2 janvier 2016 Je note dans les rues de Lisboa une manière de mendier qui me rappelle l’Inde. Sapataria e chapelaria Lord. A goûter, l’une des meilleures spécialités de la ville, le pastel de bacalhau com queijo Serra da Estrela, en vente à la Casa Portuguesa do Pastel de Bacalhau sur la rua Augusta, une recette traditionnelle de 1904 ainsi qu’il est précisé au fronton de ce commerce.
L’un des mots clés de Lisboa, un mot qui dit toute la ville « comme par enchantement » : miradouro. Il dit Lisboa aussi sûrement que patio dit Sevilla ou Córdoba.
Largo da Academia Nacional de Belas Artes, une place tranquille, provinciale. En son centre, un buste en bronze bien modeste, perdu dans cet espace, celui d’un homme replet et moustachu, Fausto Queirós Guedes, Visconde de Valmor (1837-1898). Une recherche Internet m’apprend que ce diplomate fut un « protector dos artistes » et qu’il institua un prix annuel, le Prémio Valmor, et des bourses d’études destinées aux meilleurs élèves de cette académie. Ce petit monument du sculpteur António Teixeira Lopes (l’auteur du groupe en hommage à José Maria Eça de Queirós) a été érigé en 1904 à l’initiative d’un groupe de professeurs et d’étudiants. Je découvre que cette place est un discret miradouro, avec cette ouverture entre deux immeubles de laquelle je découvre les toits et les terrasses de la Praça do Comercio, la Sé de Lisboa et une large portion de l’estuaire du Tejo en direction de Montijo. Dans les Armazéns do Chiado, une très intéressante installation du street artist Artur Bordalo (« Bordalo II » de son nom d’artiste) intitulée « Dirty Aquarium ». Des matériaux recyclés essentiellement à partir d’éléments de véhicules automobiles constituent les poissons. Des enjoliveurs de roues matérialisent leurs yeux. En la Igreja Santíssimo Sacramento où je me perds dans la douceur du rapport entre un marbre gris et un marbre rose qui me conduit vers des palais vénitiens. Sur toute la surface de la voûte en plein cintre, un trompe-l’œil élaboré.
Le soir, visionné « Warlock » d’Edward Dmytryk (1959) avec Henry Fonda, Anthony Quinn et Richard Widmark. C’est une œuvre riche en réflexions sur la justice et la loi. Lorsque j’ai vu ce film pour la première fois, j’étais adolescent, je n’en ai pas saisi toute la densité éthique et morale. Je m’en tenais à la pertinence des compositions — du cadrage. Un tel film ne pouvait naître de lui-même, il lui fallait un livre en tant que fondation et structure — voir le roman d’Oakley Hall à partir duquel Robert Alan Aurthur édifia son scénario. Ce film pose des questions éternelles, des questions bibliques — car ce film a bien une dimension biblique par la somme des questionnements qu’il draine, avec cet enchevêtrement de questions où le collectif et l’individuel s’affrontent, se regardent en chiens de faïence et à l’occasion se tirent dessus. C’est aussi un film qui saute l’enclot du manichéisme, les Bons contre les Méchants, avec les Bons qui finissent immanquablement par gagner, un scénario qui détermine nombre de westerns. C’est un film à la trame complexe qui suscite bien des questions. Pensons en particulier à ces habitants de Warlock (voir le vieux juge boiteux) qui s’efforcent d’élaborer des règles morales et leur application en justice, ces habitants flanqués à l’occasion de « prévôts » (des tueurs à gages ni plus ni moins) payés pour les protéger mais qui peuvent après avoir « nettoyé » la ville de la bande dirigée par Abe McQuown se retourner contre eux et leur imposer leurs règles. Richard Widmark (John Gannon) est l’une des pièces maîtresses de cette complexité et il faut se repasser les séquences qui marquent son malaise grandissant au sein de la bande avant qu’il ne se décide à devenir shérif, un shérif particulièrement zélé puisqu’il va s’opposer non seulement à ses complices mais aussi aux « prévôts » dont il finira par récuser les méthodes et d’une manière radicale. Où sont les Bons et où sont les Méchants ? Les héros eux-mêmes sont agités de tensions imprévisibles et contradictoires. On pense à la Bible, on pense aussi à l’« Iliade », à ce qu’en disent Simone Weil et Rachel Bespaloff. Les catégories Héros et Truands sont poreuses, réversibles. Il arrive que des ennemis se rangent dans le même camp et que des amis s’affrontent à regret. Le héros déchiré. On est vraiment de plain-pied dans l’« Iliade » avec des héros non plus armés de lances et d’épées mais de Winchesters et de Colts, ce qui ne change rien à l’éternel drame humain, à notre questionnement.
3 janvier 2016 Drizzle sur Lisboa. Devant palais de la Assembleia da República, les gardes se sont réfugiés dans leurs guérites en verre. Retour au Museu da Marioneta (Convento das Bernardas, rua da Esperança n° 146). Les rod puppets (marionetas de varão) de Java. Le rôle des marionnettes du Golek Cepak dans l’expansion de l’Islam, à Java, au XVIe siècle, une île traditionnellement hindouiste et animiste. Les photographies et les films de Tasilo Adam (1878-1955) en Indonésie. Les merveilleuses Vietnamese water puppets, souvenir d’une journée de pluie tiède et distillée sur Hanoï et de l’émerveillement de l’enfant David, émerveillement qu’il revit, ici, à Lisboa. Les masques du théâtre Nô, les masques présentés par ce musée qui me sont les plus familiers, pour leur simplicité mais aussi parce que dès l’enfance je les ai détaillés chez un grand-oncle, amateur d’estampes japonaises, de Toshubai Sharaku qui, il est vrai, représenta les acteurs du théâtre Kabuki — mais les masques de ces deux formes d’expression théâtrale ont un air de famille prononcé. Les glove puppets (marionetas de luva), voir en particulier le théâtre de guignol. Souvenir de mon père au Théâtre (des marionnettes) du Luxembourg, installé dans le jardin du même nom, dans le quartier de son enfance. Bonecos de Santo Aleixo (marionetas de varão). La plus ancienne référence les concernant remonte à la fin du XVIIIe siècle, à Vila Viçosa (Alentejo). Ils mesurent de 20 à 40 cm. Les derniers porteurs de cette tradition, Manuel Jaleca et António Talhinhas. Du liège (cortiça) entre dans leur composition. D. Roberto, le plus occidental des descendants de Pulcinella, probablement introduit au Portugal au XVIIe siècle par des puppeteers (bonecreiros) itinérants. D. Roberto n’ayant pas un physique caractéristique, toutes les marionetas de luva seront appelées « D. Roberto ». Une caractéristique de ce théâtre : le bonecreiro place dans sa bouche un instrument appelé « palheta » qui lui permet d’amplifier ou de distordre sa voix. Le musée se termine sur la publicité « Familía Singer – Your Family Company » et le cinéma d’animation.
Le soir, visionné « Angel and the Badman » de James Edward Grant (1947) avec John Wayne. Quirt Evans (the Badman) dans une famille de Quakers et leur fille Penelope (the Angel). Un film plus simple que « Warlock », un peu trop simple mais néanmoins intéressant par la sociologie et les principes qui s’y exposent.
4 janvier 2016 Au réveil « Are you with me » de Lost Frequencies (Felix De Laet). Un air allègre. Je ne connaissais pas Felix De Laet mais dès les premiers notes, je me suis senti accueilli dans un monde ondoyant et familier. Même impression avec « Reality » de ce très jeune disc-jockey belge spécialiste du remix.
L’air d’une tiédeur amoureuse. En la Igreja São Mamede. L’église construite au XVIIIe siècle fut détruite par un incendie et reconstruite dans les années 1920. Remarquable est son chemin de croix en azulejos. Le soir, averse. Ouvrir les fenêtres, laisser entrer cet air si doux et le chant de la pluie, écouter et se souvenir : se souvenir de vacances atlantiques, de corps jeunes et bronzés sur la plage mais aussi au rappel et au trapèze. De ce séjour portugais me restera d’abord le souvenir d’une douceur humide, de draps blancs et odorants, de courbes et du cri des mouettes par la fenêtre entrouverte. D’exil en exil, de souvenir en souvenir. Et cette langue sœur du castillan, mais aux sonorités si différentes, si chuintantes, comment la capter ? Je la lis avec ivresse mais lorsqu’ils parlent entre eux mon oreille se perd et désespère. Lisbonne, l’Atlantique sud déjà, une tiédeur humide, amoureuse. Irons-nous aux Açores ? D’un exil à l’autre et le souvenir augmenté, toujours plus ivre.
Olivier Ypsilantis