Comment Hermann Rorschach eut-il l’idée définitive de sa technique, soit le test projectif des taches d’encre ? On ne sait. Sa femme rapporte qu’il fut saisi de stupeur alors qu’ils lisaient tous deux le livre de Dimitri Merejkowski sur Léonard de Vinci, soit un passage du journal de Giovanni Antonio Boltraffio où celui-ci raconte comment il surprit son maître détaillant un mur marqué par l’humidité. Tout en guidant son regard à l’aide d’un doigt, Léonard de Vinci se mit à lui évoquer une chimère gueule béante surmontée d’un ange charmant et souriant. Puis il lui confia qu’il voyait volontiers des paysages ou des scènes dans les fissures des murs, dans les rides à la surface de l’eau, dans les braises recouvertes d’une mince couche de cendre, dans les nuages… Léonard de Vinci attribuait cette idée à Botticelli.
Feuilleté le « Journal » de Paul Klee, lu au cours de mes années d’études. La belle traduction de l’allemand au français de Pierre Klossowski. En fin de livre, des souvenirs et la préface à l’édition allemande de son fils Félix Klee. Le « Journal » se termine en juillet 1917, alors que Paul Klee est décédé en juin 1940. Les souvenirs du fils (quelques pages) sont destinés à guider celui qui veut en savoir plus sur ces plus de vingt ans absents du « Journal ». Ainsi divise-t-il la période 1918-1940 en cinq périodes : 1918-1921, Munich ; 1921-1926, Weimar ; 1926-1933, Dessau ; 1933, Düsseldorf ; 1933-1940, Berne. Il place dans chacune de ces cinq périodes quelques souvenirs choisis, précis comme des petites eaux-fortes, un délice. Dans la préface à l’édition allemande (rédigée à Berne, au cours de l’été 1956), Félix Klee écrit : « A ma connaissance, Paul Klee, depuis toujours un fanatique de l’ordre, avait tenu un journal, à partir de 1898, donc dès sa dix-neuvième année. Chaque paragraphe était numéroté et daté. Au cours de la rédaction des 1 134 paragraphes, il arrivait cependant que Paul Klee omît d’en numéroter quelques-uns. Aux environs de 1911, mon père entreprit de mettre au point les notes fort diverses qu’il transcrivit dans deux cahiers qui devaient être suivis plus tard de deux autres exemplaires définitifs. »
Je me souviens d’une soirée bien arrosée en compagnie de Pierre-Alexis G. de K. au cours de laquelle nous avons évoqué jusque tard dans la nuit nos préférences artistiques. A sa question : « Quels sont les dix artistes, toutes époques et tous pays confondus, que tu préfères ? », je lui répondis sans hésiter : « Paul Klee » ; pour les neuf autres, il me fallut réfléchir tant les noms se bousculaient.
Parmi les œuvres où je me sens le plus chez moi, les dessins de Seurat, non pas les peintures mais les dessins, ses merveilleux dessins tout en caresses, avec les crayons Conté qui révèlent dans des successions de caresses la trame du papier, les filigranes, de l’Ingres d’Arches me semble-t-il. La ligne au sens où l’entendait Ingres ne joue presqu’aucun rôle. Seurat, une qualité du noir et du blanc – des noirs et des blancs – qui rend ses dessins plus lumineux et plus profonds que tant de peintures. A l’École des Beaux -Arts, il étudia sous la direction d’Henri Lehmann qui avait été élève d’Ingres. Nombre de dessins de sa maturité servirent à l’élaboration de ses grandes peintures ; le dessin resta toutefois chez lui un art indépendant de la peinture. L’ambiance de ses dessins, une ambiance captivante, c’est pourquoi je me réfugie volontiers en eux lorsque le monde me fatigue.
Un dessin de Seurat
Parmi les livres les plus puissamment synthétiques et inspirés sur l’histoire de l’art, « Renaissance et Baroque » (« Renaissance und Barock ») de Heinrich Wolfflin. Un petit livre traversé d’un souffle puissant et qui jamais ne faiblit. On sort de cette lecture comme après une traversée à bord d’un voilier par vent fort, un voilier à la gîte et à l’étrave bouillonnant d’écume.
Pierre Daix signale dans ce grand livre, « L’ordre et l’aventure », sous-titré « Peinture, modernité et répression totalitaire », que « l’expressionnisme a pénétré bien plus profondément à l’intérieur du tissu social allemand que le cubisme parce qu’il s’est immergé dans la prémonition et la croyance en la vertu de la guerre », tandis que le cubisme se plaçait en dehors de la montée nationaliste. C’est bien sur fond de catastrophisme que se structure l’« expressionnisme », une désignation élaborée par Wilhelm Worringer afin de rendre compte de la modernité allemande, désignation qui se popularise comme celle de « cubisme », à Paris, au même moment, et avec un contenu tout aussi général. Ludwig Meidner, Ernst Ludwig Kirchner ou Otto Dix, soit la perception collective d’une agonie. « L’expressionnisme est une révolte de la sensibilité contre une révolution industrielle qui, plus précoce en Allemagne, a marqué lourdement un espace naturel restreint et a été vécue comme plus oppressante qu’en France. »
Ce livre d’une belle densité s’efforce d’établir « une histoire de l’art moderne qui ne l’isole ni de la modernité culturelle, ni de la répression, elle aussi culturelle, de la modernité ». Le long parcours communiste de Pierre Daix (il adhère au P.C.F. en 1939, à l’âge de dix-sept ans, et commence à s’en distancier dans les années 1960) lui permet d’observer la répression totalitaire (celle de l’Ordre contre l’Aventure, pour en revenir au titre) de l’intérieur et d’établir d’intéressants parallèles. Les artistes diffamés dans le IIIe Reich en 1937 (voir l’Entartete Kunst) le sont également en U.R.S.S., au nom du réalisme socialiste. L’expressionnisme déclaré bolchevique à Berlin est déclaré fasciste à Moscou. Cette dénonciation en parfaite symétrie n’est que le paroxysme d’une tradition qui soumet l’art moderne depuis ses débuts à la répression inlassable de la part des pouvoirs, de droite comme de gauche, répression organisée par des pouvoirs par ailleurs antagonistes, voire en guerre les uns contre les autres.
A la veille de la Grande Guerre, la modernité (le « cubisme ») est dénoncée comme une « manifestation antinationale », activée en sous-main par les « Boches ». Parallèlement, en Allemagne, la modernité (l’« expressionnisme ») est dénoncée comme une « conjuration française contre l’art allemand ».
On a affaire à un phénomène idéologique d’une ampleur particulière et qui doit être envisagé comme structurel et en aucun cas de circonstance.
Après la Grande Guerre émergent des régimes dont « la spécificité est d’intégrer la totalité des relations sociales et culturelles dans l’ordre politique qu’ils imposent ». Le totalitarisme est élaboré par Lénine lorsqu’il conçoit que l’art et la littérature doivent devenir des organes du parti unique qu’il élabore ; un parti qui intégrera tout à lui, non seulement l’État mais aussi la société civile et l’économie. Le projet qui avait commencé à être pensé dès 1905 commencera à devenir effectif en 1918. De ce point de vue, le bolchevisme sera le modèle (avoué) des nazis.
Les inquiétants portraits de Carlo Mense, d’autant plus inquiétants qu’ils ne le sont pas explicitement. Ils provoquent une inquiétude sourde, diffuse, d’origine mystérieuse. Ils sont plutôt sages ces bourgeois en costume-cravate sur fond de villes certes grises mais qui n’ont subi aucun désastre, et pourtant… Les nazis ne s’y trompèrent pas et détruisirent plusieurs dizaines de ses tableaux.
Mon plaisir à me rendre chez les peintres victoriens, certains parce qu’ils sont tout simplement de très grands artistes, J. M. W. Turner, David Cox ou William Mc Taggart pour ne citer qu’eux ; d’autres, moins grands artistes mais possédant un très solide métier et dont la valeur anecdotique et documentaire n’est pas des moindres, par exemple « Choosing the Wedding Gown » de William Mulready ou « Omnibus Life in London » de William Maw Egley.
Il y a ces compositions qui racontent et qui de ce fait pourraient être qualifiées de littéraires. Je pense à « Mariage de Convenance » et « Mariage de Convenance – After ! » de William Quiller Orchardson, deux compositions en lesquelles je reviens volontiers.
Une peinture de Richard Dadd
La peinture victorienne est riche en surprises, avec les chiens de Sir Edwin Landseer, les scènes d’apocalypse véritablement terrifiantes de John Martin, comme « The Great Day of His Wrath », les aquarelles de David Roberts (un artiste formé au décor de théâtre et devenu le plus réputé des scene painters de Londres), témoin des principaux monuments d’Europe et du Moyen Orient. Il y a Richard Dadd, le fairy painter parricide qui après s’être réfugié en France sera extradé et passera le reste de sa vie au Bethlem Hospital de Londres puis à la prison de Broadmoor, un établissement pour fous criminels, de 1864 à 1887. Et comment oublier les séductions de Sir Lawrence Alma Tadema, John William Waterhouse, Frank Dicksee, Solomon Joseph Solomon et Herbert Draper ? Solomon Joseph Solomon a eu un rôle particulier dans l’amélioration du camouflage au cours de la Première Guerre mondiale.
Il y a aussi les femmes peintres, avec les sœurs Edith et Jessica Hayllar qui décrivent leur vie provinciale dans le Berkshire avec une finesse qui est celle de George Eliot. Il y a Elizabeth Thompson (devenue Lady Butler) et ses sujets militaires, une artiste devenue célèbre grâce à trois peintures relatives à la guerre de Crimée réalisées une vingtaine d’années après les faits et à partir du témoignage de survivants : « The Roll Call » (1874), acquis par la reine Victoria, « Balacalva » (1876) et « The Return from the Inkerman » (1877). L’œuvre de cette femme est singulière ; je ne connais pas dans l’histoire de l’art une femme peintre militaire, et quelle peintre ! Certaines de ses compositions sont devenues iconiques, comme « Scotland Forever ! » qui montre l’attaque des Royal Scots Grey à Waterloo, avec ces cavaliers qui chargent en direction du spectateur.
Elizabeth Thompson aurait confirmé son goût pour ce genre au cours d’une visite à Paris, en 1870, en détaillant des compositions d’Ernst Meissonnier et d’Édouard Detaille. Elle évite les scènes de combat en direct et s’efforce de rendre sensible la fatigue et la souffrance des simples soldats. Certes, elle célèbre l’héroïsme des troupes britanniques à une époque où le British Empire est en pleine expansion mais elle évite les scènes de corps-à-corps et n’oublie pas l’après bataille, avec la boue, la confusion et l’épuisement. L’angle sous lequel sont considérées les troupes britanniques est celui sous lequel l’ennemi est supposé les voir, l’ennemi n’apparaissant que rarement dans ses compositions. Elle est l’auteur de « An Autobiography » publiée en 1922.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis