Plekhanov s’oppose à la prise du pouvoir telle que les bolcheviques la mèneront, car selon lui la révolution sociale doit être le fait des travailleurs eux-mêmes et non d’un groupe de révolutionnaires. De fait lui aussi compte sur le développement industriel et donc l’affirmation de la classe ouvrière tant par ses effectifs que par sa conscience de classe. Lui aussi dénonce le caractère réactionnaire de la paysannerie mais il juge que la conscience révolutionnaire à même de conduire à la Révolution doit être le fait de toute la classe ouvrière pleinement consciente et non d’une minorité organisée. L’appréciation de Plekhanov suppose une longue attente considérant l’état de la Russie ; par ailleurs les tergiversations théoriques risquent de décourager la volonté révolutionnaire. Les marxistes russes qui doivent affronter bien des questions théoriques et intellectuelles brûlent néanmoins de passer à l’action.
Plekhanov (1856-1918)
Une surprenante fusion va s’opérer entre les marxistes russes et les vieux révolutionnaires partisans d’épargner à la Russie l’étape capitaliste. De fait, les marxistes bolcheviques paraissent autrement plus ancrés dans la tradition russe que les marxistes mencheviques. Dans une stricte vision marxiste, la révolution bourgeoise prépare la révolution sociale qui la complète ; il est vrai que ce schéma n’est guère propre à stimuler la volonté révolutionnaire.
La propagation des idées marxistes parmi les sociaux-démocrates russe n’est pas uniforme. Ainsi voit-on se constituer une tendance orthodoxe plus révolutionnaire et une autre plus réformatrice, cette dernière étant sous bien des rapports plus fidèle à l’esprit déterministe et scientiste de la doctrine d’origine. Cette première tendance tire du marxisme des conclusions à l’usage de la Russie qui auraient probablement dérangé Marx et Engels, notamment avec cette conception du monde totalisante où chaque acte accompli par le révolutionnaire (et sans même évoquer l’extrémisme des buts et des moyens employés) se réfère au tout, à la société dans son intégralité. Contrairement au marxisme révolutionnaire, le marxisme critique ne se réfère pas à un tout et reconnaît des sphères séparées les unes des autres. De plus, il professe moins d’intransigeance. Cette relative souplesse n’envisage pas le marxisme comme une doctrine universelle mais plutôt comme une méthode de compréhension sociale et de lutte sociale, ce qui est en opposition avec le marxisme révolutionnaire, son totalisme. Les révolutionnaires russes ont toujours été totalistes. Lénine et les bolcheviques vont façonner le marxisme russe jusqu’à ce qu’il s’adapte à cette volonté séculaire de révolution totale des révolutionnaires russes. Ainsi le marxisme russe a-t-il adopté non pas le côté déterministe, évolutionniste et scientifique du marxisme mais son côté messianiste, le combat révolutionnaire du prolétariat conduit par une minorité organisée. Ce marxisme qui exige une profession de foi matérialiste n’en contient pas moins de forts éléments idéalistes. Lénine accomplit la révolution appuyé par une minorité parfaitement organisée et disciplinée et dotée d’une volonté révolutionnaire inflexible.
En Russie la révolution s’accomplit au nom du marxisme mais en contradiction avec la plupart des affirmations de Karl Marx relatives au développement de la société. L’étape du développement industriel et de l’augmentation du prolétariat, tenue pour essentielle par les premiers marxistes, est oubliée. Cet élan obéit à une inclinaison russe. L’idéal des populistes russe est alors dépassé. Cette révolution se forge un mythe et le mythe du peuple paysan s’efface au profit du mythe du prolétariat. Le marxisme repousse la conception du peuple en tant qu’organisme intégral et le morcelle en classes antagonistes. Pourtant le mythe du prolétariat reprend le mythe du peuple russe (du peuple paysan) et le projette dans un espace nouveau. Messianisme russe et messianisme prolétarien, union sous-jacente du prolétaire et du paysan en dépit de l’appréciation de Karl Marx selon laquelle la paysannerie est une classe petite-bourgeoise. Lénine reprend la tradition de la pensée révolutionnaire russe, il enjambe cette appréciation selon laquelle la révolution sociale doit être précédée d’une révolution capitaliste, d’une phase bourgeoise ; il juge que le retard industriel de la Russie est un avantage, qu’il est favorable au processus révolutionnaire. Au fond, le bolchevisme est en accord avec le processus historique de la Russie. Avec lui, le marxisme s’est russifié.
Avec le marxisme, le socialisme russe se fait moins émotionnel, moins sentimental, il se fait plus intellectuel, plus structuré. Les premiers marxistes russes avaient été plus occidentaux que les populistes. Le marxisme russe se met à élaborer une idéologie de la force. Le combat révolutionnaire n’est porté par la compassion mais par l’idée qu’il est une force en marche destinée à vaincre pour le bien de l’humanité, soit la réalisation du socialisme.
Dès ses débuts, le marxisme russe se présente comme constitué d’éléments divers. Une partie des marxistes russes brandit l’idée d’intégralité, avec l’intransigeance qu’elle suppose, tandis qu’une autre partie n’envisage pas le marxisme et le socialisme comme une religion, une intégralité capable de répondre à toutes les questions de l’existence ; la religion, la philosophie et l’art doivent rester indépendants de l’utilitarisme social. La morale sociale, cette nouvelle tendance idéaliste, ouvre une crise, notamment dans le camp marxiste, entre le parti orthodoxe (totaliste) et le parti critique, opposé à l’idée d’intégralité. Ce dernier va finir par couper tout lien avec le marxisme afin de donner une base idéaliste et éthique au socialisme et ainsi triompher du nihilisme, du populisme, du matérialisme, du positivisme et du marxisme révolutionnaire. Il ne va pas chercher l’intégralité dans la révolution mais dans la religion.
Le début du XXe siècle voit une renaissance de la pensée et de la culture russes. Mais cette pensée et cette culture idéalistes se détachent toujours plus du socialisme révolutionnaire et en viennent à perdre toute base sociale. De ce fait, l’intelligentsia perd toute influence sur la masse du peuple russe, d’où l’impuissance grandissante du mouvement idéaliste et les conséquences incalculables sur l’idéologie de la Révolution. Cette renaissance peut être définie comme un romantisme, un romantisme propre à la Russie. Elle n’est aucunement porteuse de réaction sociale et plus d’un de ses participants sympathisent avec le socialisme. Mais, redisons-le, ces derniers vivent de plus en plus isolés, coupés de la fermentation révolutionnaire. C’est au cours de cette période que la tension s’affirme entre bolcheviques et mencheviques.
Plekhanov le menchevique est un théoricien ; il n’est en rien un meneur et de ce point de vue il ne pèse pas lourd face à Lénine. En 1909, la rupture est consommée entre ces deux tendances de la social-démocratie russe. Toutefois les idées répandues chez tous les acteurs du mouvement révolutionnaire (à commencer par les bolcheviques et les mencheviques) ne s’intéressent en rien à la philosophie russe et aux questions spirituelles. Le niveau culturel des révolutionnaires et à tous les niveaux de responsabilité n’est pas élevé. Leur mode de penser est simplifié.
Dans les années 1903-1904 se constitue “L’Union pour l’affranchissement”. De larges portions de l’intelligentsia de gauche tentent de s’y unir avec les libéraux et des sociaux-démocrates parmi les plus modérés. Mais cette union où la moyenne intellectuelle est la plus élevée au sein du mouvement révolutionnaire ne parvient pas à s’imposer. En Russie, le socialisme ne peut alors que vaincre le libéralisme car il relève d’une conception du monde totale. Le combat mené contre le nihilisme puis contre le matérialisme, le positivisme et l’utilitarisme de l’intelligentsia révolutionnaire au nom de la vie spirituelle, envisagée comme force émancipatrice, manque de base sociale. Par ailleurs, la faiblesse des mencheviques et des socialistes révolutionnaires (continuateurs de la tradition populiste) devient patent alors que le parlementarisme russe n’en est qu’à ses débuts et qu’un grand parti libéral se constitue et semble devoir compter. Mais, paradoxe de la Révolution russe, le réformisme et ses idées libérales vont être considérés comme utopiques tandis que le bolchevisme va apparaître comme plus réaliste, plus fidèle à la tradition russe de la vérité sociale car relevant d’une conception du monde totale et envisagée dans un sens matérialiste avec méthodes russes autocratiques. L’histoire russe désignait la victoire des bolcheviques. Dans un article écrit en 1907, Nicolas Berdiaev avait prédit que si une véritable révolution survenait en Russie, elle conduirait inévitablement à la victoire des bolcheviques.
Olivier Ypislantis