Michael J. Sandel
Parmi les penseurs que je me suis promis de lire, Michael J. Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, je me suis promis de le lire en commençant par « Democracy’s discontent: America in search of a public philosophy » et « Liberalism and the Limits of Justice ». Michael J. Sandel s’interroge sur la remise en question de la toute-puissance des marchés – la loi de l’offre et de la demande. Mes assez nombreux articles sur l’économie ne doivent pas laisser penser que je ne jure que par le libéralisme. Certes, je suis fortement séduit par des penseurs tels que Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, par l’École autrichienne d’économie, par l’anarcho-capitalisme et ses penseurs si brillants, par le minarchisme et j’en passe. Je remets volontiers en question le rôle de l’État et, en toute modestie, ce questionnement me semble être une marque de bonne santé mentale. Je ne suis pas pour autant un fanatique et je lis avec plaisir des penseurs opposés à ces tendances et capables de les remettre plus ou moins radicalement en question. Je les écoute ou les lis et prends note aussi longtemps qu’ils n’enfourchent pas ce dada selon lequel un homme de gauche est plus moral et plus sensible à l’injustice qu’un homme qui n’est pas de gauche.
Michael J. Sandel (né en 1953)
Je m’interroge depuis longtemps sur le rôle de l’État ou plus exactement du trop d’État – qui pour beaucoup sera toujours du pas assez d’État. Je ne puis me défaire du minarchisme qui m’apparaît au moins dans l’Europe d’aujourd’hui comme une tendance souhaitable. Mon intérêt pour l’anarcho-capitalisme tient à la richesse de ses propositions, à l’intelligence et à l’originalité de ses penseurs. Malgré la séduction qu’ils exercent sur moi, je ne sais à quoi ressemblerait un monde anarcho-capitaliste pur et dur ; peut-être serait-il plus difficilement vivable que le monde où nous vivons. Il n’empêche que je reste convaincu que l’Europe (pour ne citer qu’elle) souffre d’un trop d’État, que le minarchisme pourrait être une solution à bien des problèmes – ce qui ne l’empêcherait probablement pas d’en créer d’autres.
Michael J. Sander retrace à grands traits l’histoire récente : durant quatre décades, les principaux partis et nombre d’économistes prestigieux ont fait leurs des postulats remontant à Ronald Reagan et Margaret Thatcher qui avaient posé que l’État était le problème et que les marchés étaient la solution. Les promoteurs de cette idéologie ont été remplacés dans les années 2000 par des dirigeants de centre-gauche (Bill Clinton, Tony Blair, Gerhard Schröder) qui se sont employés à limer les dents et les griffes de ce credo sans pour autant interroger en profondeur les mécanismes du marché et la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande, une loi qui selon ses promoteurs contribue au bien commun. Cette foi en la loi du marché s’est effondrée après la crise financière de 2008 puis la pandémie avec notamment la question de la délocalisation – et de la relocalisation.
Le débat public s’appauvrit nous dit Michael J. Sandel, ce que reflète le spectre idéologique. Le débat public n’est plus qu’une petite conversation à caractère technocratique qui manque de souffle, qui n’est plus qu’un concert de cris et de braillements au cours duquel on se lance à la figure des consignes idéologiques sans même écouter son adversaire.
Au cours de ces dernières décennies, le centre-gauche a évité la question du patriotisme et ainsi a-t-il permis que la droite s’en empare. Le centre-gauche doit élaborer un sentiment de communauté nationale à partir d’expériences historiques communes et de symboles qui les expriment et permettent la mise en pratique d’obligations mutuelles comme la santé publique, l’éducation ou le logement, autrement dit un patriotisme ancré dans la solidarité.
La globalisation néo-libérale a-t-elle conduit vers plus de justice ? Et d’abord, comment définir la justice ? La question est de moins en moins posée et ne viennent pour toutes réponses que des vociférations idéologiques. Les réseaux sociaux espéraient unir le monde mais ils l’ont désuni comme jamais car ils promeuvent les indignations les plus bruyantes et enferment leurs abonnés dans des bulles d’opinions – on en revient à l’entre-soi – plutôt que de nous aider à délibérer et établir un dialogue avec ceux qui s’opposent à nos opinions. Par ailleurs, les réseaux sociaux permettent de s’introduire dans la vie privée des abonnés.
Les philosophes du nouveau réalisme
Le post-modernisme s’est constitué dans les facultés françaises du dernier tiers du XXème siècle. Ce courant philosophique cherche une réponse face au relativisme ambiant et radical qui semble vouloir tout emporter. Ces philosophes de nationalités diverses dénoncent donc le relativisme ambiant, l’individualisme dans son aspect le plus misérable afin d’élaborer des vérités partagées. Ils invitent à un atterrissage d’urgence afin de partir à la recherche d’une réalité partagée, une réalité qui nécessite notre attention et notre protection.
Ces philosophes du nouveau réalisme proclament que le monde existe indépendamment de nous mais qu’il ne nous est pas fermé et que nous pouvons nous engager à le découvrir. La crise financière de 2008, la pandémie et la guerre en Ukraine avec toutes leurs conséquences nous rendent plus sensibles aux voix de ces philosophes. L’un des penseurs les plus influents de ce courant, Markus Gabriel, répond à cette interrogation : savoir si la philosophie est à même d’appréhender les défis d’aujourd’hui. Pour lui, la tendance à laquelle il participe est une réaction aux excès du post-modernisme et ses manifestations technologiques. Ainsi Markus Gabriel déclare que son attaque contre le relativisme est une attaque contre Twitter.
Gabriel Markus évoque Hegel selon lequel la philosophie est le reflet d’une époque donnée captée par la pensée. Ce qui survient au présent est ce qui conduit à la philosophie, la philosophie qui n’est pas une contribution immédiate mais une réflexion sur le temps que nous vivons.
Pour l’Italien Maurizio Ferraris (né en 1956), auteur du « Manifeste du nouveau réalisme », l’objectif de ce courant philosophique est de se porter au-delà du dogme du post-modernisme qui affirme que la réalité dans son ensemble est une construction sociale manipulable à l’infini. Pour les tenants de ce courant, il s’agit de redéfinir des réalités pour tous comme par exemple la sérieuse détérioration de l’environnement au niveau planétaire. Cette recherche est vitale car le manque d’accord – voire l’absence d’accord – sur le monde dans lequel nous nous inscrivons conduit à la suspicion, autrement dit à destruction de la confiance. Le nouveau réalisme s’élève contre une tendance nihiliste véhiculée par le post-modernisme, une tendance qui prétend que la réalité est subordonnée au Pouvoir. Une telle posture laisse entendre que l’objectivité, la réalité et la vérité sont des émanations du Mal. Elle n’encourage pas la recherche de solutions et suscite une indifférence et une passivité devant les faits. Pour Maurizio Ferraris, déclarer que la réalité n’existe pas, c’est laisser entendre que le loup a parfaitement le droit de dévorer la brebis, autrement dit que la raison du plus fort est toujours la meilleure.
La dénomination « Nouveau Réalisme » est bien connue en art, elle a été élaborée par le peintre Jean Milhau. En philosophie, elle est née, ainsi que le rapporte Markus Gabriel, dans un restaurant de Naples, au cours d’un déjeuner, le 23 juin 2011. Alors qu’il préparait un congrès international sur le caractère de la philosophie et qu’il lui fallait trouver un titre pour présenter ce congrès, il se décida pour celui de « Nouveau Réalisme ».
Le « Nouveau Réalisme » ou l’accent mis sur le bien commun, sur la conviction – ou plutôt l’intuition – qu’éthique et réalité sont deux concepts complexes mais d’emblée compréhensibles par tous. C’est pourquoi déclarer que la réalité dans ses aspects les plus fondamentaux (comme la violence contre les personnes âgées ou les enfants) est vide de sens est fallacieux – et c’est ce que fait le post-modernisme qui comme malgré lui est porteur de tendances nihilistes.
La réalité est perçue de manière bien différente par les individus ; d’une certaine manière, pourrait-on dire, il y a autant de réalités que d’individus. Il n’empêche, nous reposons sur un socle commun et il s’agit de sentir ce socle, de l’éprouver. Le « Nouveau Réalisme » en philosophie s’y emploie et il n’est pas le seul. La philosophie dans son acception la plus stricte est un instrument qui s’en prend aux idéologies et les dénude. Aujourd’hui, l’une des idées dominantes de la pensée dominante est que les avancées de la technologie (comme IA) vont être capables de gérer les affaires du monde. Pour Markus Gabriel, l’idée que les progrès de la technologie puissent se substituer à ceux de l’éthique est l’une des idées les plus ineptes de tous des temps, une idée qui pourrait nous conduire à l’auto-extermination.
Markus Gabriel constate que les multinationales et les ingénieurs et techniciens décident à présent pour tous alors qu’ils devraient travailler main dans la main avec les groupes sociaux et politiques afin de fortifier un socle moral commun. Gabriel Markus mise sur l’espérance – l’espérance active – contre la peur pour une réflexion commune sur des questions morales. Ainsi réfléchit-il à la manière d’insuffler de l’éthique dans l’IA. La généalogie du « Nouveau Réalisme » remonte au-delà du 23 juin 2011, à Naples. Elle remonte au 27 avril 2007 quand quatre jeunes philosophes (Iain Hamilton Grant, Graham Harman, Quentin Meillassoux et Ray Brassier) participent à un atelier sur le réalisme spéculatif au Goldsmiths, University of London.
Lea Ypi
Lea Ypi l’Albanaise a quarante-trois ans. Elle est née à Tirana et elle est aujourd’hui professeure de théorie politique à la London School of Economics et auteure d’un livre traduit dans plus de vingt langues : « Free: Coming of Age at the End of History ». Lea Ypi s’intéresse particulièrement au concept de liberté, tant dans sa tradition libérale que socialiste. A Berlin, alors qu’elle se trouve confinée pour cause de pandémie, et se souvenant de son enfance dans l’Albanie d’Enver Hoxha, Lea Ypi interroge plus que jamais le concept de liberté : et elle se met à travailler à ce livre.
Elle se souvient d’une enfance heureuse dans l’Albanie d’Enver Hoxha, en partie heureuse parce qu’ignorante de certaines réalités ainsi qu’elle le reconnaît. Son adaptation au monde extérieur (l’Albanie était sous Enver Hoxha l’un des pays les plus fermés au monde) s’est faite progressivement et non sans à-coups et douleur, avec un sentiment d’insécurité permanent. Crise albanaise en 1997, précédée d’un trafic humain activé par des gangs, un trafic touchant plus particulièrement les jeunes femmes qui terminaient dans des réseaux de prostitution. Et puis tout était à refaire, à réécrire, à commencer par les livres scolaires. D’un monde confiné et rassurant à sa manière, on passait au grand large et à sentiment d’insécurité constant.
Lea Ypi confesse avoir deux problèmes. Tout d’abord avec l’Albanie où tous sont aujourd’hui a priori contre tout ce qui est ou semble être de gauche. On y rejette en bloc la tradition de gauche sans jamais se demander s’il n’y a pas en elle quelque chose de respectable et sur laquelle s’arrêter. En Occident, c’est le contraire, on accorde à la gauche les plus hautes qualités, à commencer par l’excellence morale. Ces deux attitudes posent bien des problèmes. Dans le premier cas, on déclare que l’histoire détermine tout et que si une expérience a échoué, elle est bonne pour la poubelle. Dans le deuxième cas, le socialisme est tenu pour une grande et noble cause et on juge que son échec ne peut être que le fait de l’idiosyncrasie des pays où l’expérience a été tentée. Dans les deux cas, on ne tient pas compte de la complexité qui résulte de l’influence des idées sur l’histoire et de l’histoire sur les idées. Aussi Lea Ypi se propose-t-elle de considérer la question de l’expérience socialiste d’un point de vue historique, pays par pays. Les philosophes qui travaillent sur les idées devraient être plus conscients de l’influence de l’histoire sur les idées.
Lea Ypi se définit comme socialiste et elle met l’accent sur l’importance de la pensée de gauche et sa critique du capitalisme, une pensée qu’il conviendrait de réarticuler et qui passerait par une critique de la social-démocratie.
Au début du XXème siècle, la gauche s’est faite social-démocrate pour des raisons sensées. La chose fonctionnait plutôt bien et les opportunités pour tous se multipliaient. Puis le projet social-démocrate s’est vu de plus en plus lié à l’État-nation. L’idée de dépasser le cadre de l’État-nation restait forte, les frontières devaient être enjambées, effacées, c’est à ce prix que se ferait l’émancipation des travailleurs. Les travailleurs n’avaient pas de patrie. Cette vision s’est effacée. La gauche s’est arrimée au concept d’État-nation et elle ne pense plus qu’à gagner les élections et pour ce faire elle est prête à toutes les compromissions.
Lea Ypi est une fervente partisante de l’Union européenne (EU) contre les États-nations. Mais pour elle ce projet manque de contenu car l’UE n’est pas démocratique mais néo-libérale. Son discours est essentiellement économique, lié au marché. Lea Ypi croit en une UE socialiste et fédéraliste, tel est le projet que devrait défendre la gauche, une gauche anticapitaliste et internationaliste. La gauche est devenue démagogue, elle ne dit que ce que les gens veulent entendre – et, une fois encore, pour espérer gagner les élections. Et les gens ne véhiculent le plus souvent que ce que véhiculent les médias de masse. L’opinion publique doit être autre chose qu’une caisse de résonnance des médias de masse. Une structuration plus forte et un discours intellectuel sont nécessaires. L’Albanie veut intégrer l’UE telle qu’elle se présente aujourd’hui, et sans réfléchir, ce qui revient à perpétuer une dynamique de dépendance, ce que ce pays a vécu avec les empires, l’Empire ottoman, puis celui des Habsbourg, le soviétique enfin.
Olivier Ypsilantis