Ce petit écrit de Pierre Lurçat nous propose douze livres qui selon l’auteur devraient nous éclairer face à l’opacité du monde. Pierre Lurçat en a rédigé l’introduction en octobre 2023, juste après le massacre perpétré par le Hamas en Israël. Titre de l’introduction : « Comment comprendre le monde à l’ère des médias sociaux ? »
Surinformation et opacité. Réseaux sociaux et « partage » des informations – et non plus des idées. Dans un monde saturé d’informations, l’information même est balayée ainsi que notre capacité à comprendre le monde. Déjà en 1935, José Ortega y Gasset déplorait la quantité de livres sous laquelle ses contemporains croulaient et se perdaient. Que dirait-il aujourd’hui, avec Internet et ses moteurs de recherche ? Le monde est plus opaque que jamais et devient chaque jour un peu plus opaque. Et ce n’est pas en partageant toujours plus d’« informations » avec nos relations que nous nous y retrouverons. L’intelligibilité du monde par l’« information » est un leurre et nous le pressentons avec plus ou moins d’acuité. Notre découragement s’exprime volontiers par ces mots : « On nous cache des choses ». Les « décodeurs », ceux qui sont supposés démêler le vrai du faux (et malgré la bonne volonté de certains qui ne masquent pas leurs présupposés idéologiques sous le voile de l’objectivité), ne remettent pas en question la promesse d’intelligibilité du monde, une promesse en laquelle nous sommes toujours plus nombreux à ne plus croire. L’information nous parle de la réalité (ou plus exactement de réalités) mais cette réalité ne nous découvre en aucun cas la vérité du monde.
L’opacité du monde ne tient pas exclusivement à sa complexité ; elle tient aussi et d’abord à une paralysie de notre jugement qui nécessite des bases non seulement rationnelles mais avant tout morales. L’analyse cognitive doit avancer main dans la main avec l’analyse morale. Le livre de Pierre Lurçat se présente comme un guide face à l’opacité du monde, opacité que ne cesse d’épaissir la prolifération de l’information.
Pierre Lurçat nous propose douze livres pour nous guider, des livres « qui ont pour point commun de porter sur notre monde un regard à la fois critique et constructif », des livres qui presque tous évoquent la mutation d’identité de l’homme, avec changements liés à la technique et idéologies nouvelles visant à créer un « Homme nouveau » par la déconstruction pour laquelle « le réel n’est plus qu’un texte ». Le dé-constructivisme vise à criminaliser l’Occident.
Comment en sommes-nous arrivés là ? La critique de la science et de la technologie ne suffit pas, il faut analyser le devenir de la science elle-même qui conduit à une « rupture anthropologique » et qui désigne non pas un « homme augmenté » mais un « homme diminué ». La technologie inhérente aux nouveaux médias désigne « une nouvelle relation entre l’homme et la technique dans laquelle celle-ci n’est plus un outil au service de l’homme, mais un instrument de sa nouvelle servitude ». Face à cette rupture anthropologique, Pierre Lurçat nous invite à analyser et comprendre ce qui nous arrive mais aussi à élaborer une déclaration des droits de l’homme sans en revenir à l’humanisme occidental et sans donner dans le transhumanisme qui est négation de l’homme. Refonder un nouvel humanisme en prenant appui sur la tradition d’Israël.
Le livre de Pierre Lurçat est une discrète célébration du concept hébraïque de Tselem (soit l’homme à l’image de Dieu). « Face à l’opacité du monde. Des livres qui nous éclairent » poursuit une réflexion entamée dans un autre livre de Pierre Lurçat dont j’ai rendu compte sur ce blog : « Seuls dans l’Arche ? Israël, laboratoire du monde ».
« Technopoly. The Surrender of Culture to Technology » de Neil Postman. Ce livre pionnier a été écrit en 1992. Son auteur est surtout connu comme théoricien (et critique) des médias et de la technologie, et plus généralement de l’impact des changements technologiques, idéologiques et sociaux sur la culture. Ses travaux reposent sur le constat suivant, à savoir que « nous créons des machines pour un but particulier et limité. Mais une fois la machine construite, nous nous apercevons qu’elle est capable de changer nos habitudes de pensée ». C’est le syndrome de Frankenstein. Ce constat reste pertinent à l’égard des nouvelles technologie apparues après le décès de Neil Postman (1931-2003), notamment Internet et la téléphonie mobile.
L’effet le plus radical de la technologie est de modifier notre conception et notre définition de la pensée et des activités humaines dans leur ensemble. En effet, la technologie nous a éloigné du Tselem pour nous présenter l’homme comme un animal un peu plus développé ou un être envisagé comme un centre de traitement de l’information. Nous sommes entrés dans l’ère technocratique, qui est celle d’une dichotomie entre morale et valeurs intellectuelles. Le grand récit de la Genèse est supplanté par le grand récit de la science qui ne conduit pas à l’avènement universel de la Raison contrairement à ce que d’aucuns espéraient. La science est devenue par son sous-produit, la technologie, l’autorité suprême qui remplace la religion. Que faire alors ? S’efforcer de conserver notre faculté de jugement face à ces nouvelles idoles.
« La vie algorithmique : critique de la raison numérique » et « L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical » d’Éric Sadin. Éric Sadin (et il n’est pas le seul) envisage l’ère numérique comme la dernière mutation du capitalisme, comme sa dérive monstrueuse. Sa réflexion n’est pas seulement politique, elle est aussi philosophique. Il note qu’à présent la technique (avec le numérique) s’est détachée du politique. Le techno-pouvoir n’admet rien qui puisse lui porter atteinte. Il méprise le politique (la politique envisagée comme recherche du bien commun), ce qui a pour effet un repliement de chacun sur lui-même et signifie la fin de la société, de toute vie sociale. La « raison numérique » s’appuie sur un rapport exclusif et quantitatif au réel. Exit le sensible avec la mathématisation du réel (dont l’auteur retrace la généalogie à partir de la Grèce antique) qui conduit au Big Data.
Paradoxe mis en évidence par Éric Sadin : l’exaltation permanente du Moi / l’abolition de la liberté par la raison numérique dont le but est d’abolir le droit mais aussi la Loi morale au nom de l’individualisme érigé en valeur suprême. L’intelligence artificielle, cette métaphore, procède en ligne directe de la philosophie occidentale envisageant l’homme comme être pensant / être moral, une philosophie qui tend à accorder toujours plus d’importance à ce premier. L’expression même « intelligence artificielle » n’est qu’une métaphore, ce que nous tendons à ignorer. Un ordinateur n’est pas plus « intelligent » qu’un piano n’est « sensible ». Éric Sadin insiste, nous avons pris au premier degré cette expression qui relève du marketing idéologique avec, à la base, une confusion logique. L’intelligence humaine n’est pas une simple machine à calculer. L’« intelligence artificielle » ne représente pas la quintessence de l’intelligence et de l’esprit humain, elle n’en est qu’un petit fragment.
« La guerre de l’attention. Comment ne pas la perdre » de Yves Marry et Florent Souillot. Pour les acteurs du numérique, l’attention – notre attention – est une ressource essentielle, comme le sont le pétrole ou le gaz dans d’autres secteurs. Ces deux auteurs évoquent la captologie, soit la « science de la technologie persuasive », une pseudo-science (née dans l’université de Stanford) qui triture marketing et sciences cognitives et se trouve sur le point de provoquer une « rupture anthropologique » par captation et manipulation de l’attention. L’Homo numericus est arrivé. Cette dépendance toujours plus marquée envers les écrans engendre un homme diminué par captation de son attention.
Cette avalanche d’informations (qui dépasse très largement notre capacité à trier et analyser) nous contraint à sécréter une insensibilité. Bien avant Yves Marry et Florent Souillot, Liliane Lurçat évoquait la déréalisation vécue par l’enfant devant la télévision – c’était avant Internet. Ces deux auteurs militent pour un « droit à la protection de l’attention ».
« Apocalypse cognitive. La face obscure de notre cerveau » de Gérald Bronner. Comment expliquer le succès de thèses délirantes chez des personnes intelligentes ? Pour expliquer ce phénomène, Gérald Bronner fait appel aux méthodes des sciences sociales, à la sociologie en particulier. Nous nous entourons de personnes qui partagent notre avis, tant dans le monde digital que dans le monde réel. Il n’y a plus de « common ground » par élimination de ceux qui ne pensent pas comme nous, plus de débat d’idées véritable donc. Les réseaux sociaux ont une lourde responsabilité dans ce phénomène. De ce fait, la démocratie se trouve menacée par effritement du « common ground », par cloisonnement des idées et des opinions. Les médias sociaux incitent les uns et les autres à s’imaginer qu’ils détiennent la vérité ; l’opinion triomphe sur le savoir. On ne cherche plus des critères objectifs de vérité mais la confirmation de ses idées.
La pensée de Gérald Bronner a un point faible : selon lui ce processus bénéficierait au populisme, un concept flou. Cette politisation de sa thèse l’affaiblit terriblement. Les rumeurs complotistes ne se limitent pas aux électeurs de Donald Trump et à Israël, leur spectre est bien plus vaste. Le camp dit progressiste n’est pas en reste et donne volontiers dans ce phénomène que Gérald Bronner nomme apocalypse cognitive. Autre faiblesse de son analyse : l’homme ne serait qu’un animal doué de raison, un animal cognitif – exit le jugement moral. Il oublie le Tselem. Gérald Bronner ne voit pas – ou refuse de voir – que chaque crise épistémologique cache une crise morale. L’homme ne peut être considéré sous le seul angle du cognitivisme et des sciences sociales.
« La nouvelle idéologie dominante, le post-modernisme » de Schmuel Trigano. Le post-modernisme, une « idéologie totale » sous-tendue par une volonté destructrice qui se décline suivant quatre axes principaux : physique, métaphysique, théologique, épistémologique. La déconstruction du réel commence par l’attaque contre le lien qui relie les mots aux choses, ainsi le réel n’est plus qu’un texte et le réel s’évapore suite à cette rupture signifiant / signifié. La réalité objective et le « common ground » sont remis en question.
La théologie post-moderne opère à l’intersection de trois narrations : la déconstruction du Sujet, la Deep ecology, l’apologie de l’Autre (avec l’islam présenté comme la victime par excellence d’un Occident criminel). Cette théologie engendre une eschatologie avec espoir d’une humanité unie, rêve d’être partout chez soi et humanité sans loi. Ces deux derniers points expliquent l’hostilité (quasi générale) à l’égard d’Israël. Israël, cet État-nation est opposé à une humanité formant une sorte de magma et sans loi. Sur ce dernier point, Shmuel Trigano montre comment les théoriciens du post-modernisme recyclent la théologie paulinienne dont l’étude permet de suivre la continuité entre antisionisme et antijudaïsme dans le monde chrétien et post-chrétien.
La base sociale du post-modernisme regroupe plusieurs castes dont les intérêts convergent : la finance nomade (des any where opposés aux some where), la classe universitaire et la classe médiatique, sans oublier la corporation juridique (voir la Cour suprême qui en Israël est devenue le premier pouvoir et à laquelle Pierre Lurçat a consacré un livre, « Quelle démocratie pour Israël ? ») et la caste scientifique propulsée par un scientisme triomphant.
Olivier Ypsilantis