Je ne sais pas qui je suis
je viens de terres très lointaines
tant de sangs en moi sont tourmentés
mon grand’père était oriental
et j’ai on me l’a dit une aïeule juive
je ne sais pas qui je suis
Début du poème de Guy Lévis-Mano, « Je ne sais pas qui je suis »
GLM parlait plus aisément de son métier de typographe que de sa poésie. Il se réclamait de sa qualité « d’artisan », rarement de celle de « poète » ; il répétait, non sans fierté « qu’il avait réussi le travail de ses mains ».
Pour lui, la poésie était vivante : la vie même. Parvenant à « loger la source » en quelque lieu que ce soit – même derrière les barreaux d’une longue et déchirante captivité – cette poésie, il en ressentait le partage plutôt que le privilège.
Cela ne l’empêchait pas de soumettre le « texte écrit » à un examen inflexible. S’il devait aboutir, le travail du typographe ou du poète, celui des caractères imprimés ou du mot, exigeaient la même rigueur. Quand il lui arrivait de montrer à des amis ses poèmes en cours, il les commentait avec une sévérité tenace. Ses textes ne paraissaient que lorsque chaque mot – passé au crible – trouvant sa place, son rythme, sa signification intime, le laissait enfin en paix. Relire GLM est une perpétuelle découverte. Peu d’auteurs contemporains possèdent, à la fois, ce lyrisme ample et contenu, cette langue originale et originelle. Poésie d’élan, mais aussi de recherche. Non pas dans la voie d’une fabrication conforme aux canons de l’époque, ni dans le désir de se singulariser ; mais exploration du langage, battue des mots, quête souvent douloureuse pour faire affleurer ce cri fondamental qui fait écrire ; ce cri d’absence et de présence, de révolte et d’acquiescement.
Andrée Chedid, in Guy Lévis-Mano, Éd. Seghers, Paris, 1974.
Je n’ai vraiment su qui était Guy Lévis-Mano que bien des années après avoir dégotté certains de ses livres chez des bouquinistes parisiens. J’étais étudiant à l’École des beaux-arts de Paris (l’E.N.S.B.A.), entre rue Bonaparte et quai Malaquais, dans des ateliers de dessin, gravure en taille-douce et lithographie. Les livres de Guy Lévis-Mano (plus connu sous le nom de GLM) me séduisirent d’emblée. J’en aimai la mise en page, les papiers (à commencer par ceux des couvertures), la typographie qui permet aux doigts d’en appréhender la précision dans l’épaisseur des papiers, des papiers généralement crémeux et savoureux. Le graveur est un fou de papier. Il l’effleure des doigts mais aussi des lèvres (pour en vérifier l’humidité avant d’imprimer), il l’élève à la lumière pour en détailler la texture et en saisir éventuellement les filigranes (ou marques d’eau). Bref, l’histoire du papier peut être une histoire d’amour, je l’ai vécue et je la vis encore malgré la digitalisation de tout.
Je me suis donc épris des livres de Guy Lévis-Mano, j’en dégottais ici et là, sans vraiment les chercher ; mais chaque fois que j’en trouvais un, j’étais heureux, je le caressais de la pointe des doigts afin de sentir la marque des polices de caractères en plomb, je le humais entre les pages, j’en étudiais la mise en page, bref, je savais que je tenais un petit trésor. Mon dernier achat, « Pougatcheff » de Serge Essenine (écrit en mars-août 1921), l’édition originale de 1956 et sa couverture d’un beau bleu nuit. L’exemplaire est numéroté 186 et il y est précisé (la saveur vient des précisions) : Pougatcheff composé en Bodoni corps 10, a été mis en pages et imprimé par Guy Lévis-Mano en avril 1956. Le tirage a été limité à 25 exemplaires sur vélin de Renage numérotés de 1 à 25, et à 1175 exemplaires sur vélin Djébel, dont 1150 numérotés de 26 à 1175 et 25 marqués de A à Z, réservés aux Amis de GLM.
GLM, trois lettres, trois consonnes derrière lesquelles se cachait quelqu’un dont je ne savais presque rien sinon que j’aimais ses livres. Internet n’était pas encore arrivé et il me fallut interroger des professeurs, des libraires et faire quelques recherches dans des bibliothèques. J’appris donc que GLM était typographe, éditeur, poète et traducteur, né à Salonique en 1904, qu’il ne faisait pas la promotion de son activité de poète et de traducteur et mettait l’accent sur son métier d’éditeur et plus encore de typographe. Il aimait rappeler qu’il travaillait avec ses mains. A ce propos, le portrait photographique le plus reproduit de Guy Lévis-Mano le montre dans son activité de typographe, devant un rang typographique. Et ce n’est pas un hasard s’il choisit pour pseudonyme « Jean Garamond ». Le Garamond est le caractère français par excellence de par son équilibre et sa grande sensibilité entre l’écriture manuelle et sa conversion typographique.
Les précisions qui suivent reprennent en l’allégeant la notice biographique proposée par l’Association Guy Lévis-Mano, une notice qui précise d’emblée : « Guy Lévis-Mano a toujours été d’une extrême discrétion concernant sa jeunesse et, par la suite, sa vie privée. Les informations dont nous disposons sont parcellaires et souvent de seconde main. Quelques témoignages, ceux de ses amis très proches (Madeleine Pissarro, Andrée Chedid, Yvonne Vineuil…), des documents biographiques conservés aux Archives nationales à l’occasion de son dossier de naturalisation, mais pas plus. Si l’on veut comprendre la vie et l’œuvre de Guy Lévis-Mano, il suffit de consulter la liste de ses publications : elles lui ressemblent. »
Portrait de Guy Lévis-Mano par Valentine Hugo
Guy Lévis-Mano est donc né à Salonique en 1904, et comme la plupart des Juifs de cette grande ville sa famille descend des expulsés d’Espagne. Salonique est rattachée à la Grèce en 1912, suite à la première guerre balkanique. Survient la Première Guerre mondiale. Les parents de Guy Lévis-Mano envoient leur fils qui n’a que quatorze ans à Paris où il arrive le 1er janvier 1918 ; il y retrouve ses deux sœurs aînées et loge chez l’une d’elles. Il suit sa scolarité dans des écoles publiques françaises et fréquente assidûment les bibliothèques publiques et les bouquinistes. L’année suivante, ses parents le rejoignent et ils s’installent au 137, boulevard de Grenelle, dans le XVème arrondissement. Il y habitera toute sa vie. Après avoir adopté son nom définitif (né Guy Benico Lévy, il réorganise son nom et y adjoint celui de sa mère (Mano) : Guy Benico Lévy devient Guy Lévis-Mano), il fonde en 1923 avec quelques amis sa première revue de poésie, La revue sans titre, qui ne fera paraître que deux numéros. En 1924, il publie son premier recueil, Les Éphèbes, et lance une deuxième revue de poésie, Des Poèmes, qui ne fera paraître que trois numéros. En 1925, il fonde une association (pour jeunes écrivains et artistes), signe un manifeste (contre le Surréalisme), organise des soirées poétiques et musicales, publie C’est un Tango pâmé ainsi que plusieurs numéros de la revue Ceux qui viennent. En 1926, il rencontre Madeleine Pissarro qui restera l’un de ses plus fermes soutiens. Naturalisé en décembre 1927, il effectue son service militaire en 1928-29 après en avoir fait la demande. Il se passionne pour les sports populaires comme le cyclisme et la boxe (qu’il pratique), des sports qu’il commente dans les médias. Il aime les quartiers populaires et le monde ouvrier qu’il fréquente. Il apprécie tout particulièrement les chansons de Damia. Il travaille à de la mise en page dans l’imprimerie fondée en 1912 par Abraham Lazare Beresniak qui, jusqu’en 1933, imprimera la plupart de ses publications. 1930-33, il travaille dans une librairie, La Plume d’Or, rue de la Pompe, période au cours de laquelle il écrit son premier roman, Jean et Jean. Après avoir quitté cette librairie, il compose et imprime au cours de l’été 1933 ses deux premiers livres : Il est fou ! et Ils sont trois hommes sur une presse à levier. Les Éditions G.L.M. qui deviennent tout simplement GLM sont nées. Il imprimera lui-même (à de très rares exceptions près) tous les ouvrages de sa maison d’édition. En 1934, il prend la gérance de la Librairie 79, avenue de Ségur. En 1935, il publie une courte partie de son roman Jean et Jean dans une revue et fait l’acquisition d’une presse Minerve à pédale. Il publie des Surréalistes qui apprécient cet éditeur qui est aussi un imprimeur. Les éditions se font le plus souvent à compte d’auteur. En 1936, intense activité d’imprimerie et d’édition. 1936-37, deux expositions présentées par Paul Éluard et Pierre-Jean Jouve le font mieux connaître. 1936-39, la période la plus féconde avec près de cent cinquante parutions. Parmi les nombreuses revues qu’édite GLM, la plus importante est Les Cahiers GLM qui associent textes et dessins selon une formule qui fera école. Septembre 1939, déclaration de la guerre, Guy Lévis-Mano est mobilisé. 1940-45, Guy Lévis-Mano est prisonnier de guerre en Allemagne. Il continue à écrire. Il est envoyé en Kommando disciplinaire en Poméranie. Au cours de cette période, son manuscrit écrit en captivité (sous le pseudonyme de Jean Garamond), comprenant Images de l’homme immobile et Captif de ton jour et captif de ta nuit, est envoyé à Albert Béguin par l’intermédiaire de la Croix Rouge suisse. Ces deux manuscrits seront publiés en Suisse. Guy Lévis-Mano est de retour à Paris. Il y retrouve ses parents. Ont-ils été protégés ? Autour de lui gravite toute une génération d’auteurs parmi lesquels René Char, Paul Éluard, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, Jacques Prévert, Andrée Chédid… Il édite deux revues : Le Temps de la Poésie et Nouvelle Série des cahiers GLM. Il publie sa poésie, des textes anciens du domaine français, des éditions bilingues d’auteurs modernes ou anciens, de jeunes poètes qu’il découvre. 1951-74, il publie une dizaine de volumes par an et peu d’éditions originales. Nombreuses traductions d’auteurs espagnols. En 1978, se sachant condamné par un cancer du poumon, il réfléchit avec des amis au devenir de sa maison d’édition et souscrit au projet d’une Association GLM qui assurerait la vente des ouvrages encore disponibles et en utiliserait les recettes pour attribuer des bourses à des poètes, des typographes, des illustrateurs. A cette fin, et avec la réserve expresse de ne pas rééditer à l’identique ses ouvrages, il lègue le fonds GLM à Madeleine Pissarro qui en fera don à l’Association GLM créée en 1980. 1980, mort de Guy Lévis-Mano à Vendranges. Il est inhumé dans le cimetière de cette localité du département de la Loire.
J’ai brièvement évoqué son activité de typographe et d’éditeur, avec quelques allusions à sa poésie. Je n’ai encore rien dit de son activité de traducteur car je ne sais qu’en dire par manque d’information. J’ai devant moi plusieurs livres traduits, imprimés et publiés par ses soins, des livres qu’il a traduits de l’espagnol. Je ne sais quelle était la langue maternelle de Guy Lévis-Mano (ou plutôt de Guy Benico Lévy) ; je suppose que cette langue était le ladino, ce qui expliquerait ses nombreuses traductions de l’espagnol vers le français. Parlait-il le turc ? Il ne parlait probablement pas le grec puisque sa ville natale ne redeviendra grecque qu’en 1912. Parlait-il le français lorsqu’il est arrivé à Paris ? Autant de questions auxquelles j’aimerais apporter des réponses précises. Je note simplement que dans le catalogue de ses traductions et publications la littérature et la poésie espagnoles sont bien présentes, avec des classiques et des contemporains. Ces publications et traductions dédiées à l’Espagne se feront plus nombreuses à son retour de captivité.
Ci-joint le lien interactif de l’Association Guy Lévis-Mano (GLM) avec rubriques proposant notamment des portraits, le catalogue de ses productions, son activité de typographe qui le désigne très justement selon les mots de Gaston Bachelard comme « l’ouvrier total, l’ouvrier du poème et du livre » :
http://www.guylevismano.com/spip.php?rubrique2
Guy Lévis-Mano légua par testament à la Bibliothèque nationale un exemplaire de l’ensemble des livres qu’il édita entre 1923 et 1974 ainsi que ses archives littéraires. Les 525 titres de livres ou de périodiques édités par Guy Lévis-Mano sont conservés à la Réserve des livres rares, regroupés sous la cote : Rés. Z. Lévis-Mano. Il s’agit pour la plupart d’un exemplaire de tête, le plus souvent numéroté 1 et portant un envoi autographe de l’auteur. Les archives littéraires comprenant correspondance, contrats, maquettes et projets de livres sont classées mais non encore disponibles sur le Web. Communication, seulement sur demande motivée au directeur de la Réserve des livres rares.
Guy Lévis-Mano dans son imprimerie
Olivier Ypsilantis