Francisco de Vitoria (1483/86-1546) et Carl Schmitt (1888-1985), deux penseurs incontournables pour ceux qu’intéressent la question de l’ordre international, deux penseurs qui doivent être envisagés en étroite relation avec les circonstances politiques de leur temps. L’un et l’autre interrogent une certaine conception du monde et les rapports entre les peuples. Francisco de Vitoria est né au XVe siècle et son œuvre s’étend sur la première moitié du XVIe siècle, soit la période des grandes découvertes et de la montée du protestantisme. Carl Schmitt s’inscrit lui aussi dans un monde en profonde mutation, soit la période comprise entre les deux guerres mondiales et celle qui fait suite à la Deuxième Guerre mondiale avec un monde bipolarisé puis l’hégémonie des États-Unis que nous vivons encore. Étudier la pensée de ces deux hommes aide à penser l’ordre international d’aujourd’hui et à réfléchir sur quelques-uns des éléments essentiels du socle sur lequel repose cet ordre.
Francisco de Vitoria, un théologien dominicain, titulaire de la chaire de Théologie de l’Université de Salamanque. Il n’a rien publié de son vivant et son œuvre est connue par les notes prises par ses étudiants lorsqu’il leur dispensait des cours. Il est généralement considéré comme le fondateur de la Escuela de Salamanca, initiatrice d’une puissante tradition intellectuelle d’origine catholique qui se penchera sur des questions globales ainsi que le montre André Azevedo Alves dans « The late scholastics and globalisation », un court article que je mets en lien :
https://catholicsocialthought.org.uk/the-late-scholastics-and-globalisation/
L’École de Salamanque naît dans l’Europe du XVIe siècle. Écrit phare étudié dans cette université, « Summa Theologiae » de Thomas d’Aquin. Il s’agit donc d’une école de droit naturel d’inspiration thomiste à laquelle participent de nombreux dominicains. Par la suite, les jésuites, fer de lance du combat contre le protestantisme, vont à leur tour assumer un rôle de première importance dans ce mouvement initié par l’École de Salamanque.
La désignation Escuela de Salamanca ne fait pas l’unanimité, d’autres désignations ne sont pas rares comme « scolastique tardive », « seconde scolastique » ou « scolastique ibérique ». Ce choix dans la désignation de ce mouvement s’explique par le fait que les penseurs qui s’inscrivent dans cette tradition n’ont ni étudié ni enseigné ni écrit leur œuvre dans cette université mais en d’autres lieux comme Valladolid, Alcalá de Henares, au Portugal et même hors de la Péninsule ibérique (voir Rome ou Paris). Au Portugal les auteurs incontournables qui se rattachent à la scolastique tardive, comme Francisco Suárez ou Luis de Molina, ont vécu à Évora et Coimbra. Mais à cette époque les échanges entre le Portugal et le reste du monde s’opèrent par la navigation avec l’ouverture des routes maritimes plus que par les échanges intellectuels et académiques. La désignation Escuela de Salamanca se justifie par l’association avec son fondateur Francisco de Vitoria et l’importance alors, en Europe, de cette université. Il y a bien une longue et ample tradition qui trouve son origine à Salamanque, avec des auteurs qui non seulement ont étudié à Salamanque mais qui ont été les héritiers d’une certaine tradition, tant d’un point de vue thématique que méthodologique. La méthodologie : la scolastique thomiste sert de cadre afin d’aborder de nouvelles questions. La thématique : l’École de Salamanque ne se limite pas à la théologie mais envisage des disciplines telles que le droit, la politique, la philosophie, l’économie, avec tout le questionnement que pose la découverte de l’immense Nouveau Monde. C’est une époque où des disciplines interagissent, activées par une intense activité commerciale qui interroge les relations entre les peuples, en particulier les droits des populations indigènes.
Fondateur de l’École de Salamanque, Francisco de Vitoria est associé à la genèse du droit international avec des hommes tels que Francisco Suárez ou Hugo Grócio. C’est sur la question des Indiens que Francisco de Vitoria (voir « De Indis », la plus célèbre de ses leçons) a eu un rôle prédominant dans l’histoire de ces disciplines que sont le droit international et les relations internationales. Il aborde ces disciplines dans ses considérations sur les peuples indigènes où il laisse entendre que les habitants des territoires récemment découverts sont d’authentiques seigneurs tant dans la sphère politique que privée, qu’en dernière analyse ils peuvent se comporter en êtres rationnels et que de ce fait il faut en tirer toutes les conclusions juridiques et morales, un constat qui suppose de s’interroger sur la légitimité de la présence espagnole en Amérique, sur le comportement à adopter envers les indigènes et sur l’autorité que peut avoir le pape sur les non-catholiques. Francisco de Vitoria défend l’égale dignité entre les chrétiens et les peuples indigènes par le biais de principes qui ne se limitent pas au droit des indigènes mais qui envisagent tous les êtres humains. Francisco de Vitoria affirme que tous les peuples non-chrétiens sont eux aussi faits à l’image de Dieu. Ainsi établit-il des principes universels qui débordent le continent américain sous domination espagnole, des principes universels et un cadre juridique destiné à défendre les libertés naturelles procédant de cette affirmation selon laquelle nous sommes tous faits à l’image de Dieu.
Après avoir établi ce socle, Francisco de Vitoria présente une liste de sept titres « illégitimes » suivis de sept titres « légitimes ». Certes, il n’est pas le premier à se pencher sur les questions suscitées par la découverte du Nouveau Monde, soit l’appropriation par l’Espagne d’immenses territoires diversement peuplés, mais il est le premier à donner une réponse équilibrée à ces questions en établissant les droits des envahisseurs et ceux des envahis, avec invitation à un dialogue entre les uns et les autres. Il expose donc les titres « illégitimes » avant de s’attacher aux titres « légitimes », ceux qui justifient l’entreprise espagnole. Brièvement : il juge que la communication est le propre de l’individu comme des peuples, que cette entreprise peut se justifier par la volonté d’enseigner la vérité et l’évangélisation, de protéger les convertis, etc. Cette argumentation peut sembler aujourd’hui bien oiseuse, il convient de la remplacer dans son contexte et de ne pas oublier qu’elle a dérangé les plus hautes autorités civiles et religieuses d’alors. Cette déclaration porte en elle une invitation à la libre communication entre les peuples, à la liberté des voies maritimes, au libre-échange entre les sociétés civiles, avec contrats et négociations, etc. Bref, Francisco de Vitoria le dominicain construit un cadre qui laisse présager les règles du droit international public moderne, un cadre destiné à stimuler les échanges tout en les régulant afin d’éviter les tensions (parfois mortelles) qui peuvent résulter de ces échanges.
Dans son livre qui traite de l’ordre international (« Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum »), Carl Schmitt commente Francisco de Vitoria. Il commence par reconnaître la neutralité et le caractère ahistorique de « De Indis », avec notamment la remise en question des titres juridiques attribués à l’empereur et au pape, titres par lesquels ils prétendent à la domination mondiale. Il reconnaît que les Indiens d’Amérique sont présentés comme des êtres humains comme le sont les Européens qui ont pris pied sur le continent. Mais après avoir brossé ce tableau d’ensemble, Carl Schmitt précise sa critique : il pense déceler chez Francisco de Vitoria une légitimation (dissimulée) de l’entreprise espagnole, soit une domination des peuples indigènes. Pour Carl Schmitt, la neutralité de ce dominicain est trompeuse, autrement dit elle n’est qu’apparente. Son énumération des (sept) titres « illégitimes » est gommée par celle des (sept) titres « légitimes ».
Point décisif pour Carl Schmitt, un point par lequel il remet en question l’authentique universalisme de la pensée de Francisco de Vitoria et pointe l’inexistence en pratique de la réversibilité des droits et des règles – autrement dit, ce qui s’applique aux chrétiens devrait également s’appliquer aux peuples indigènes. Or, nous dit Carl Schmitt, cette attitude qui nous semble aujourd’hui parfaitement neutre et ahistorique trouve son explication dans le fait que le monde tel qu’il se présentait à Francisco de Vitoria n’était plus euro-centrique ; ainsi est-on tenté d’inscrire Francisco de Vitoria dans un projet internationaliste associé au déclin de l’euro-centrisme. Carl Schmitt rejette toutefois cette interprétation et considère que la neutralité de Francisco de Vitoria n’est qu’apparente car jamais il ne dénonce les conquêtes espagnoles. Il laisse même tomber le masque de la neutralité lorsqu’il en vient au droit d’évangéliser concédé par le pape aux chrétiens. Ce droit à l’évangélisation, appuyé par la théorie de guerre juste, serait, toujours selon Carl Schmitt, inséparable d’une vision du monde spécifiquement chrétienne – et, de ce fait, spécifiquement européenne.
Il s’agit d’une neutralité de façade et Francisco de Vitoria légitime l’air de rien l’entreprise espagnole. Carl Schmitt nous invite implicitement à associer Francisco de Vitoria à la tradition médiévale de république chrétienne. Il reconnaît que la découverte du Nouveau Monde est un événement qui inaugure un nouvel ordre international, ce que perçoit Francisco de Vitoria qui s’inscrit néanmoins dans un système de pensée antérieur, en particulier avec sa théorie de guerre juste appuyée par une cause juste. Toujours selon Carl Schmitt, la notion de justa causa, bien que distincte de celle de justus hostis, l’ennemi juste, ne devrait pas être associée aux internationalistes qui entre les deux guerres mondiales semblaient considérer Francisco de Vitoria comme l’un des leurs.
Dans un autre écrit, « Glossarium », Carl Schmitt se montre à l’occasion irrité par la théorie de guerre juste ; et il déclare qu’il a été trop timoré dans le chapitre où il évoque Francisco de Vitoria dans « Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum ». Il estime qu’il est possible d’affirmer que Francisco de Vitoria a été instrumentalisé par un courant du droit international dont le but ultime était d’en finir avec la guerre et de criminaliser l’agression, une attitude qui de fait conduit à l’impossibilité de dégager une juste cause capable de justifier la guerre. Il est certain que Francisco de Vitoria ne promeut pas l’abolition de la guerre et qu’ainsi il ne peut être récupéré par une tradition pacifiste ; mais sa théorie de la guerre juste peut-être envisagée comme une invitation à limiter la guerre. Francisco de Vitoria défend le droit à l’évangélisation et donc à l’entreprise coloniale. Toutefois, il ne défend pas la papauté, loin s’en faut. Il dénonce ses prérogatives comme il dénonce celles de l’empereur. Il défend le droit à l’évangélisation, un droit qui peut justifier une guerre juste, un droit nécessairement réservé aux chrétiens. Selon Francisco de Vitoria ce droit ne s’appuie pas que sur le droit divin mais également sur le principe universel du ius communicationis, soit la liberté de communication internationale applicable à tous les peuples.
Francisco de Vitoria n’exige pas que les indigènes reconnaissent la religion chrétienne comme la seule vraie religion, ni qu’ils acceptent l’évangélisation (pacifique) comme étant de droit divin ; il justifie la liberté qu’ont les chrétiens de prêcher dans de lointaines contrées fort du principe qu’ils s’appuient sur un principe universel et un droit naturel. Aussi longtemps que l’évangélisation opère sur un mode pacifique (à aucun moment il n’envisage l’évangélisation forcée), aucun païen ne peut empêcher un chrétien de prêcher sa foi. Le droit de l’un implique un devoir chez l’autre. Ainsi, contrairement à ce que suggère Carl Schmitt, le droit du chrétien à prêcher pacifiquement ne se base pas sur une quelconque supériorité chrétienne, mais sur le droit naturel de défense. Bien que la pensée de Francisco de Vitoria prenne appui sur des présupposés chrétiens et européens, elle n’en demeure pas moins neutre et universaliste, ce que corroborent trois aspects de sa pensée : 1. Le droit d’évangéliser ne peut opérer que pacifiquement et suppose le respect de l’intégrité physique des peuples indigènes. 2. La conversion ne peut être que volontaire, ce qui suppose le droit de refuser la foi chrétienne et donc la conversion au christianisme. 3. La défense de principes de liberté religieuse (au service de la foi chrétienne) est soumise à l’exigence théorique de principes présentés dans « Relectiones theologicae ».
Pour Carl Schmitt chrétiens et non-chrétiens ne sont pas si égaux qu’il y paraît dans la pensée de Francisco de Vitoria, étant entendu que les uns et les autres n’auront jamais les mêmes droits, la théorie de libre circulation étant surtout applicable aux chrétiens. Une fois encore, il faut contextualiser la pensée de Francisco de Vitoria pour espérer le comprendre et l’appréhender avec justesse. La période dans laquelle il s’inscrit est une période de transition qui interroge l’ordre international d’alors et s’efforce de le repenser ; et Francisco de Vitoria le pressent, il pressent que la réalité exige que des présupposés soient repensés aussi bien dans le Nouveau Monde qu’en Europe.
Dans « Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum » l’auteur nous dit que la pensée de Francisco de Vitoria donne une fausse impression de neutralité. Quoi qu’il en soit, cet effort vers la neutralité est sincère chez Francisco de Vitoria ; et par cet effort il s’efforce de s’adapter aux nouvelles perspectives que propose – et impose – la découverte du Nouveau Monde. Dans « Glossarium », Carl Schmitt semble se reprendre et laisse entendre que cet effort vers la neutralité n’est pas une simple tromperie destinée à couvrir une vaste entreprise coloniale mais qu’elle est un effort vers une humanisation dans les rapports entre Espagnols (chrétiens) et natifs d’Amérique (non-chrétiens).
Cette neutralité prônée par Francisco de Vitoria n’est peut -être pas exempte d’impuretés, comme le laisse entendre Carl Schmitt ; il n’empêche que, considérant le contexte dans lequel s’inscrit ce dominicain, sa pensée se veut impartiale quant à la reconnaissance de l’égalité morale et juridique des Indiens d’Amérique face aux chrétiens d’Europe, les Espagnols en l’occurrence. Ce religieux se sera efforcé dans ses limites (qui sont celles de son époque) de concilier l’élan missionnaire et les droits de l’homme – des hommes, de tous les hommes.
Olivier Ypsilantis