5 août
Cette remarque de Michel Leiris aura conféré une belle tonalité à cette journée : “Tout ce qui est intellectuel m’ennuie. Je n’aime pas réfléchir, je n’aime que méditer, me sentir, avoir conscience de ma vie. Cette conscience totale d’être en vie, avec tout ce que cela comporte, est la seule forme réelle de connaissance. C’est l’envers de la philosophie. Donc, guerre à la philosophie.”
Promenade dans Hyde Park. L’épouse de Shelley, Harriet Westbrook, se serait suicidée dans la Serpentine.
A Londres, l’unité de la rue, qu’elle soit ouvrière ou bourgeoise, est souvent parfaite. D’une rue à une autre le module varie sensiblement, ce qui prévient le promeneur de l’ennui qu’engendre l’uniformité.
Nombreux sont ceux qui pensent ne rien devoir à la société. Ceux-là ont une conscience si faible d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent s’éprouver comme un instant de l’Histoire et de la Nature. Ainsi ont-ils beaucoup à voir avec le señorito satisfecho que dénonce José Ortega y Gasset. L’insurrection de l’individu contre la société ne peut être effective (ne peut être quelque chose de plus que ce que lui a donné la société) que s’il commence par reconnaître tout ce qu’il lui doit, pour le meilleur et pour le pire.
Promenade dans Richmond-upon-Thames. Une fois encore, j’observe ce mélange de soigné et de négligé qui participe au charme de Londres et ses environs. Le vent dans les peupliers. Un ciel aux nuages larges et espacés. Le long de la voie ferrée, des fleurs que je ne puis nommer – et j’en conçois du dépit.
Comme j’ai aimé l’averse d’hier ! A la télévision, la belle Sharon Stone. Il pleuvait aussi dans ce film, derrière les vitres des appartements.
Hogarth’s House. Un livre de William Hogarth : “The Analysis of Beauty” (written with a view of fixing the fluctuating ideas of taste). Sa Line of Beauty, un S gracieux et allongé qui se trouve, selon lui, dans toutes belles choses. Il montre non sans humour combien les choses peuvent être laides lorsqu’elles ne se conforment pas à cette ligne.
La tradition des bancs. On s’y assied et on est invité à se souvenir. Sur un banc (Chiswick House Park), je lis, gravé dans le bois : For beloved Kate White 1.6.1951 – 27.8.1987 ; sur le banc voisin, une petite plaque et apposée sur le dossier : Our friend Tina Gomez 12.2.54 – 14.1.97. We thought we would all be friends forever.
6 août
Sir John Soane’s Museum.
Le portrait de l’architecte par sir Thomas Lawrence.
Dans The Picture room, le gardien m’ouvre des panneaux ; derrière des peintures de Hogarth, des dessins de Piranesi, vues du temple de Paestum.
La beauté des moulages (cast) dans la lumière des puits de jour. L’envie de dessiner, violente.
L’attention des enfants devant les œuvres de Hogarth dont ils aiment l’aspect narratif – s’il te plait, raconte-moi une histoire ! Les questions qui s’ensuivent.
Dans le métro, une affiche Altoids : Pleasure in pain. The curiously strong mints. Une femme sourit, cravache à la main. Une fois encore, une “perversion” est aimablement mise en valeur. Chers incorrigibles anglais.
British Museum.
Des bustes de philosophes sourcils froncés hormis Socrate, prêt à sourire me semble-t-il. Aphrodite ajuste sa sandale. Art hellénistique et individualisation (réalisme) – décadence ?
Salle 72. Des statuettes féminines chypriotes (1450-1200 B.C.) ; l’influence syrienne.
Averse vers vingt-deux heures. Je l’écoute par la fenêtre entrouverte. Le vent dans un grand peuplier.
Le 28 juillet 1940, Michel Leiris énumère ce qu’il peut avoir de français, neuf traits qu’il fait suivre de etc., etc. Je ne me reconnais qu’en un seul de ces traits, le “manque d’esprit de solidarité sociale”. Mais est-il spécifiquement français ?
7 août
Pluie. L’asphalte luit. Des perspectives fraîches.
La plainte comme stimulant, dans le “Journal” de Franz Kafka comme dans celui de Michel Leiris.
Dans les pays anglo-saxons, on s’interroge sur ce que peut l’individu ; en France, sur ce que peut l’État. Inutile de préciser où va ma préférence.
Le conformisme de l’Anglais est plus marqué que le conformisme du Français. Il est aussi plus circonscrit. Il y a souvent un coin fou chez l’Anglais. Le conformisme du Français est plus dilué, il se porte sur tout et on cherche le coin fou.
Ce que Michel Leiris rapporte le vendredi 25 août 1944, mon père qui habitait alors rue de Fleurus me l’a rapporté : “Tandis que nous sommes là, sort du Luxembourg une troupe de prisonniers allemands, les mains croisées au-dessus de la tête. Ils sont hués par la foule, et les soldats doivent s’interposer pour qu’ils ne soient pas lynchés.” Mon père venait de fêter ses quatorze ans lorsqu’il assista à cette scène qui l’impressionna vivement. Et il conçut du dégoût pour cette populace qui ne respectait pas des prisonniers de guerre.
Les chiens anglais, plus calmes que les chiens français. Mais il est préférable d’écrire : En Angleterre les chiens sont plus calmes qu’en France.
Ne pas fonder une œuvre sur des dégoûts.
En Angleterre, l’étranger (ou le distrait) pourrait poster ses lettres à la poubelle : litter / letter.
En France, la trop grande longévité des hommes politiques en tant que tels contribue pour une bonne part au malaise de la société.
Chiswick House Park dans des brumes tièdes, une pluie distillée et douce. Si de tels instants pouvaient ne jamais passer !
Dimanche 13 avril 1947, Michel Leiris note quelques impressions londoniennes. J’aurai partagé avec lui les impressions suivantes :
L’extrême douceur du soleil dans cette ville à pluies fréquentes ;
Le bourdonnement de la rue, jamais troué de coups de trompe ou de cris ;
La prédominance du rouge (autobus, maisons de brique) alors qu’à Paris (où nombreux sont les arbres) c’est peut-être le vert qui est la couleur la plus frappante.
Je ne partage que partiellement cette dernière impression. Paris n’est-ce pas d’abord le gris de ses toits ? A Londres, le vert est concentré dans d’immenses parcs et il me semble qu’il y a peu d’arbres le long des trottoirs, moins qu’à Paris.
8 août
Averse, je l’écoute.
East End. Voir les belles demeures des huguenots sur Fournier Street et Elder Street. Brune Street, une soupe populaire juive fondée en 1900 ; elle ouvre ses portes une fois par semaine.
Parmi les personnes soupçonnées d’être Jack the Ripper, le duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria.
Admiré la verrière de St Pancras Station, œuvre de Sir Gilbert Scott. Elle resta longtemps la plus grande verrière du monde, avec une longueur de deux cent dix mètres et une hauteur de soixante-quinze mètres.
Ne pas hésiter à faire usage de la technique du collage pour suggérer la densité de la grande ville. Voir « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin.
Tatoué sur l’épaule d’une femme, un ravissant petit hippocampe.
Tout au long de ces derniers jours, les caméras de surveillance ont vu en divers lieux londoniens un individu occupé à prendre des notes dans un cahier jaune – suspect ?
Ce que Michel Leiris écrit le 1er décembre 1947 me suggère ce qui suit. Les Russes, une force immense qui est d’abord le fait de l’espace, d’un espace qui ne cesse d’attirer et de repousser cette Europe qui s’avance dans l’océan et plusieurs mers, l’Europe qui peut être regardée comme une simple excroissance de l’Asie – l’Eurasie – voire de la Russie – l’Eurussie. La sympathie qui me porte vers la Russie, la beauté de cette langue, ces écrivains que je ne cesse de lire et ces musiciens que je ne cesse d’écouter ne me font pas oublier que ce pays n’est pas un pays civilisateur. La Russie, une tension paroxysmique vers l’ordre que suppose toute civilisation, tension terrifiante, génératrice de désordres infinis. La Russie n’a cessé de s’interroger sur ses limites, une interrogation lancinante qu’elle tente de calmer par la conquête de nouveaux territoires.
Une civilisation se définit d’abord par un art de vivre qui, au quotidien, révèle une conception particulière du monde. Les Russes ne sont les inventeurs d’aucun art de vivre, ils en représentent même la négation. L’influence russe n’a guère survécu au départ des armées russes – et encore moins soviétiques.
Londres. Certains couloirs du métro font penser à des canalisations du fait que leur base est rentrante. On hâte le pas de peur d’être emporté par une masse d’eau – qui sait souillée ?
Dans le métro, sur un bras, entre deux tatouages, une toile d’araignée dont le centre rayonne du coude. Le nombre de tatoués augmente à mesure qu’on approche du East End. Les tatouages des femmes sont plus petits, plus délicats. Ils s’inscrivent généralement sur l’une de leurs épaules – et peut-être ailleurs ?
13 h 50, dans Pentonville Road, une immense éclaircie bordée de nuages liquides, coagulés par endroits.
Encore une grande affiche avec des pieds photographiés de profil et chaussés de sandales rouges à hauts talons aiguilles. Les fines courroies sur la blancheur de la peau. Les pieds ont par endroits des pansements. Finally, something for women that lasts all day, une publicité pour les pansements Soft & Gentle.
Geffrye Museum. Ma prédilection pour le Early Georgian (1720-1770) et le Late Georgian (1770-1800) avec Robert Adam.
“L’enfantillage esthète de Lewis Carroll, trait typiquement anglo-saxon”, note Michel Leiris le 29 mars 1948.
Bethnal Green Museum of Childhood. Les shadow puppets de Lotte Reiniger (1899-1981). Les belles poupées de boudoir des années 1925-1930. Les extraordinaires Models of a Butcher’s Shop, tout en bois. Londres a trois grands musées du jouet.
9 août
Courtauld Gallery (Sommerset House).
Les crucifixions des primitifs du Nord sont plus contorsionnées que les crucifixions des primitifs italiens (à développer ; trouver les raisons, etc.). Le mauve tendre chez ces derniers, un mauve rose – ou un rose mauve.
D’admirables motifs pour papier peint dans “Le couronnement de la Vierge” de Lorenzo Monaco.
“Portrait de Don Francisco de Saavedra” (1789), portrait où apparaît tout l’intérêt de Goya pour la peinture anglaise du XVIIIe siècle.
Magnifique portrait de Mrs Gainsborough (Margaret Burr) par son mari. La liberté avec laquelle est peinte la mantille.
Le front si pur, l’ovale si pur d’un modèle de Peter Lely – peut-être sa femme, Ursula ?
Une petite crucifixion d’Anthony van Dyck ; je m’émerveille – un tel pouvoir d’attention, au corps humain en l’occurrence !
Rubens, sa touche si fluide. Ses descentes de Croix sont des cascades.
Les plus beaux voyages, c’est peut-être dans les lointains bleutés de Bruegel que je les aurai faits.
L’herbe, les fourrures, les chevelures, etc. traitées par les peintres du Nord (devant “Adam et Eve”, 1526, de Lucas Cranach l’ancien), un régal que je détaille brin d’herbe après brin d’herbe, poil après poil, cheveu après cheveu…
Giovanni Bellini, “The Assassination of St Peter Martyr”. Du sang sur l’index droit du saint. Je m’interroge et m’approche ; je lis cinq lettres de sang, inscrites à même la terre, Credo. Des bûcherons à l’arrière-plan ; les arbres saignent – compassion.
Par les fenêtres du musée, un ciel chargé de gris soutenus avec, rythmé à intervalles réguliers par des cheminées, un bandeau clair effrangé, parcouru de lents glissements. Averse, l’asphalte de la cour se hérisse.
Les proportions envisagées non pas scientifiquement mais spirituellement – ce qui explique ces “disproportions”. L’espace spirituel – spiritualisé.
Devant une peinture de Degas. Ce non-fini qui définit une ambiance et nous y ouvre.
Le plus beau portrait de Renoir, “La loge” (1874).
En général, moins une peinture de Seurat est finie plus elle est convaincante. Beauté de ses petites études préparatoires.
L’intensité du ruban au cou de la serveuse aux Folies-Bergères (voir la peinture de Manet).
Light-fingered : chapardeur.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis