – 13/18

19 avril

En lisant « Rome et Jérusalem », sous-titré « Le choc de deux civilisations » de Martin Goodman (chap. 13, « L’expansion de l’Église ») :

L’une des raisons de l’expansion du christianisme tient au fait qu’après 70, et plus encore après 135, les chrétiens se présentent aux Gentils comme tout à fait étrangers aux Juifs, les Juifs à présent séparés du monde romain. Les premiers chrétiens sont tous juifs (à commencer par Jésus) mais aux IIème et IIIème siècles nombre de chrétiens évitent de se dire juifs et se réjouissent de la destruction du Temple qui selon eux confirme les prophéties de Jésus.

L’extraordinaire succès du christianisme doit être attribué à la conversion de l’empereur Constantin Ier en 312. Les écrits se rapportant à la vie de Jésus sont pleins de contradictions véhiculées par une multitude de textes qui ont circulé entre ses disciples au cours des deux siècles après sa mort. La vérité historique n’est donc pas aisée à établir, chaque disciple s’étant efforcé de tirer des préceptes religieux de la vie et de l’enseignement de Jésus. Les divergences concernant Jésus (notamment sa nature) ont conduit vers le milieu du IIème siècle certains chrétiens à sélectionner quatre évangiles de référence. L’élaboration d’un Nouveau Testament était nécessaire afin que les fidèles ne s’égarent pas dans du douteux voire du dangereux.

La vérité historique sur la vie et la mort de Jésus n’est toutefois pas hors d’atteinte. Le Jésus historique a bien existé (voir Flavius Josèphe et Tacite) mais les seules hypothèses sérieuses sur sa vie sont fondées sur des segments de la tradition chrétienne préservés par les chrétiens : Jésus est originaire de Galilée ; sa relation avec Jean le Baptiste ; il est juif et ne prêche qu’aux autres Juifs ; il est mort par crucifixion (fait très problématique pour les premiers chrétiens qui s’efforcent de démontrer qu’il ne représentait aucun danger pour Rome). Des Juifs sont impressionnés par le souvenir de son enseignement moral et de sa ferveur eschatologique, mais combien d’entre eux rejoignent la communauté chrétienne ? Pour la plupart des Juifs, le massage véhiculé par les disciples de Jésus dut paraître aussi subversif que celui des autres mouvements idiosyncrasiques du judaïsme. La propagation des enseignements chrétiens semble avoir été plus rapide parmi les Gentils et hors d’Israël, grâce à Paul. Paul tente de présenter son message aux Juifs puis, face à leur incrédulité, il se tourne vers les non-Juifs. Principal effet de son zèle missionnaire : la conversion au christianisme des Gentils.

Les premiers chrétiens se distinguent des autres groupes religieux, des païens comme des Juifs, par leur zèle prosélyte, une nouveauté dans l’Antiquité. Parmi les arguments utilisés pour amener à la conversion, la mort et la résurrection de Jésus, un argument surprenant dans la mesure où les premiers chrétiens n’ont pas d’idée précise sur la nature de Jésus et la relation en lui entre l’homme et Dieu. Le concept de la Sainte Trinité (esquissé dans les Évangiles pour évoluer lentement au cours des IIème et IIIème siècles) est trop complexe pour emporter massivement l’adhésion. Il est stupéfiant qu’une religion si imprécise quant à la nature de sa divinité ait pu attirer tant de fidèles. Cette imprécision a favorisé l’émergence de nombreuses branches idiosyncrasiques sur le tronc chrétien, des branches pour la plupart imprégnées dans une certaine mesure du dualisme mystique que l’on retrouve dans les enseignements du gnostique Valentin. Au IIème siècle, l’Église adopte un très grand nombre d’innovations théologiques. Dans les dernières années du IIème siècle, l’Église s’emploie à exclure toutes les idées jugées inacceptables pour les fidèles – voir « Contre les hérésies » d’Irénée. Si la pensée chrétienne manque alors de clarté sur certains sujets, elle est très ferme sur la croyance en une vie après la mort, une vie réservée à ceux qui seront sauvés par le Christ, une idée particulièrement attractive et qui explique en partie le succès du christianisme. Il y a les conversions, il y a également les apostasies ; toutefois les convertis restent généralement loyaux aux communautés chrétiennes qui les ont accueillis et tout d’abord parce que les chrétiens sont alors rejetés par le plus grand nombre (y compris par leurs familles, amis et voisins) qui pratique des rituels païens. Il n’est alors pas plus facile de devenir juif que de devenir chrétien ; mais après avoir rompu avec le plus grand nombre, les convertis au christianisme sont accueillis dans une nouvelle famille, les frères et sœurs en Christ. Le christianisme est ailleurs une religion profondément égalitaire et c’est l’un des points les plus attractifs du christianisme : même si les chrétiens n’ont pas l’intention de renverser les structures sociales existantes, tout chrétien (même l’esclave) peut mériter l’estime des autres chrétiens par l’intensité de sa dévotion, d’autant plus qu’un converti au Christ peut espérer atteindre la perfection religieuse à compter du jour de sa conversion. Plusieurs aspects de l’idéologie chrétienne favorisent l’accroissement du nombre des fidèles : par exemple, les chrétiens (comme les Juifs) rejettent l’infanticide et l’avortement, ils pratiquent la charité envers les pauvres, autant de pratiques qui permettent à de nombreuses familles de survivre. Ainsi, déjà, sous le règne d’Hadrien, la plupart des chrétiens naissent dans la communauté chrétienne plutôt qu’ils ne se convertissent. Lorsque Constantin se convertit, nombre de chrétiens peuvent affirmer pratiquer la religion de leurs ancêtres depuis plusieurs générations. L’Empire romain et ses périodes prolongées de paix sont favorables à la propagation de l’idéologie chrétienne. Le grec et le latin servent de langues véhiculaires. Les chrétiens n’ont pas besoin d’installations particulières contrairement à d’autres cultes (voir celui de Mithra) ; il s’agit donc d’une foi plus facilement transportable et diffusable. A la fin du IIIème siècle, les chrétiens constituent des petites minorités très bien organisées, solidaires les unes des autres et dispersées dans tout l’empire.

Les premiers chrétiens sont des Juifs qui ne pensent pas prêcher une nouvelle religion ; tout au plus quelques-uns pensent prêcher une nouvelle forme de judaïsme. Paul lui-même, l’« apôtre des Gentils », n’hésite pas à se présenter comme un Juif. Avant 70, aucun chrétien ne semble avoir trouvé problématique qu’un Juif ayant rejoint la communauté chrétienne se considère encore juif. Cette tolérance devient beaucoup plus rare après la destruction du Temple. Il reste toutefois difficile de déterminer quand ces deux religions se sont séparées au cours des quatre premiers siècles même si déjà, vers 50, « les Juifs » sont présentés comme les ennemis archétypiques des chrétiens par Paul dans la première épître aux Thessaloniciens. Les Juifs sont attaqués dans le premier récit chrétien de martyre, soit le récit de la mort de Polycarpe, évêque de Smyrne. Il y a également Méliton, évêque de Sardes, qui accuse Israël de déicide tandis que d’autres chrétiens présentent l’Église comme « le véritable Israël », ce qui est déjà perceptible dès les années 50 avec Paul dans son épître aux Galates. « Israël » est alors un nom déjà très important pour les Juifs car c’est ainsi que s’était nommé l’État indépendant juif en 66-70 et en 132-135.

Le fait d’avoir des textes fondateurs en commun rapproche Juifs et chrétiens et les différencie des païens ; mais pour tous les chrétiens qui ne se considèrent pas aussi comme juifs, être fidèle aux lois juives est le signe d’un manque de foi – Paul et d’autres l’ont enseigné à la première génération de chrétiens, après la crucifixion. Au IIème siècle, Marcion déclare sans ambages que les vrais chrétiens doivent suivre les préceptes de Paul et se détourner des Écritures juives. Il s’emploie à faire sauter les ponts entre christianisme et judaïsme. A la fin du IIème siècle, des chrétiens rejettent cette doctrine car pour eux l’Ancien Testament contient des passages prophétiques qui annoncent le Christ et ils considèrent la Bible comme une allégorie de l’Église. L’usurpation du nom « Israël » par des chrétiens va aider ces derniers à se présenter au monde romain pour lequel le nom « Juif » évoque les grandes révoltes des règnes de Trajan et d’Hadrien. Ainsi se placent-ils du côté des Romains dans les luttes qui opposent ces derniers aux Juifs (66-70, 115-117, 132-135), sans pour autant tomber dans l’hostilité que les Romains éprouvent envers les Juifs. Martin Goodman : « Pour ceux d’entre les chrétiens qui voulaient aussi souligner les racines anciennes de leur foi, et présenter aux Romains l’histoire de l’Ancien Testament comme une histoire des Romains avant le Christ, il était très efficace de prendre le nom d’Israël qui, comme nous l’avons vu, n’avait apparemment jamais été utilisé par les païens romains pour faire allusion aux Juifs. Le fait, pour les chrétiens, de se présenter aux Romains sous un jour favorable n’a pas toujours reçu toute l’attention qu’il méritait dans l’analyse du processus de séparation entre christianisme et judaïsme. » La manœuvre chrétienne en direction de Rome avait commencé du temps de Paul pour des raisons de prosélytisme et apologétiques, une manœuvre difficile étant entendu que Jésus avait été crucifié par Rome. Il n’en reste pas moins que des chrétiens expriment le dégoût que leur inspire la société romaine (liberté sexuelle, spectacles sanguinaires, idolâtrie, etc.) qu’ils espèrent réformer de l’intérieur. Les chrétiens s’emploient à rassurer les Romains en affirmant qu’ils ne constituent pas des communautés secrètes (et donc inquiétantes), qu’ils font partie du monde romain, se préoccupent de la sécurité et de la prospérité de l’Empire romain. S’ils placent l’autorité de Dieu au-dessus de celle de l’empereur, ils n’instaurent aucun conflit entre l’un et l’autre. Les persécutions contre les chrétiens organisées dans l’Empire romain par l’État sont sporadiques. Ces persécutions sont plus le fait des populations locales ; il n’en demeure pas moins qu’elles inquiètent terriblement le monde chrétien, avec ce sentiment de vivre (jusqu’au règne de Constantin Ier) sous la menace constante de Rome. La plupart des chrétiens vivent plutôt paisiblement au cours des trois premiers siècles de la vie de l’Église et les récits de martyres servent à confirmer la foi chrétienne ; et à partir du IIème siècle, le martyrologe devient un genre littéraire chrétien à part entière.

Le mot « chrétien » a probablement été un terme utilisé à l’origine par des individus extérieurs au nouveau mouvement pour en désigner les membres ; ces individus étaient probablement des romains puisque ce mot est un latinisme – christianos. Sa première utilisation remonterait aux alentours de 40, à Antioche, par des représentants de l’Empire romain et non par des Juifs ou des chrétiens qui constituaient la population de cette ville. Si l’on se réfère aux récits chrétiens et aux récits païens des procès conduits devant les autorités romaines au IIème siècle, ni les Romains ni les chrétiens n’établissent clairement un lien entre le christianisme et les Juifs. C’est donc au Christ et non au Dieu des Juifs que l’empereur romain fait allégeance en 312. Constantin 1er a besoin d’un soutien divin et déjà parce que sa nomination est contestée et qu’il lui faut donc lutter pour faire valoir son droit au pouvoir. Ainsi, en 312, il envahit l’Italie pour détrôner Maxence qu’il défait aux portes de Rome, à Saxa Rubra, après avoir fait peindre sur les boucliers de ses hommes des signes chrétiens. Maxence se fera baptiser peu de temps avant sa mort (le 22 mai 337) mais dès le début de son règne il tente de se rapprocher autant que possible de l’Église et de l’État séculier. Il ne tardera pas à être le « treizième apôtre » de l’Église orientale et vénéré comme un saint. « Il aurait été impossible que le christianisme devienne la religion dominante du monde romain à la fin du IVème siècle sans l’engagement personnel de Constantin et de ses successeurs, mais il est important de comprendre à quel point cette Église s’était déjà romanisée avant que Constantin n’en devienne le protecteur, en dépit de la réputation de persécuteur qu’avait alors l’État romain. » Et c’est l’un des nombreux mérites de cette volumineuse étude de Martin Goodman que de nous rendre sensible ce fait.

A la fin du IIIème siècle, le rôle central de Jérusalem dans la hiérarchie chrétienne a complètement disparu, de même qu’a été effacé tout lien avec les Juifs. Au début des années 250, la présence chrétienne à Jérusalem (Aelia Capitolina) est très discrète ; depuis 135, tous les chrétiens de la ville sont des Gentils et le lien généalogique avec la famille de Jésus et avec Jacques est rompu. Vers le milieu du IIIème siècle, la communauté chrétienne de Rome est déjà très importante, soit des dizaines de milliers d’individus. Pierre et Paul y ont été inhumés.  Toutes les conditions sont déjà réunies au IIIème siècle pour qu’au siècle suivant Rome se place à la tête de toute l’Église. L’émergence de la papauté dépendra de l’attitude de l’État romain après la vision de Constantin suite à sa victoire au pont Milvius, soit la vision d’une croix s’élevant au-dessus du soleil, accompagnée de ces mots : « Sois victorieux ». Une fois encore, Martin Goodman précise que « bien avant Constantin, la naissance du christianisme au sein d’une communauté de Juifs de Jérusalem avait déjà perdu son importance aux yeux de tous ceux qui vivaient et mouraient pour le Christ. » Et lorsque Constantin 1er se convertit et introduit les valeurs de la Jérusalem du Ier siècle dans la Rome du IVème siècle, la perception que les chrétiens avaient eue d’eux-mêmes au cours des siècles précédents permettra à l’empereur de masquer ce que sa nouvelle religion pouvait avoir de juif. Et les déclarations de cet empereur devenu chrétien seront plus hostiles au judaïsme que celles de ses prédécesseurs païens. Ainsi, dans la lettre qu’il envoie à toutes les églises de son empire le 19 juin 325, pour Pâques, il accuse explicitement les Juifs d’avoir assassiné le Seigneur et qu’en conséquence il ne peut y avoir rien de commun entre les chrétiens et « la foule détestable des Juifs ». Pour cet empereur, l’anti-judaïsme fait partie intégrante de l’expression de sa nouvelle foi. Il a par ailleurs la conviction que l’unité chrétienne est indispensable à la bonne marche de l’État. Aussi s’emploie-t-il à favoriser sans compter le clergé chrétien. Il veut faire de son règne une révolution idéologique, opérer une cassure radicale entre le passé païen et le futur chrétien. Les vitupérations de Constantin 1er contre les Juifs entrent dans le discours anti-judaïque développé au cours des deux premiers siècles de l’Église, alors que le christianisme cherche à se définir par rapport au judaïsme. Le christianisme adopté par Constantin 1er s’éloigne donc du judaïsme sur bien des points. « Néanmoins, des chrétiens comme Constantin conservaient la conception juive de l’histoire comme une évolution décidée par Dieu, de la Création au Jugement dernier. Comme les Juifs, ils accordaient une grande importance au temps sacré, se perdant chaque année en d’intenses discussions sur la date exacte de Pâques. Ils croyaient, comme les Juifs, que Dieu avait codifié le quotidien des hommes et ils partageaient avec les Juifs les notions de péché, de culpabilité, de confession, de repentance et de pardon divin pour ceux qui s’étaient égarés. Les membres des communautés chrétiennes s’aidaient les uns les autres comme les Juifs le faisaient à la synagogue, condamnant comme eux l’infanticide et encourageant la charité et l’obligation de secourir la veuve et l’orphelin. Comme les Juifs, ils s’opposaient aux relations sexuelles hors mariage et condamnaient la nudité. Enfin, comme nous l’avons vu, les chrétiens comme les Juifs refusaient énergiquement de participer au culte d’autres dieux que le leur. »

L’histoire des Juifs est honnie mais l’histoire d’Israël et des Hébreux devient aussi celle de l’histoire de Rome. Ainsi, dans le récit que fait Eusèbe de la défaite et de la mort de Maxence au Pont Milvius, le modèle de la victoire de Constantin 1er n’est pas inclus dans l’histoire de Rome mais dans l’histoire de Moïse, avec le passage de la mer Rouge et l’armée de Pharaon engloutie par les flots. Constantin 1er promeut le discours juif de la monolâtrie et le rejet du culte des idoles. Dans la biographie qu’Eusèbe écrit après la mort de Constantin 1er, l’auteur rend hommage à l’œuvre charitable du souverain. L’attitude générale vis-à-vis de la sexualité se fait beaucoup plus puritaine, tout au moins en public. Il décrète un jour de repos par semaine (un décret de 321) sur le modèle du shabbat. Ce « shabbat » chrétien autorise les travaux des champs, contrairement au shabbat juif. L’empereur choisit la semaine juive de sept jours mais « le Jour du Seigneur » est le dimanche, et non le samedi.

Constantin 1er fait élever son tombeau au milieu de douze autres tombeaux élevés en l’honneur des douze apôtres, des premiers prédicateurs de l’Évangile. Une fois encore, la migration des valeurs de Jérusalem à Rome se trouve confirmée ; mais ni Constantin 1er ni ses sujets chrétiens ne considèrent les apôtres comme des Juifs…

Olivier Ypsilantis

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