Tableau 9 – Franz Oppenheimer (1864-1943) est surtout connu pour ses travaux sur la sociologie fondamentale de l’État. Son livre « Der Staat » a constitué la matrice des écrits d’Albert Jay Nock, de ceux de Frank Chodorov, et fortement inspiré le libertarianisme de Murray Rothbard. Ci-joint, les six étapes de la création de l’État selon Franz Oppenheimer. A noter que certains États ont sauté une ou plusieurs de ces étapes.
Première étape. Le pillage. Tout commence par des combats frontaliers, avec meurtres, enlèvements, pillages, incendies, etc. Ces combats sont récurrents. L’ennemi repoussé revient, mieux organisé. Les sédentaires, des paysans, peinent à s’organiser et à s’approvisionner tandis que les nomades ont tout loisir de le faire. Les sédentaires vont donc être contraints à s’organiser sous la pression des nomades qui ne cherchent pas tant à conquérir qu’à piller. Ils vont le faire très progressivement, un processus qui s’étend souvent sur plusieurs siècles. Les exemples à ce sujet sont très nombreux, notamment dans les plaines d’Asie centrale.
Les nomades pouvaient ne constituer qu’un groupe réduit opérant sur un territoire relativement restreint ; mais ils pouvaient se constituer en hordes considérables, avec expéditions massives opérant sur de très longues distances, à l’échelle d’un continent. Certaines hordes se sont retirées avant de réapparaître, s’installer et dominer, passant ainsi directement à la sixième étape, soit la formation d’un État avec domination des paysans – des sédentaires – par des nomades sédentarisés ou en voie de l’être. Friedrich Ratzel est l’auteur de pages intéressantes sur les hordes nomades qui finirent par s’installer dans un pays pour l’absorber, Magyars en Hongrie, Mandchous en Chine, Turcs de la Perse à l’Adriatique. Il faudrait également évoquer les tribus errantes de Cafres qui en Afrique ont renversé la composition ethnologique de vastes zones en Afrique de l’Est, du Zambèze à la Méditerranée. Durant plus de cinq siècles, l’Égypte a été soumise aux tribus pastorales des déserts, les Hyksôs, qui ont ainsi contribué à la fondation d’un véritable État, une première dans l’histoire des hommes. Les sédentaires et les nomades ne vivent jamais pacifiquement côte-à-côte. Les terres productives attirent ceux qui parcourent les terres improductives, c’est un point intangible de l’histoire de l’humanité.
Deuxième étape. La trêve. Après s’être révolté, le paysan (le sédentaire) accepte sa condition. Le nomade (en voie de sédentarisation) comprend que ce premier peut lui être utile s’il le ménage. Un paysan mort ne produit plus, des terres dévastées ne produisent plus. Le nomade conserve ses armes mais cesse de se livrer à des violences aussi longtemps qu’il juge que son autorité n’est pas menacée. Principalement en vertu d’un droit coutumier qui commence à germer (et qui annonce le droit public), le gardien de troupeau sédentarisé ne s’approprie plus que l’excédent du paysan, il le ménage et lui laisse de quoi vivre pour qu’il continue à travailler la terre et produire. D’ours (qui détruit la ruche pour en voler le miel) le nomade se fait apiculteur. Le nomade apprend à ne plus penser exclusivement à l’instant mais aussi et d’abord au futur. C’est un changement considérable. Au massacre, à la destruction et au pillage succède la servitude, une forme supérieure de société (malgré tout) qui commence à dépasser le cadre étroit du clan et de la tribu. La relation juridique s’affirme et s’affine entre le dominateur et le dominé. Le pasteur nomade sédentarisé s’adoucit et apprend à respecter le paysan car, une fois encore, il a compris l’intérêt qu’il pouvait avoir à se comporter ainsi. Et les hordes finissent par fusionner et se constituer en nations. Lorsque le premier conquérant a épargné sa victime afin de profiter de sa force de travail, un immense pas a été franchi, un bouleversement historique s’est initié. La nation et l’État ont commencé à se structurer grâce au droit et à une forme supérieure d’économie.
L’ours se fait apiculteur, pour reprendre l’image de Franz Oppenheimer. Et cet ours devenu apiculteur veille sur les abeilles afin que les ours restés ours ne viennent pas détruire la ruche pour y voler le miel. Les paysans (la ruche et les abeilles) prennent l’habitude de faire appel à ces nomades devenus leurs protecteurs. Un peuple se constitue peu à peu avec ce sentiment d’appartenance à une même communauté. Le dominateur et le dominé font cause commune, ils défendent les mêmes intérêts, finissent par élaborer un langage commun et multiplier les similitudes. L’interdépendance s’affirme et s’affine.
Cette deuxième étape, soit l’ours devenu apiculteur, est l’étape la plus importante, et de loin, du processus qui nous intéresse.
Troisième étape. Le tribut. Le surplus dégagé par le labeur des paysans est apporté aux nomades, aux protecteurs. Ce tribut procure aux uns et aux autres des avantages considérables par l’échange de bons services. La paysannerie est protégée, les nomades, ces pasteurs, n’ont plus à se dépenser auprès de leurs protégés et consacrent leurs efforts à en augmenter le cercle. L’Histoire offre de nombreux cas qui suivent ce processus, avec notamment les Huns, les Magyars, les Tatars ou les Turcs qui ont tiré l’essentiel de leurs revenus de leurs tributs en Europe.
Quatrième étape. L’occupation. C’est une étape d’une très grande importance dans le développement de l’État, soit l’union de deux groupes ethniques sur un territoire précis – une définition juridique de l’État n’est pas possible sans la notion de l’État en tant que territoire. La collaboration entre ces deux groupes s’affermit car chacun a une claire conscience de ses intérêts respectifs. Une certaine tranquillité s’installe comme entre Imrads et Asgars ou Ilotes et Spartiates.
Dans les régions manquant d’espace pour l’élevage à grande échelle, comme en Europe occidentale où par ailleurs les populations paysannes sont moins enclines à la soumission, la caste des nomades finit par s’installer dans des endroits faciles à défendre et stratégiques, et d’abord dans le but de mieux contrôler leurs sujets et de recueillir leur tribut tout en leur laissant une très large autonomie. Le meilleur exemple de cette quatrième étape est celui de l’ancien Mexique avant la conquête espagnole. Il ne s’agit pas encore d’un État au sens strict.
Cinquième étape. Le monopole. La logique des événements fait rapidement passer de la quatrième à la cinquième étape. Des querelles surviennent parmi les dominés, ce qui conduit les seigneurs à intervenir dans leurs affaires, à s’attribuer un droit d’arbitrage et, en cas de besoin, à faire respecter leur jugement afin de préserver leur tribut. A cet effet, le pouvoir place des représentants tout en permettant aux dominés de conserver l’apparence du pouvoir. L’État inca est un bon exemple de ce type d’arrangement. Il faut étudier le système du Tucricuc et des Lozis dont l’organisation correspond à un début d’organisation féodale, même si les seigneurs ne vivent pas dans des forteresses et sont installés dans des villages parmi leurs sujets.
Sixième étape. L’État. Dans de nombreuses régions du monde, l’organisation féodale s’impose et pas seulement en Europe de l’Ouest et de l’Est. Cette organisation a les mêmes causes socio-psychologiques sur tous les continents où on en relève la trace, des causes que nous venons d’exposer succinctement.
La nécessité de maintenir l’ordre parmi les sujets et préserver intacte leur capacité de production conduit progressivement à la sixième étape, soit l’instauration du pouvoir étatique. La fusion pasteurs / agriculteurs est totale.
Olivier Ypsitlantis