Les lignes de cette suite ont été extraites de la somme de Georges Bensoussan, « Juifs en pays arabes. Le grand déracinement (1850-1975) » publiée aux Éditions Tallandier en 2012. Je vous engage à lire ce document de plus de huit cents pages et qui n’a pas d’équivalent par son amplitude et sa densité.
Chapitre premier, page 27 :
Au cours des années 1860-1890, les sociétés de géographie comme les sociétés militaires qui leur sont liées, mais aussi d’autres organisations éducatives et philanthropiques tels l’Alliance israélite universelle (AIU), la grande institution philanthropique juive, d’origine française (fondée en 1860), et le Jewish National Board envoient sur la rive sud de la Méditerranée et au Proche-Orient des émissaires-explorateurs. Certains, comme Charles de Foucauld au Maroc en 1883, ont pour mission d’organiser un relevé topographique du pays dans un but quasi militaire. D’autres, à l’instar des mandataires de AIU, sont chargés d’examiner l’état de la population juive et ses besoins ainsi que la situation de ses droits généralement ignorés dans une situation de misère générale. Ou d’étudier la possibilité d’ouvrir une école de l’AIU. C’est à cette fin que Joseph Halévy, l’un des plus grands hébraïsants de son temps, professeur à l’école normale israélite orientale (ENIO), est envoyé au Yémen en 1869-1870, puis au Maroc en 1876. Joseph Halévy narre en détail la condition des Juifs indigènes. La connaissance de l’hébreu, cette langue vernaculaire de toutes les communautés juives du monde, lui sert de passeport. C’est de Marrakech qu’il rapporte en 1876 la vision la plus terrible du monde juif d’Orient. Au terme de son voyage, plus de trois cents Juifs viennent le saluer à la sortie de la ville « malgré le danger », écrit-il, de s’être montrés si empressés auprès de l’étranger. Ils craignent, à leur retour, de rendre des comptes, risquant « peut-être d’être battus, jetés en prison et dépouillés de leur bien à cause de moi ; cette pensée sombre me déchira le cœur et me révolta contre le sort. Nous nous séparâmes sous le coup des plus profondes émotions que le cœur humain ait jamais ressenties. »
Chapitre premier, page 49 :
C’est à la suite d’un conflit qu’un peuple vaincu est assujetti. Il doit alors être toléré sur sa propre sur sa propre terre comme les Juifs et les chrétiens devant l’avance arabe. Mais les Arabes n’inventent pas les taxes imposées aux dhimmis, ils en héritent. C’est dans l’Église grecque qu’il faut chercher l’origine de la dhimma : c’est elle qui élabore très tôt un système légal de persécutions et d’avilissement, depuis le Code Théodose (438) jusqu’au Code Justinien (534). L’islam récupère ce système en vertu de la conviction que la force démontre le vrai, et que la faiblesse prouve l’erreur. La force est la justification divine de la vérité et le droit qui en est issu est légitime. L’islam retourne contre le christianisme oriental l’outil que celui-ci avait élaboré pour persécuter les Juifs. Nombre de lois sont semblables dans les deux législations mais l’islam y ajoute la djizya, l’impôt individuel qui est une forme de rançon en échange du droit de vivre. A cet impôt personnel s’ajoute pour le dhimmi l’impôt communautaire (impôt foncier), le kharraj.
Au fil des décennies, l’islam élaborera des dispositions avilissantes, comme le vêtement particulier, sa couleur (repérable de loin), les chaussures, la coiffe, le type de monture, le type de selle, le comportement dans la rue, les salutations dues aux musulmans, etc.
Chapitre premier, page 130 :
A la fin du XIXème siècle, à mesure que le monde arabe se sent à la veille d’être envahi et colonisé, la situation des Juifs se dégrade. Le ressentiment se focalise contre une minorité suspectée d’être favorable aux Européens, sinon même sa complice. Ainsi, au Maroc, au cours des années 1870-1900, la litanie des assassinats est impressionnante. En 1888, l’Alliance israélite universelle adresse au ministre français des Affaires étrangères un récapitulatif des sévices et bastonnades suivies de mort, mille violences restées impunies : « Les fonctionnaires et le peuple les traitent comme des hommes envers qui tout est permis. » De 1864 à 1880, trois cent sept Juifs sont assassinés dans différentes localités du Maroc, un chiffre très supérieur, on l’a vu, à ce que représente la population juive dans la population générale. « Un proverbe dit qu’on peut impunément tuer jusqu’à sept Juifs. » Une litanie d’actes de sadisme emplit les centaines de pages des rapports de l’Alliance israélite universelle relatifs au Maroc entre 1862 et 1912.
Chapitre II, page 155 :
Les premiers âges chrétiens marquèrent leur mépris pour les activités marchandes (héritage de la Rome antique) dont les Juifs s’étaient faits les spécialistes jusqu’au tournants des XIème et XIIème siècles. Mais ils allaient être contraints de se réfugier dans le prêt d’argent, activité interdite aux chrétiens et sur laquelle le judaïsme a (comme l’islam) une position moins tranchée. Dans le monde juif du temps, l’usure est admise à l’endroit des étrangers. En tant qu’usuriers, parfois prêteurs de grosses sommes, les Juifs vont devenir des protégés du pouvoir tant dans le monde chrétien que dans le monde musulman. Partout ils sont détestés par une population qui concentre sur eux sa colère, muée parfois en rage assassine.
Chapitre II, page 167 :
Le messianisme juif renvoie au double sens de l’exil, géographique et spirituel. L’individu dépossédé de lui-même retrouve dans le « Messie » cette part cachée en lui sans laquelle il ne peut vivre. En 1911, le grand rabbin d’Aden, Itzhak Ha Cohen, refuse de collaborer avec Yavne’eli, l’envoyé de l’exécutif sioniste. Mais après son premier voyage à l’intérieur des terres, le grand rabbin voit dans la mission profane de cet homme une part de la restauration des étincelles divines éparpillées depuis la brisure des vases, ainsi que l’enseigne la Kabbale. A sa façon, Yavne’eli, le maskil (adepte de la Haskala, les Lumières du monde juif), contribuerait lui aussi à hâter la venue des temps messianiques. Le voici du coup investi d’une dimension spirituelle qui change le regard que Juifs et musulmans portent sur lui.
Chapitre II, pages 171-172 :
Le mysticisme à l’égard de la terre d’Israël paraît plus puissant encore que celui entretenu par les communautés juives d’Europe orientale. La Palestine fait partie du même monde culturel, voire du même ensemble politique. Ce lien se concrétise par l’aide traditionnelle apportée aux communautés juives des quatre « cités saintes » du pays d’Israël (Jérusalem, Tibériade, Safed, Hébron), par l’accueil réservé aux rabbins de Palestine venus quêter pour ces communautés, par une tradition de l’alya religieuse qui depuis le Moyen Âge pousse chaque année quelques centaines de personnes vers les rivages de la Terre sainte. La reviviscence des communautés de Jérusalem, de Jaffa et de Haïfa doit beaucoup à ce filet d’immigration gonflé depuis les années 1840-1850 par les Juifs du Maghreb, d’Irak et du Yémen.
Lien enraciné : de nombreux terrains en Terre sainte (plus particulièrement à Jérusalem) sont achetés dans le but de s’y faire inhumer. Tous les ans enfin, des étudiants juifs rejoignent une yeshiva à Jérusalem. Ce lien n’est en rien une forme de sionisme, mais il témoigne de l’existence d’un terreau culturel qui va favoriser son enracinement.
Chapitre III, page 209 :
L’image du Juif qui s’impose dans la conscience arabo-musulmane à la fin du XIXème siècle prend d’abord la forme du mépris. Mais, au fil du temps, c’est le visage du traître qui l’emporte, et la colère se cristallise à juste titre contre lui.
Chapitre III, page 240 :
Comme le montre l’affaire de Damas en 1840, l’accusation de meurtre rituel vient surtout du monde chrétien. On n’en trouve pas l’équivalent en Perse et au Maroc où la condition juive est pourtant plus dégradée. En 1854, par exemple, la population juive de la ville d’Ourmia (Perse) est accusée d’avoir tué un enfant persan, et la foule met à mort le meurtrier présumé. Mais aucun mobile de meurtre rituel n’est allégué. L’affaire de Damas ouvre pourtant la voie à d’autres accusations de ce type. En 1844, en effet, les musulmans du Caire accusent les Juifs d’avoir tué un enfant chrétien pour s’emparer de son sang. En 1847, des maronites du village de Dayr-al-Kamar au Liban lancent la même accusation. En Égypte, ces apostrophes émanent presque toutes des milieux chrétiens, y compris arabes chrétiens, comme à Damanhur, en 1873, où un policier arabe (chrétien) invite le père d’un petit garçon dont le sexe a été arraché par un chien à accuser le rabbin (qui est aussi shohet). L’affaire tourne court.
Chapitre IV, page 280 :
L’Alliance israélite universelle est le premier organisme juif à caractère international fondé sur la solidarité juive, c’est-à-dire – non sans contradiction – sur la conviction que les Juifs sont un peuple et pas seulement les sectateurs dispersés d’une même foi. En les posant en sujets politiques partageant des intérêts communs, l’Alliance israélite universelle jette (sans le savoir) les bases d’un sionisme qui nationalise l’identité religieuse et sécularise la foi pour parler de peuple et de culture. En prenant pour devise l’adage talmudique Kol Israel haverim (traduit plus ou moins fidèlement par « Tous les Juifs sont solidaires les uns des autres »), l’Alliance israélite universelle rompt avec le strict confessionnalisme des consistoires, en particulier avec la conception française de la judéité. Elle entend promouvoir les Lumières au sein du judaïsme, à l’instar de la Wissenschaft allemande, avec peut-être la volonté sous-jacente de désorientaliser le judaïsme, comme avait tenté de le faire la Haskala allemande. De là ce vocabulaire emprunté à la Révolution, quand l’Alliance israélite universelle explique que les Juifs (sous-entendu d’Europe orientale et du bassin méditerranéen) doivent être « régénérés ».
Chapitre IV, page 283 :
Les premiers pas de la modernité politique en Orient doivent sans doute aussi à l’expédition française menée de 1798 à 1801 en Égypte. En particulier à la mesure relative à l’égalité des droits accordés par Bonaparte dès le 7 septembre 1798 à tous les habitants du pays, y compris à la minuscule communauté juive (peut-être sept mille âmes), et abolissent la djizya. L’impulsion est donnée dont témoigne le règne de Méhémet-Ali à partir de 1805. Des tribunaux civils sont créés devant lesquels les Juifs peuvent témoigner contre un musulman. Ce fait, unique dans le monde musulman, porte l’empreinte de la Révolution française. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Égypte devient une terre attractive pour de nombreux Juifs du Maghreb et d’Europe tout au long du XIXème siècle. La politique d’ouverture du vice-roi permet la création d’écoles modernes, l’installation d’imprimeries hébraïques et la floraison de périodiques en judéo-espagnol, en hébreu et (à la fin du XIXème siècle) en yiddish.
Olivier Ypsilantis