1er octobre. Chez un bouquiniste de l’avenue du Mont-Royal, je dégote “Au nom de l’Autre”, sous-titré “Réflexion sur l’antisémitisme qui vient” d’Alain Finkielkraut, un petit essai en quatre parties publié en 2003. Dès les premières lignes le ton est donné : “Pendant cinquante ans, les Juifs d’Occident ont été protégés par le bouclier du nazisme. Hitler, en effet, avait, comme l’a écrit Bernanos, déshonoré l’antisémitisme”. Et il dit ce que je ne cesse de dire, à savoir que le nazisme a été européen et que dans ce qui fonde l’Europe entre aussi un lourd sentiment de culpabilité. L’Amérique désigne ses ennemis et les combat, tandis que l’Europe se repend et qu’elle est poursuivie par son passé. Aujourd’hui, force est de reconnaître que la haine du Juif est dans “le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique”. Au début de chapitre 3 : “Ce dont les Juifs ont à répondre désormais, ce n’est pas de la corruption de l’identité française, c’est du martyre qu’ils infligent, ou laissent infliger en leur nom, à l’altérité palestinienne. On ne dénonce plus leur vocation cosmopolite, on l’exalte, au contraire, et, avec une véhémence navrée, on leur reproche de la trahir. On fait valoir nostalgiquement que la judéité n’est plus ce qu’elle était, à l’admirable exception de quelques justes, de quelques dissidents, de quelques prophètes obstinés qui ne se laissent pas intimider et qui, prenant tous les risques, osent penser comme on pense. Loin de mettre en cause l’inquiétante étrangeté des Juifs, on leur en veut de nous rejoindre au moment où nous nous quittons, on se désole de leur assimilation à contretemps et du chassé-croisé qui les fait tomber dans l’idolâtrie et la sanctification du Lieu quand le monde éclairé se convertit en masse au transfrontiérisme et à l’errance ; on n’accuse pas ces nomades invétérés de conspirer au déracinement de l’Europe, on déplore que ces tard-venus de l’autochtonie aient régressé au stade où étaient les Européens avant que le remords ne ronge leur ego et ne les contraigne à placer les principes universels au-dessus des souverainetés territoriales”.
Le “Plus jamais ça !” a fini par effacer l’ennemi. Ne reste que l’Autre. Ainsi, pour l’opinion publique, les Palestiniens ne sont plus les ennemis des Israéliens mais leur Autre. Or, si être en guerre avec son ennemi est une possibilité humaine, une affaire politique qui peut conduire à un compromis, s’en prendre à l’Autre (c’est-à-dire au genre humain) n’est que racisme et exclut toute négociation. Épuisante dynamique. Les musulmans se sentent humiliés, ils cherchent à dominer mais ils n’ont que le djihad et la peur qu’ils inspirent. Se sentent-ils vraiment humiliés ou bien faut-il y voir un jeu, une stratégie ? Quoi qu’il en soit le sentiment d’humiliation est un baril de poudre. La peur – notre peur – en est également un. Nous en sommes là. Humiliation (réelle ou feinte) d’un côté, peur de l’autre. Cet état des lieux est bien triste mais il n’est pas définitif.
Sur la rue Saint-Hubert, en vitrine : 5 $ provenant de la vente de deux soutiens-gorges seront versés à la Fondation Canadienne du Cancer du Sein.
Sur le marché Jean Talon, le lieu le plus parfumé de la ville. Les pêches de l’Ontario. Moïse L’Écuyer – Pomiculteur à Saint-Joseph-du-Lac. Extrait et jus de canneberge – beurre d’érable 100 % pur. Je pense au marché de Dalat, à cette connivence entre le monde et l’homme, connivence qu’Emerson célèbre comme personne ne l’a célébrée : “Nature, in its ministry to man, is not only the material, but it is also the process and the result. All the parts incessantly work into each other’s hands for the profit of man. The wind sows the seed; the sun evaporates the sea; the wind blows the vapor to the field; the ice, on the other side of the planet, condenses rain on this; the rain feeds the plant; the plant feeds the animal; and thus the endless circulation of the divine charity nourish man.”
2 octobre. Québec. Tout en marchant j’en viens à ce constat : je ne suis pas James Mason auprès de Sue Lyon (“Lolita” de Stanley Kubrick) mais Gary Grimes auprès de Jennifer O’Neill (“Summer of ‘42” de Robert Mulligan).
Pour enrichir mon lexique québecquois. Une pitoune, un bois de flottage qui en est venu à désigner un beau brin de fille.
1608, fondation de Québec par Samuel de Champlain. 1642, fondation de Montréal par Paul de Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance. La rencontre de Jacques Cartier, en 1535, avec les Iroquois qui occupent l’île de Montréal, à Hochelaga. Québec, nom d’origine amérindienne qui signifie “là où la rivière est étroite”.
En la cathédrale Notre-Dame de Québec. Harmonieux ensemble dont la particularité structurelle tient à ces arcs surbaissés, tant dans la nef que sur les bas-côtés. La particularité décorative : ce baldaquin, chef-d’œuvre de François Baillairgé, qui servit de modèle dans nombre de paroisses du Québec.
A la pointe ouest de l’île d’Orléans. Vue sur le Cap Diamant, ce promontoire où se joua le sort de la Nouvelle-France (voir les Plaines d’Abraham), et la pointe de Lévis ainsi nommée en l’honneur d’Henri de Lévis (ou Lévy), troisième vice-roi de la Nouvelle-France de 1625 à 1627. L’île d’Orléans fut d’abord baptisée “isle de Bacchus” pour les vignes sauvages qui y poussaient ; elle fut rebaptisée “île d’Orléans” l’année suivante en l’honneur du duc d’Orléans, fils de François 1er.
Plaines d’Abraham. Promenade sur les glacis. La prise de Québec par les Anglais c’est un peu l’histoire de la ligne Maginot, en 1940.
Dans le hall de Château Frontenac. Ambiance club anglais. La lumière dorée souligne magnifiquement les cuivres.
3 octobre. Cap Rouge, rivière Jaune, etc., pour un répertoire poétique comme à l’île de La Réunion ou à l’île Maurice.
Retour sur l’île d’Orléans par le vieux pont à haubans et ses portiques à trois X.
Le petit cimetière aux stèles grises alignées sur quatre rangs et bien espacées. Autour et sur l’une d’elles, des paires de chaussures de sport. Je m’interroge et souris tandis que l’enfant David éclate de rire. Nous nous approchons : c’est la tombe de Félix Leclerc (1914-1988). Et je ne comprendrai qu’après, dans l’Espace Félix-Leclerc, à quelques pas, en découvrant le titre de l’une de ses chansons : “Moi, mes souliers”. D’assez nombreux noms sont gravés avec l’année de la naissance qui attend l’année de la mort. J’apprendrai que cette pratique est courante, ici, au Québec ; lorsqu’un membre d’un couple décède, la femme fait savoir au mari qu’elle le rejoindra, le mari fait savoir à la femme qu’il la rejoindra.
On prépare Halloween. Contre un arbre, une sorcière aplatie, victime d’un accident de balai. Sur une véranda une toile d’araignée avec deux squelettes pris en elle, entre deux énormes araignées en peluche.
Les charmants cottages de Sainte-Pétronille, à la pointe ouest de l’île d’Orléans. On ne peut que penser à des jouets en bois, style jouets de Nuremberg. L’île d’Orléans (soit 34 kilomètres sur 8 kilomètres) est découpée en six paroisses : Sainte-Pétronille, Saint-Laurent, Saint-Jean, Saint-François, Sainte-Famille, Saint-Pierre. Arrêt à Saint-Pierre où est implantée la plus ancienne église rurale du Québec (1717), église à côté de laquelle a été édifiée (en 1955) une nouvelle église vraiment hideuse. Arrêt en l’église Saint-Jean (1734) et son cimetière tourné vers le fleuve – mais on pense “océan”. C’est le cimetière des pilotes qui guidaient les navires approchant de Québec par le canal de navigation. Ce cimetière rend la mort aimable. Retour à Sainte-Pétronille, la plus petite des paroisses ; elle fut détachée de Saint-Pierre en 1870 et servit de lieu de villégiature aux bourgeois de Québec, majoritairement anglophones. On dit que cette pointe ouest bénéficie d’un microclimat. La pointe Est de l’île marque la limite entre le fleuve et l’estuaire du Saint-Laurent. L’île d’Orléans, “berceau de l’Amérique française” avec ses quelque trois cents familles qui essaimèrent dans toute l’Amérique.
Arrêt à Sainte-Anne-de-Beaupré, haut lieu de pèlerinage. En 1876, sainte Anne fut proclamée patronne du Québec. La basilique, un énorme ensemble riche en mosaïques, un beau répertoire années 1920.
5 octobre. Province de Charlevoix. Me renseigner sur le cratère d’impact. Nuit du 5 au 6 octobre dans un motel de Baie-Saint-Paul, le motel des Cascades, chambre 1.
Jacques Cartier débarqua ici en 1535, Samuel de Champlain en 1608. 1678, début de la mise en valeur de Baie-Saint-Paul par Noël Simard et Pierre Tremblay. Près du tiers de la population de cette localité d’environ sept mille habitants descend des familles Simard et Tremblay. Baie-Saint-Paul, le Barbizon canadien, le Worpswede canadien. Baie-Saint-Paul est aussi le lieu de naissance du Cirque du Soleil qui, cette année, fête son 25ème anniversaire. En 1982, une troupe de jeunes saltimbanques, le Club des Talons hauts, se mêle à la foule des vacanciers. Forts de l’engouement suscité ils créent la Fête foraine de Baie-Saint-Paul qui deviendra le Cirque du Soleil. La figure de Guy Laliberté, son fondateur.
Ce léger ennui qui toujours me prend en Amérique du Nord. Et pourtant que d’espace ! Il me faudra analyser les causes de cet ennui.
6 octobre. L’air tiède, comme épris de nos corps. Et tout est plus grand ici : les camions, l’électroménager et, bien sûr, l’espace, la terre et le ciel.
Parmi les produits locaux, la gomme de sapin baumier aux vertus thérapeutiques. Chez un producteur, Jean-Jacques Fortin, qui me fait découvrir les sept produits dérivés qu’il fabrique à partir de cette sueur de résine. Fondateur de la société Les Gommes de Sapin du Québec Inc., Jean-Jacques Fortin est fils d’un coureur de bois et piqueur de gomme. Attenant au petit musée (où figure une belle collection de picoués, ou pickways), le centre de production. Je lis : “La meilleure gomme ou résine thérapeutique vient du sapin baumier (abies balsamea) et elle est reconnue pour ses vertus dans le monde entier sous l’appellation Baume du Canada”. Jean-Jacques Fortin me rapporte un souvenir : un ours blessé par son père qu’ils finirent par retrouver mort ; la blessure était empoissée de sueur de résine ; l’animal n’en ignorait pas les vertus, semble-t-il.
Tournée des galeries d’art. Aucun peintre ne me retient ; et ils sont nombreux. Il y a une sécheresse de la touche que ne fait pas oublier les exercices de séduction, par ailleurs assez élémentaires, et une acidité des couleurs qui fait mal aux gencives.
Je me trouve à présent à l’endroit où eut lieu l’engagement du 4 août 1759, lors de la guerre de Sept ans. Le fleuve est si large que je pense “mer” et “océan”, et d’autant plus que je surprends des parfums salins. Marche à marée basse dans la baie, sur une vaste étendue de ripple-marks. Je contemple cette immensité en pensant à Emerson dont la lecture de “Nature”, son premier essai, me laisse ivre, ivre de cette ivresse qui dilate autant qu’elle allège.
15 h 30, arrivée à La Malbaie. Nuit du 6 au 7 octobre au motel Le Point de Vue (avec vue sur le Saint-Laurent), chambre 206.
On ne dit pas “c’est cher” mais “c’est dispendieux”. Les bars laitiers. Dans une galerie marchande, un avis : Flânage strictement interdit. Article 12. Dans un supermarché, des articles pour Halloween : squelettes nus et squelettes habillés (de haillons), mariés-vampires, citrouilles évidées, masques verdâtres de Frankenstein, peluches, à savoir : rats et chats noirs au poil hérissé et à la gueule grande ouverte, araignées de tailles diverses et leurs toiles. Des figures plus aimables aussi : gentilles sorcières à la mine épanouie et au corsage fleuri.
7 octobre. Départ de La Malbaie. Traversée par le traversier du fjord entre Sainte-Catherine et Tadoussac. Pluie froide. Brume en nappes épaisses et basses. On devine le flamboiement des érables. Vers Chicoutimi et le lac Saint-Jean.
Nuit du 7 au 8 au motel Panoramique, chambre 211, entre le fjord de Saguenay et le lac Saint-Jean, avec vue sur la rivière Saguenay, non loin du centre-ville de Chicoutimi.
8 octobre. Zoo sauvage de Saint-Félicien. Le parfum du sapin baumier encore. La danse des grues du Japon, une danse complexe à étudier. Cette crête sur les omoplates de l’ours blanc qui permet l’ancrage d’une puissante musculature. Il y eut une crête sagittale le long de laquelle s’ancrèrent les muscles de la mâchoire de l’homme. Le crâne d’un ours blanc est à proprement parler terrifiant. Le bassin de cet animal semble terriblement atrophié par rapport à celui de l’homme, ce bipède. Un singe des neiges, un “snow monkey”. Il vit entre Sakhaline et la Corée, devant la mer du Japon. Des tigres de l’Amour (Panthera tigris altaica) dont il ne reste que cinq cents représentants à l’état sauvage. Le jeu comme activité aidant à la survie, à la chasse. Les herbivores jouent beaucoup moins que les carnassiers.
Nuit du 8 au 9 octobre à Chambord, au bord du lac Saint-Jean, au motel L’Escale, chambre 10. Je reprends la lecture d’Emerson. Cher Emerson ! La nature comme véhicule de la pensée suivant les trois degrés suivants. 1. Words are signs of natural facts. 2. Particular natural facts are symbols of particular spiritual facts. 3. Nature is the symbol of spirit. 1. Ainsi chaque concept procède-t-il de l’observation. Right / Straight, Wrong / Twisted, Supercilious / The raising of the eyebrow. 2. “Every natural fact is a symbol of some spiritual fact. Every appearance in nature corresponds to some state of the mind, and that state of the mind can only be described by presenting that natural appearance as its picture”. Je pense souvent à Emerson lorsque je voyage, lorsque l’attention s’exerce pleinement. J’ai pensé à lui à Dalat, sur le marché ; et je pense encore à lui, ici, au Canada, aux abords du lac Saint-Jean, devant ces plaines que ponctuent d’énormes silos. 3. “We are like travellers using the cinders of a volcano to roast their eggs (…) The world is emblematic. Parts of speech are metaphors, because the whole of nature is a metaphor of the human mind (…) The axioms of physics translate the laws of ethics (…) These propositions have a much more extensive and universal sense when applied to human life, than when confined to technical use”. De la valeur analogique des proverbes, fables, paraboles et allégories. “There seems to be a necessity in spirit to manifest itself in material forms (…) A Fact is the end or last issue of spirit. The visible creation is the terminus or the circumference of the invisible world”.
(à suivre)
Olivier ypsilantis