27 mars 2015
Vers Lisbonne. Traversée de la péninsule ibérique d’Est en Ouest. Castilla-La Mancha (des noms m’évoquent El Quijote, comme Puerto Lápice) puis Estremadura. Nuit à Cuidad Real, dans un vaste hôtel qui m’évoque « Shining ». J’occupe la chambre 232 ; la chambre hantée du « Timberline Lodge » était la 237 ! Je viens de le vérifier dans ma chambre d’hôtel ; et j’ai trouvé un étrange lien sur Internet : « Room 237, les mystères et théories autour de Shining ».
De l’Estremadura à l’Alentejo, le passage subtil de la Méditerranée à l’Atlantique. Peu avant Lisboa, des prés verdoyants et des vaches ! L’Espagnol du Sud que je suis devenu les avait oubliés.
28 mars
Je me réveille dans une douceur laiteuse. La chambre blanche et les moulures efflorescentes du plafond. Mon regard en suit des courbes puis il s’y perd. Et — pourquoi ici et maintenant ? — me viennent des compositions de Georg Friedrich Kersting qui montrent Caspar David Friedrich dans son atelier. Je les vois avec une précision qui m’émerveille. Il se passe d’étranges et merveilleuses choses dans ces moments entre le sommeil et l’éveil, dans la lumière du petit matin. Il me semble que le mot Biedermeier s’est imposé — une fois encore, pourquoi ici et maintenant ? — et que tout a suivi. Quelle est la mémoire de cet appartement ?
Marche dans Lisboa. L’air atlantique, le cri des mouettes, la douceur du pavé clair sous les semelles. Rua do Ataide, une inscription en lettres capitales : DIE WITH MEMORY NOT DREAMS. Superbe ! Elle peut guider toute une vie ; et ce pourrait être une belle épitaphe.
La langue portugaise ! J’éprouve une souffrance très particulière vis-à-vis de cette langue : je la lis avec une certaine aisance mais manque d’aisance pour la parler. C’est la souffrance du voyageur qui partout éprouve ses limites tout en s’amplifiant.
Marche dans Lisboa. Retour à Santa Apolónia, la belle gare bleue et son bouquiniste. Un train attend en gare. J’y lis Intercidades Lisboa-Porto-Lisboa. Porto, la belle ville endormie à laquelle le qualificatif romantique peut être appliqué — romantisme de l’abandon. Il pleuvait à verse lorsque je suis venu ici il y a quelques mois, fin 2014. L’averse sur les verrières m’a conduit vers tant de souvenirs.
Le style année 1930, ses volumes à redans. Toute une ambiance que circonscrit un vocabulaire simple et particulièrement efficace — particulièrement efficace parce que simple. Igreja dos Italianos. Praça Luís de Camões au centre de laquelle s’élève la statue de l’auteur des « Lusiades ». Chaleur estivale. Je cherche l’ombre. A côté de cette statue, un élégant quiosque de refresco. Lisboa ! J’avais oublié qu’un tel rythme était encore possible dans une capitale européenne. Calcada da Bica Grande, une femme passe le balai-brosse sur son seuil. Une odeur de détergent et de linge frais, l’une de ces odeurs qui m’ôtent à la fatigue et même à la tristesse. Il m’arrive d’entrer dans des commerces de produits d’entretien rien que pour humer certains produits, comme chez Schlecker, très présent en Espagne, un plaisir qu’enfant j’éprouvais déjà. Dans une rue du Barrio Alto, un rémouleur a béquillé son vélo et affûte un long couteau. Il actionne la pierre placée entre ses jambes en pédalant lentement. Le son de la lame sur la meule et celui du balai-brosse sur le pavé se répondent. La rue où j’habite descend en forte pente vers l’estuaire du Tejo. Des souffles frais et salins et le cri des mouettes s’y engouffrent et montent chez moi.
J’achète chez un bouquiniste un classique de la littérature politique portugaise, « Portugal e o futuro » d’António de Spínola, sous-titré « Análise da conjuntura nacional ». En ferai-je un article à partir de notes de lecture ? António de Spínola, le général au monocle, l’homme à la vue ample, à l’esprit synthétique, un grand monsieur.
29 mars
Commencé la lecture d’António de Spínola. Par la fenêtre, des néfliers chargés de fruits qui mûrissent, un figuier et des palmiers. Mon regard se perd dans ces feuillages puis revient à ces pages. Comment expliquer ma fascination pour l’écriture, pour ces signes (tant manuscrits qu’imprimés) portés sur le papier ? Quelles vies ai-je vécues pour qu’il en soit ainsi ?
Le funiculaire de Bica (Ascensor da Bica) inauguré en 1892 a été conçu par Raoul Mesnier du Ponsard, concepteur de plusieurs ascenseurs et funiculaires dans le pays. Son caténaire délicat et amusant comme un Tinguely. Le dénivelé de l’habitacle à trois compartiments. Bois vernis et banquettes en moleskine vert foncé. Une élégance désuète. Un gros jouet. Partout du linge aux fenêtres et qui claque dans le vent du large. Arrivée sur Largo do Calhariz. Tramway jusqu’au Castelo de São Jorge. 20 sentados, 38 de pé. La façade de la Igreja do Menino Deus (de João Frederico Ludovice) m’apparaît comme gravée au burin dans du cuivre tant les détails (y compris les herbes et arbustes qui prospèrent le long de ses corniches) en sont précis dans cette lumière. Je pense à Giovanni Battista Piranesi. Sur un vieux mur, Édith Piaf au pochoir. Déjeuner chez des Chinois de Macao, dans la fraîcheur d’azulejos qui sur toute la surface des murs rendent compte du développement de Lisboa. Sur la Rua Agusta, des staticmen et des staticwomen. Ils sont recouverts d’une peinture bronze et ainsi m’évoquent-ils ces personnages qui ornaient les pendulettes dans les salons des grands-parents. Je détaille les volumes et le répertoire décoratif du fronton de l’Interface de Transportes do Cais do Sodré. Arrêt en la Igreja Parroquial de São Paulo. Il y flotte un parfum d’encens qui me met au bord du vertige : tant de souvenirs affluent, des offices à Saint Julien-le-Pauvre mais aussi dans des églises et chapelles de Grèce. Le plan rectangulaire avec profond renfoncement pour l’autel. Le répertoire du baroque avec rupture du fronton. Le trompe-l’œil du plafond (1768) d’une surface de 414 m2 a été peint (sur toile) par Jerónimo de Andrade (1715-1801) avant d’y être cloué. La composition poursuit l’architecture de l’église, les pilastres de la nef, puis s’ouvre sur un open sky perspective qui montre la Glorification de saint Paul. La technique du trompe-l’œil a été introduite au Portugal par le Florentin Vincenzo Baccarelli qui séjourna dans le pays de 1702 à 1718. Retour à l’appartement blanc où je reprends la lecture d’António de Spínola. Dans l’introduction, l’auteur répertorie les raisons qui poussent un homme à écrire un livre, le livre auquel il accorde un rôle central tout en déplorant l’inflation éditoriale. « Portugal e o futuro » a été publié en 1974 soit l’année de la Revolução dos Cravos (ou 25 de avril).
30 mars
Longues marches dans Lisboa la lumineuse, dans Lisboa l’atlantique. Il faut régler son pas dans cette ville aux sept collines. Le soir, en compagnie de l’épouse au profil d’Anna Risi (voir les peintures d’Anselm Feuerbach). Sardinhas assadas dans un restaurant du Bairro Alto accompagnées de vinho verde. Je pense à cette année athénienne, année au cours de laquelle j’ai si souvent éprouvé ce bien-être à converser autour d’un repas simple accompagné d’un vin local, le vin de la terre, le vin du peuple, le vin au goût de résine. Ces tavernes du Bairro Alto où je me suis souvenu de ces tavernes des quartiers populaires d’Athènes et du Pirée où nous devisions tard dans la nuit — parfois jusqu’à l’aube —, le corps en sueur sous des ventilateurs paresseux.
Visite de Santa Catarina, inaugurée en 1680, une église essentiellement baroque qui ruisselle de magnificence. Les huit retables. L’élément le plus imposant de ce vaste ensemble est le buffet d’orgue, à couper le souffle. Il s’agit d’un monument dans un monument, a gilded wood carving work. Je n’ai jamais vu de buffet d’orgues d’une telle richesse. Il semble avoir été conçu par des créatures marines, quelque part dans un atelier sous-marin caché dans une profonde anfractuosité.
Olivier Ypsilantis