Des historiens espagnols, de plus en plus nombreux semble-t-il, affirment que la Guerre Civile d’Espagne ne s’est pas terminée le 1er avril 1939, comme on l’admet communément, et selon la déclaration officielle du général Franco, mais en 1952. Mais la chose ne semble pas si simple. Durant plus d’une décennie, après les années 1936-1939, l’Espagne a connu la guérilla dans certaines de ses zones rurales. Parmi les historiens qui soutiennent cette thèse, Jorge Marco, auteur de « Guerrilleros y vecinos en armas », sous-titré « Identidades y culturas de la resistencia antifranquista ». Jorge Marco (né à Madrid en 1977) et d’autres historiens de sa génération nous invitent à repenser ce temps de l’histoire de l’Espagne, une invitation qui mérite que l’on s’y arrête.
La période 1939-1952 a été une période de grande violence, non seulement parce que la répression franquiste a été particulièrement dure envers les vaincus mais aussi parce qu’une guérilla est restée active après la défaite de la IIème République, une défaite si écrasante que les vaincus eux-mêmes ne l’ont jamais remise en question, et d’autant plus qu’en mars 1939 éclatait une véritable guerre civile interne aux forces républicaines à Madrid. Au cours des années 1940, et jusqu’au début des années 1950, l’Espagne subit un véritable processus de « limpieza política ».
Cette violence qui marque les années 1939-1952 en Espagne a opéré loin de la communauté internationale occupée par bien d’autres problèmes au cours puis après la Deuxième Guerre mondiale. Il est difficile d’établir avec exactitude le nombre des victimes directes de la répression franquiste durant des années 1940. On les estime à environ vingt mille, soit des exécutions auxquelles s’ajoutent des centaines de victimes d’opérations de contre-guérilla. Les sources officielles signalent 3 433 tués (dont près des trois-quarts de combattants et un quart de civils) mais Jorge Marco estime que le nombre total des victimes de ces opérations serait compris entre 6 500 et 8 000, dont 5 000 à 6 500 victimes tuées par les forces antiguérilla du régime franquiste.
Jorge Marco distingue trois étapes dans la Guerre Civile espagnole. 1. Une guerre civile asymétrique de juillet à fin 1936 / début 1937, avec des armées en mauvaises conditions, sans armement lourd et peu entraînées. 2. Une guerre civile conventionnelle de la fin 1936 /début 1937 au 1er avril 1939, avec des armées bien équipées et entraînées. 3. Une troisième étape (du 1er avril 1939 à 1952) qui n’a jamais été envisagée comme guerre civile, période au cours de laquelle le régime doit combattre un ennemi qui conduit des opérations de guérilla. Et cette troisième étape peut se diviser en deux temps. Poursuivre la lutte en 1942, alors que le monde est engagé dans une guerre totale et que les forces de la République peuvent espérer une intervention extérieure, avec une éventuelle intervention alliée, est moins désespéré que de poursuive la lutte à partir de 1946, alors que la probabilité d’une telle intervention est écartée et que le régime durcit la répression au cours de ce qui a été désigné comme les « tres años de terror »
Les scènes de violence sont extrêmes et nombreuses. On en revient à la violence débridée des premiers mois de la Guerre Civile, une violence qui se bureaucratise à partir de février 1937 et qui se trouve donc d’une certaine manière encadrée. Au cours des années 1939-1952, les exhibitions de cadavres se font plus fréquentes dans les zones rurales, sur les places des villages, avec des corps ensanglantés et parfois mutilés de guérilleros. On torture, on exécute des hommes et des femmes, avec des mises en scène macabres. A ce sujet, Jorge Marco reprend l’expression de « rituales de obscenidad colectiva » employée par Bruce Lincoln (University of Minnesota) pour désigner la violence anticléricale dans la zone républicaine au cours cette guerre civile. Bruce Lincoln est l’auteur d’un très intéressante étude intitulée « Revolutionary Exhumations in Spain, July 1936 ».
Jorge Marco fait remarquer que le régime franquiste a utilisé à ses propres fins le ressentiment de ceux qui avaient été d’une manière ou d’une autre des victimes de la violence des Républicains, eux ou leurs proches, car considérés comme de droite ou comme des nantis, un ressentiment justifié (la violence avait été générale et pas seulement « de droite » ou « fasciste ») mais qui a été activé sans discernement afin d’écraser « les Rouges ». Tous les ressentiments personnels sont alors canalisés et instrumentalisés par le régime s’ils sont dirigés contre les Républicains ou considérés comme tels. Des affaires de jalousie, d’envie, de rancœur, de ressentiment se cachent derrière un vague écran idéologique. Une simple rumeur peut décider de la vie d’une personne.
Un bon exemple de violencia íntima. En 1946, dans le village de Gúdar, province de Teruel, la femme d’un leader de la guérilla est détenue sur ordre du maire Víctor Bayo. Le lendemain, elle est retrouvée morte. La Guardia Civil déclare qu’elle s’est suicidée, mais la famille pense plutôt qu’elle est morte suite à des coups. Le fils aîné de cette femme, Florencio, rejoint son père dans les montagnes et un an plus tard, trente guérilleros dont Florencio et son père entrent à Gúdar, attaque la Guardia Civil et tuent sept membres de la famille du maire Víctor Bayo, dont deux enfants. Le père de Florencio avait dirigé la collectivisation des terres de la municipalité de Gúdar pendant la guerre civile.
L’intensité de la guérilla (comme dans la province de Teruel) au cours des années 1940 explique probablement en partie la stagnation voire la régression démographique et économique au cours des décennies 1950 et 1960 dans certaines zones rurales. De nombreux ruraux quittent alors leurs campagnes pour chercher l’anonymat dans les villes.
Par ailleurs, celles et ceux qui d’une manière ou d’une autre ont à voir avec les vaincus éprouvent les pires difficultés pour trouver du travail, se procurer de la nourriture (on a faim et même très faim dans l’Espagne de 1939 à 1951). Ils se trouvent démunis de tout appui social, y compris dans leur village. Par ailleurs, le contrôle militaire qu’impose le régime dans certaines zones, notamment dans des zones montagneuses (avec notamment le couvre-feu), perturbe gravement l’économie. En effet, l’Espagne est un pays où les zones montagneuses sont nombreuses, des zones où fonctionne toute une économie : bétail, mines, certaines cultures, bois, des productions alors essentielles pour des régions telles que les Asturies, la Cantabrie, la région de Grenade ou de Malaga. Des centaines de familles qui ne peuvent exercer librement leur activité se retrouvent dans la ruine et la famine, ce qui les oblige à émigrer vers les villes.
A propos de la faim en Espagne, je recommande le livre de Miguel Ángel del Arco Blanco intitulé « Los “años del hambre”. Historia y memoria de la posguerra franquista ». Entre 1939 et 1951, l’Espagne a vécu dans la misère et a connu la faim. Ce sont «los años del hambre».
Olivier Ypsilantis