Skip to content

Des moments de l’histoire juive – 10/20

Je suis venu travailler dans les kibboutz d’Israël juste après Sabra et Chatila (16/17 septembre 1982), de décembre 1982 à février 1983. Sabra et Chatila… Ces deux noms restent volontiers associés dans la mémoire collective à un « crime » d’Israël et à Ariel Sharon, alors ministre de la Défense d’Israël. Le monde a toujours été prompt à juger et condamner Israël sans jamais se donner la peine d’étudier les dossiers. Pour la majorité, Israël est a priori coupable. A ce propos, je suis toujours surpris de constater qu’Israël, ce si petit pays, fasse bavarder et pérorer à ce point. Je suis toujours surpris de constater que sur bien des sujets d’actualité, les citoyens de diverses obédiences se taisent par indifférence ou parce qu’ils ne savent pas quoi dire et avouent spontanément leur ignorance ; tandis que lorsqu’il est question d’Israël, tout le monde ou presque a son avis sur la question, avis très majoritairement défavorable à l’État juif. Comment expliquer ce phénomène ? La question n’est pas assez posée alors qu’elle devrait s’imposer d’emblée et dirais-je systématiquement. Une explication s’impose et elle ne peut être repoussée : le préjugé tient lieu de réflexion pour une majorité de citoyens ; et ce préjugé anti-israélien enfonce le plus souvent ses racines dans le terreau de l’antisémitisme et à des profondeurs variables.

Mais j’en reviens à Sabra et Chatila. Sabra et Chatila 1982 a effacé d’autres Sabra et Chatila encore plus meurtriers. Sabra et Chatila 1982 a aussitôt été mis sur le dos des Israéliens, de Tsahal, au point que les acteurs directs de ce massacre (soit des Phalanges chrétiennes) ont été oubliés ou tout au moins placés à l’arrière-plan et en recoin. Comment expliquer ce glissement ? Il faut relire la presse de l’époque, principalement française. Les soldats de Tsahal et leur hiérarchie (avec au sommet Ariel Sharon) sont désignés comme les principaux coupables. Les Phalangistes chrétiens ne sont que de simples exécutants : ils sont les bras mais le cerveau est juif. Ce mécanisme mental se retrouve dans une célèbre mise en scène du Nouveau Testament où Ponce Pilate le Romain est présenté comme un brave homme qui trouve Jésus plutôt sympathique et qui le relâcherait volontiers mais qui face à la foule juive enragée réclamant la mise à mort de Jésus se décide à le condamner afin d’éviter des désordres. Cette scène rédigée par des propagandistes avec mise en scène destinée à remporter l’adhésion marquera les deux millénaires à venir et de diverses manières, et les Juifs en feront les frais.

Sabra et Chatila… Les Chrétiens sont donc présentés comme de simples acteurs, des assassins mais manipulés par une puissance diabolique et masquée, le Juif et l’un de ses avatars, le Juif israélien. Il faut lire et relire « Quatre heures à Chatila » dans lequel Jean Genet rapporte ce qu’il a vu à Chatila le 19 septembre 1982, texte qui paraîtra l’année suivante dans le numéro 6 de Revue d’études palestiniennes, au cours de l’hiver 1983. J’ai la revue sous les yeux et « goûte » la prose de Jean Genet dont on ne peut nier les qualités picturales. Entrez « Quatre heures à Chatila » sur votre moteur de recherche si vous le désirez, le document est disponible dans son intégralité en PDF. Dès la première lecture de ce texte, en 1983, année de sa parution donc, un passage m’a particulièrement retenu et je ne l’ai jamais oublié. Il souligne avec force les qualités de metteur en scène de Jean Genet qui s’apparentent à celles des auteurs des Évangiles avec Jésus et Ponce Pilate face à face. Ce passage : « Les massacres n’eurent pas lieu en silence et dans l’obscurité. Éclairées par les fusées lumineuses israéliennes, les oreilles israéliennes étaient, dès le jeudi soir, à l’écoute de Chatila. Quelles fêtes, quelles bombances se sont déroulées là où la mort semblait participer aux joyeusetés des soldats ivres de vin, ivres de haine, et sans doute ivres de la joie de plaire à l’armée israélienne qui écoutait, regardait, encourageait, tançait. Je n’ai pas vu cette armée israélienne à l’écoute et à l’œil. J’ai vu ce qu’elle a fait. » C’est beau, n’est-ce pas ? Donc, selon Jean Genet, les Israéliens ont guidé et excité les Phalangistes chrétiens. Ils ont même lancé des fusées éclairantes non seulement pour les guider mais pour jouir du spectacle. Ce texte écrit par un écrivain au style flamboyant, et à l’occasion d’une parfaite ignominie, recycle une mise en scène élaborée dans le monde chrétien. Jean Genet peut être considéré (paradoxalement pourrait-on dire) comme un écrivain chrétien, avec antijudaïsme plus ou moins discret qui nourrit une hostilité latente à l’égard d’Israël. Jean Genet est du côté des « faibles », des « opprimés » (en l’occurrence le Palestinien, le feddayin, car il aime le feddayin d’un amour tendre) contre les « forts », les « bourreaux » (en l’occurrence l’Israélien mais aussi le Juif qui a crucifié Jésus). C’est une soupe affreuse, une confusion qui conduit à toutes les confusions, surtout quand cette confusion est stimulée par désir sexuel.

J’en reviens au passage que je viens de citer et que je vais citer une fois encore car c’est lui qui m’a le plus frappé : « Les massacres n’eurent pas lieu en silence et dans l’obscurité. Éclairées par les fusées lumineuses israéliennes, les oreilles israéliennes étaient, dès le jeudi soir, à l’écoute de Chatila. Quelles fêtes, quelles bombances se sont déroulées là où la mort semblait participer aux joyeusetés des soldats ivres de vin, ivres de haine, et sans doute ivres de la joie de plaire à l’armée israélienne qui écoutait, regardait, encourageait, tançait. Je n’ai pas vu cette armée israélienne à l’écoute et à l’œil. J’ai vu ce qu’elle a fait ». Jean Genet accuse non seulement Israël de ce massacre (sans preuves réelles mais simplement parce qu’il se laisse guider par ses préjugés anti-israéliens et que par ailleurs il se veut poète et non enquêteur) mais il accuse les soldats d’Israël d’avoir joui de ce spectacle. Ce passage me conduit à ce film ignoble qu’est « The Passion of the Christ » de Mel Gibson qui montre des dignitaires juifs (des Sadducéens probablement, richement vêtus) assistant impassibles à la flagellation de Jésus par les Romains, les Romains qui dans cette mise en scène ne sont que les exécutants d’une volonté juive. C’est exactement ce même schéma anti-judaïque qu’activent ces hommes qui comme Jean Genet mettent leurs talents au service de causes dévoyées.

Sabra et Chatila… Une commission d’enquête judiciaire est nommée par le gouvernement ; elle est supervisée par le juge Itzhak Kahane. Le rapport est publié le 8 février 1983 ; il incrimine le chef d’état-major Raphaël Eytan, le chef des renseignements militaires Yehoshua Saguy et, surtout, le ministre de la Défense Ariel Sharon. Ces deux derniers démissionnent et Raphaël Eytan prend peu après sa retraite. Aujourd’hui encore, le seul nom Ariel Sharon suffit à provoquer un cri de réprobation ; Ariel Sharon est présenté comme la figure la plus sinistre du monde politico-militaire de l’histoire d’Israël. Ce portrait doit être fortement nuancé ; et je conseille à ce sujet la lecture du livre de Luc Rosenzweig, « Ariel Sharon », publié en octobre 2006. Pour ceux qui n’ont pas le temps d’entreprendre la lecture d’un livre dense et de plus de quatre cents pages, j’en ai fait une présentation sur ce blog même dans une suite de neuf articles.

Le coupable direct de ce massacre, soit le chef des services de renseignement des Phalangistes chrétiens, Élie Hobeika. Il n’a été nullement sanctionné et a poursuivi une belle carrière politico-militaire après avoir prêté allégeance à Damas en 1983. Il ne sera jamais incriminé, jugé ou condamné par aucune instance. Les autres Sabra et Chatila sont totalement oubliés, poussés de côté et depuis le début. Car il y a eu d’autres Sabra et Chatila, des destructions et des massacres pires encore, comme au printemps 1985, un massacre conduit par la milice chiite Amal qui bombarde les camps de Sabra, Chatila et Bourj el-Barajneh. Lorsque ces camps tombent, en décembre, on compte plus de 2 500 tués, des civils pour la plupart. Les combats se poursuivent, sporadiques, jusqu’en 1987, avec tueries et exactions sur les derniers réfugiés palestiniens. Les unités syriennes qui stationnent dans le secteur n’interviennent pas. Le chef de cette milice, Nabih Berri, ne sera jamais inquiété et en 1992 il occupera la fonction de président du Parlement libanais.

Autres massacres oubliés. Début janvier 1976, les milices chrétiennes assiègent le camp de réfugiés de Tal el-Zaatar (dans les environs de Beyrouth-Est), des Palestiniens pour l’essentiel. Du 22 juin au 12 août 1978, ce camp et deux autres camps voisins (ils totalisent environ 50 000 réfugiés) sont pilonnés. L’armée syrienne est complice et la communauté internationale ne réagit pas. Lorsque le camp tombe, des milliers de réfugiés sont morts de faim, de soif ou tués par les obus, et des centaines de ces réfugiés sont aussitôt massacrés. Le 14 janvier de la même année, les réfugiés palestiniens du camp de Dbayeh sont massacrés. Cinq jours après, le quartier de La Quarantaine est incendié et rasé par les Phalangistes chrétiens et plus de mille Palestiniens sont massacrés. Automne 1983, Yasser Arafat arrive à Tripoli (au nord du Liban) pour soutenir ses combattants du Fatah contre… d’autres combattants palestiniens, ceux de la Saïka pro-syrienne. Après des semaines de pilonnage, les camps de réfugiés palestiniens de Tripoli tombent et la Saïka se livre à de multiples exactions.

Cet aperçu succinct est simplement destiné à montrer que de tous ces massacres, seul celui de Sabra et Chatila 1982 reste dans les mémoires, avec le nom Ariel Sharon qui plane au-dessus de cette espace de mort et de destruction. Pourquoi ? Une fois encore parce qu’avec Sabra et Chatila 1982 il est possible d’accuser Israël, simplement parce que Tsahal se trouvait dans les parages. Rappelons par ailleurs, et une fois encore, qu’il n’y a qu’en Israël que de hauts responsables politiques et militaires ont été contrariés dans leur carrière. Alors que les responsables de nombreux massacres survenus au cours de la guerre au Liban (entre 1975 et 1991) n’ont jamais été inquiétés. Ces massacres ont peut-être même facilité la promotion de certains. Oubliés les massacres entre arabes (chrétiens / Palestiniens, Palestiniens / chrétiens, chiites / Palestiniens, Druzes / chrétiens, Palestiniens pro-Syrie / Palestiniens pro-OLP, etc.) et avec l’aval d’autres Arabes.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*