Parmi les études les plus inspirées sur les navigateurs portugais, « The Discoverers » de Daniel J. Boorstin qui a été directeur de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis. C’est un livre rigoureux, un livre d’historien mais écrit sur un mode épique, ce qui rend cette lecture non seulement instructive mais exaltante.
Les navigateurs portugais ont eu un rôle majeur dans l’histoire. La découverte de l’océan Indien a été pour les Européens un événement particulièrement important. Pour la première fois, le monde défini par Ptolémée était reconsidéré. « The Discoverers » est le premier volume d’une trilogie sur l’aventure intellectuelle de l’humanité ; les deux autres volumes ont pour titre : « The Creators » et « The Seekers ».
Le tracé de la frontière portugaise est l’un des plus anciens d’Europe. Cette frontière n’a connu presqu’aucun changement depuis le Traité d’Alcañices (1297). Par ailleurs, toute la côte portugaise est tournée vers l’océan Atlantique, un côte avec de profonds ports naturels et des rivières navigables. Les principales villes du pays sont des villes côtières, à commencer par les villes les plus importantes, Lisbonne et Porto. De par leur position géographique et la configuration de leur pays, les Portugais se sont trouvés éloignés des grands centres de la civilisation européenne et ont tourné leurs regards vers l’océan, vers l’ouest et le sud.
L’aventure conduite par les Portugais a été plus soutenue, plus moderne et a eu des conséquences plus durables que les exploits de Christophe Colomb, si célébrés. L’entreprise portugaise le long des côtes d’Afrique puis vers l’Inde nécessitait une organisation et une logistique plus complexes que celles de Christophe Colomb. Les Portugais devaient avancer méthodiquement, pas à pas si je puis dire, en établissant des bases où s’approvisionner chemin faisant, une entreprise qui s’étendra sur un siècle et demi, une entreprise longuement préparée en vue d’un but déterminé nécessitant un appui national.
Cette longue planification n’a été rendue possible que parce que les Portugais avaient engagé tout le pays dans cette aventure – il s’agissait bien d’une aventure nationale. L’épopée portugaise n’est pas celle d’un héros mais d’un peuple. On ne célèbre pas un héros mais des héros – souvenez-vous de « Os Lusíadas » de Luis de Camões.
Au XVème siècle, la plupart des pays d’Europe sont pris dans des guerres (guerre de Cent Ans, guerre des Deux-Roses). Les Turcs qui se sont emparés de Constantinople en 1453 menacent une partie de l’Europe. L’Espagne est engagée dans des luttes territoriales (la Reconquista). Au cours de ce siècle, le Portugal bénéficie quant à lui d’une solide unité politique et d’une paix civile à peine troublée. Mais il lui faut un leader afin de tirer parti de cette situation, mettre en œuvre les moyens et leur donner une direction. Ce leader sera l’Infante Dom Henrique, plus connu sous le nom de Henrique o Navegador.
Henrique o Navegador, une curieuse personnalité, combinaison d’esprit héroïque et d’imagination débordante doublée d’un tempérament ascétique et casanier. Cet homme épris de grands idéaux, obstiné et organisateur, va être le maître d’œuvre de cette grande entreprise nationale, une entreprise qui va ouvrir les routes maritimes du monde à l’Europe.
La grande aventure du Moyen Âge en Europe, les Croisades, une aventure qui ne nécessitait aucune imagination particulière, contrairement à celle que préparait le Portugal. Et c’est avec Henrique o Navegador, homme à l’imagination puissante, que l’aventure mondiale portugaise va commencer à prendre forme.
Tout au long de sa vie, Henrique o Navegador est partagé entre l’idée de partir en croisade et celle d’explorer le monde. Son père João I, fondateur de la dynastie d’Avis, est monté sur le trône en 1385. A la bataille d’Aljubarrota (bataille à laquelle j’ai consacré un article sur ce blog), João I écrase avec l’aide d’archers anglais le roi de Castille, Juan I de Castilla, et ses alliés, et fonde l’indépendance et l’unité du Portugal. João I épouse Philippa of Lancaster dont il a neuf enfants. Six d’entre eux parviendront à l’âge adulte ; parmi eux, Henrique o Navegador.
Encouragé par ses trois fils aînés et son trésorier, João I lance une expédition contre Ceuta alors aux mains des Musulmans. Le jeune prince Henrique participe à son organisation, une aventure qui va orienter le cours de sa vie et celle du Portugal. Le prince Henrique qui n’a que dix-neuf ans est chargé de construire une flotte à Porto. Au bout de deux ans, l’expédition est prête à être lancée. Une fièvre religieuse entoure ces préparatifs. Survient une éclipse solaire. La reine Philippa of Lancaster exhorte ses fils et bénit l’expédition contre Ceuta. Une bulle papale offre les bénéfices spirituels d’une croisade à ceux qui périront dans cette entreprise.
Les forces portugaises s’emparent en une journée de la forteresse de Ceuta, le 24 août 1415. Bien armés et bien protégés, appuyés comme à Aljubarrota par un contingent d’archers anglais, les Portugais perdent très peu d’hommes tandis que les cadavres de leurs ennemis s’amoncellent. La ville est saccagée, une ville remplie de richesses transportées par des caravanes venues d’Afrique saharienne par le sud et d’Inde par l’est de l’Afrique.
Les Portugais laissent à Ceuta une petite garnison tandis que le gros de l’expédition s’en retourne au Portugal. Lorsque le prince Henrique s’en revient à Ceuta, suite à des attaques musulmanes répétées, il passe plusieurs mois à étudier le commerce caravanier.
A présent que les Portugais se sont emparés de Ceuta, plus aucune caravane ne s’y rend. Les Portugais se retrouvent dans une ville isolée entourée de tribus hostiles. Aussi pensent-ils aller plus vers le sud. Le prince Henrique rassemble des informations concernant l’hinterland d’où proviennent toutes les richesses accumulées à Ceuta ; puis il réunit une flotte et déclare son intention de prendre Gibraltar alors aux mains des Musulmans, une expédition à laquelle finit par s’opposer son père João I. Mécontent, le prince Henrique s’éloigne de la cour de Lisbonne et s’en va au cap saint Vincent, à Sagres, à la pointe sud-ouest du Portugal, à la pointe de l’Europe. De là, il va initier, organiser et commander les expéditions portugaises vers l’inconnu.
A Sagres, le prince Henrique devient o Navegador. Il met dans cette entreprise inédite d’exploration un zèle de croisé mais servi par les méthodes et les techniques les plus modernes. Sa cour est un centre de recherche et de développement. Sous son impulsion, Sagres devient un centre de cartographie, de navigation et de construction navale. Il sait que l’inconnu ne peut être exploré que si les frontières du monde connu sont clairement marquées. S’inspirant des cartes-portulans (portolanos) des navigateurs côtiers, il accumule les expériences de nombreux marins afin de préciser la forme des côtes. Les Juifs vont l’aider dans cette tâche, à commencer par Jehuda Cresques, un Juif de Majorque, fils du cartographe Abraham Cresques. Jehuda Cresques est convoqué à Sagres où il supervise la mise en ordre des informations rapportées par les navigateurs au service du prince Henrique.
Le prince Henrique encourage ses marins à tenir des carnets de bord et des cartes de navigation, à consigner le maximum d’informations sur ce qu’ils voient le long des côtes afin de les transmettre à ceux qui les suivront. Jusqu’alors, ces informations avaient été rapportées sans rigueur. Le prince Henrique ordonne que le maximum de précisions lui soient transmises à Sagres afin que la cartographie devienne une science cumulative. Ainsi, sous l’impulsion de ce prince, Sagres devient un centre mondial de recherche et de développement. Se rendent à Sagres des Juifs, des Musulmans, en particulier des Arabes, des Génois, des Vénitiens, des Allemands, des Scandinaves et, à mesure qu’avance l’exploration, des membres de tribus de la côte Atlantique de l’Afrique.
A Sagres arrivent aussi des documents transmis par de grands voyageurs que le frère du prince Henrique, Pedro, avait rassemblés au cours de son grand voyage (1419-1428) dans les cours d’Europe. Ainsi, à Venise, Pedro avait reçu une copie des voyages de Marco Polo accompagnée d’une carte. Cette arrivée de documents est soutenue par celle des plus modernes instruments et techniques de navigation d’alors. Le compas, bien connu, suscite encore des peurs superstitieuses. A Sagres, le compas ainsi que d’autres instruments sont testés avec rigueur afin d’aider les marins.
Quand les marins au service du prince Henrique dépassent l’aire connue des Européens, ils doivent affronter de nouveaux problèmes quant à la définition de la latitude qui pouvait alors être au mieux définie en mesurant la distance du Soleil à la Terre à midi. Plutôt que d’utiliser l’astrolabe, compliqué et coûteux, les hommes au service du prince Henrique utilisent le bâton gradué (ou bâton de Jacob). La communauté cosmopolite de Sagres s’emploie à mettre au point divers instruments afin de seconder aussi efficacement que possible le prince Henrique dans sa découverte du monde. A Sagres et dans le tout proche port de Lagos est mis au point un nouveau type d’embarcation sans lequel les grandes aventures de ce prince et celles du siècle suivant n’auraient pas été possible.
Il fallait mettre au point une embarcation destinée à affronter des espaces maritimes autrement plus vastes que ceux de la mer Méditerranée, et celle mise au point par les Vénitiens était inadaptée à de tels espaces. L’embarcation mise au point par les Portugais n’était pas un navire de charge ; elle devait naviguer sur de très longues distances et dans des eaux inconnues ; elle devait si nécessaire naviguer contre le vent (into the wind) et pas seulement avec le vent (with the wind). Une telle embarcation n’était intéressante que si elle pouvait non seulement s’aventurer dans l’inconnu mais revenir à son point de départ afin de rapporter autant d’informations que possible – où il est question de feedback.
Les caravelas du prince Henrique sont conçues dans ce but. Les hommes à son service étudient certaines embarcations dont celles des Arabes, elles-mêmes inspirées des grecques, et celles utilisées sur le Douro. Ainsi mettent-ils au point la caravela, synthèse de ces deux types d’embarcation, soit une embarcation ayant la capacité d’emport des embarcations arabes et la manœuvrabilité des embarcations du Douro. La caravela est assez spacieuse pour accueillir un équipage d’environ vingt hommes. Elle déplace une cinquantaine de tonnes et mesure soixante-dix pieds de long sur vingt-cinq de large.
Les expéditions conduites par le prince Henrique montrent que ces embarcations ont une capacité inédite à revenir à leur point de départ. De plus, la forme de leur coque leur permet d’explorer les eaux intérieures (inshore waters), elle facilite également leur carénage et leur réparation. Cette capacité de la caravela à effectuer le chemin de retour en manœuvrant contre le vent raccourcit d’environ un tiers la distance à effectuer. Ainsi les marins qui embarquent à bord d’une caravela ont l’assurance de revenir plus aisément au pays, ce qui les incite à pousser plus loin vers l’inconnu.
Sous l’impulsion du prince Henrique, Lagos devient un important centre de construction de caravelas. Le bois provient de diverses régions du Portugal. Autour de Lagos s’organisent d’importants centres de fabrication de voiles et de cordages. A Sagres, le prince Henrique a fait converger tous les ingrédients nécessaires à son entreprise planétaire : des livres, des cartes, des capitaines, des pilotes, des matelots, des cartographes, des fabricants d’instruments de navigation, tous les artisans liés à la construction navale. Bref, ce prince a donné une impulsion définitive à une aventure majeure de l’histoire européenne.
Olivier Ypsilantis