En Header, Marcello Pezzetti
L’antisémitisme comme code social, mais aussi comme moyen de ratisser large, comme l’expression la plus achevée de la démagogie. “L’antisémitisme contre Rothschild et Trotski permet d’attirer les ouvriers anticapitalistes comme les patrons anticommunistes. Hitler le dit bien clairement à Hermann Rauschning” note Jean-François Forges dans “Éduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire”.
L’idéologie comble le fossé entre le monde réel et le monde désiré.
Le comparatisme contre le relativisme, ou comparer pour délinéer ressemblances et différences et, ainsi, souligner des spécificités.
La Shoah n’est pas le moyen d’une politique mais une fin en soi (ce qui suffit à distinguer le communisme du nazisme). L’expulsion des Juifs d’Espagne fut, elle, le moyen d’une politique, l’unité religieuse étant alors considérée comme l’étape préalable à l’unité politique.
Historiciser, analyser un terreau et non des causes – ne pas tomber dans le déterminisme.
Les camps sont une expression du monde moderne : pensée darwiniste dévoyée, performance de la bureaucratie et de la technique.
Georges Bensoussan nous aide à comprendre. Voix égale et douce, visage où l’émotion se cache. On se sent guidé – et non plus seulement terrassé par l’émotion ai-je dit. J’ai eu cette expérience avec un rescapé des camps, Benjamin Rapoport. On s’approche de l’horreur mais quelqu’un vous guide, vous parle, vous tient par la main en quelque sorte. Benjamin Rapoport, d’abord parce qu’il est un rescapé mais aussi par son inaltérable humour ; Georges Bensoussan par sa volonté d’historien, un regard qui ne se contente pas de déambuler dans l’analyse mais qui rapproche des événements souvent éloignés les uns des autres, provoquant ainsi une sorte de ravissement, le ravissement de la connaissance.
Ils vous tiennent la main… Je ne puis refuser ses mains. D’abord parce que je sais que la Shoah a été mais je n’y crois pas. Jacques Madaule écrit quelque part que l’homme sait qu’il va mourir mais qu’il n’y croit pas. Je m’explique. Tout en moi lâche lorsque que j’en viens à la Shoah. Je suis pris de vertige et l’émotion finit par sécréter une atonie, oui, une atonie. Tout en moi lâche, et d’abord parce que toutes les questions s’effondrent sur elles-mêmes. Hier ist kein Warum. Je m’accorde des réponses comme autant de repos, de répits. La question du pourquoi “avec la suite indéfinie des académiques frivolités ou des canailleries qu’elle ne cesse d’induire”. Alors, comment passer du savoir au croire ? Croire dont tout un système immunitaire et ses clapets ne cessent de nous protéger. Système immunitaire ? Mais il y d’abord que je manque d’imagination. La somme des souffrances humaines conduit à l’hébétude ; elle a un volume en regard duquel l’Univers et ses galaxies paraissent étriqués. Oui, j’ai besoin d’aide, de la parole et de l’écrit de l’autre pour sortir de cet état. Cette aide peut venir des historiens, avec cette palpitation de l’analyse à la synthèse, de la synthèse à l’analyse, Georges Bensoussan, Raul Hilberg, Hannah Arendt (mais avec elle dans certaines limites), pour n’en citer que quelques-uns, sans oublier des rescapés, ces passeurs de mémoire qui font de vous des dépositaires et vous aident à tenir debout, à parler et écrire à votre tour, qui vous empêchent de vous effondrer dans l’émotion et ses complaisances.
Je m’offre des réponses, bien sûr. Par exemple, la dernière, le nazisme et la Shoah furent d’abord une entreprise de brigandage. La lecture d’une étude lourde de précisions, qui place le lecteur dans un état proche de l’hallucination (“Des camps dans Paris. Austerlitz, Lévitan, Bassano |– Juillet 1943, août 1944” de Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger, un compte-rendu de l’Opération Meuble, ou Opération M), m’a conduit dans cette direction ; je la regarde aujourd’hui comme un faux-fuyant. La Shoah est plus qu’une entreprise de brigandage. Le Reich a certes volé aux Juifs tout ce qu’il pouvait leur voler, de l’aryanisation de l’économie à l’équarrissage – les dents en or et les cheveux –, mais s’il n’avait voulu que tirer profit des Juifs il en aurait fait des esclaves plutôt que de les exterminer, ce qu’il finira par faire mais à regret, sur le tard et dans une faible proportion. Si la Shoah n’avait été qu’une entreprise de brigandage, comment expliquer que jusqu’aux derniers jours de la guerre les trains de déportés aient eu la priorité sur ceux de l’armée ?
“On ne peut pas comprendre le génocide commis par les nazis parce que le comprendre serait une manière de l’approuver” déclare Claude Lanzmann. Je le redis, avec la Shoah nous avons besoin d’aide intelligente et fraternelle pour ne pas nous enfermer dans l’émotion, la très nécessaire émotion mais qui limitée à elle-même ne fait que tourner en rond jusqu’au vertige. Une explication parmi tant d’autres : celle de Marc Sautet qui voit le fascisme comme une entreprise de destruction du mouvement ouvrier plutôt que du peuple juif. Rien de plus faux. On peut regretter en passant la confusion entretenue par les communistes qui mélangent comme à plaisir fascisme et nazisme, sans oublier les partis de la droite la plus modérée et, d’une manière générale, leurs ennemis. Cette confusion est fréquente même chez des esprits soucieux de précision : c’est qu’une certaine propagande reste agissante. On aimerait qu’elle quitte enfin la scène mais elle fait encore recette. Hannah Arendt rappelle à raison que le stalinisme a plus à voir avec le nazisme que le fascisme avec ce dernier, un propos qui dut être qualifié d’hérétique par certains… Est-il besoin d’insister sur les différences entre le fascisme et le nazisme ? Je n’insisterai pas et cite une fois encore Hannah Arendt : “On a souvent dit que, si on le leur avait permis, les Juifs auraient adhéré au nazisme aussi facilement que leurs concitoyens allemands, comme ils adhérèrent au parti fasciste en Italie avant l’adoption de la législation raciale ; ce n’est qu’une demi-vérité. Ce n’est vrai que si l’on considère la psychologie des Juifs pris un à un, qui, bien entendu, ne différait pas beaucoup de celle de leurs voisins. C’est totalement faux d’un point de vue historique. Même sans l’antisémitisme, le nazisme portait en lui la mort des Juifs d’Europe ; y adhérer aurait été un suicide pour les Juifs en tant que peuple, sinon nécessairement pour les individus d’origine juive”. Il faut être concis, autrement dit s’opposer aux attaques contre le langage conduites par les totalitarismes.
Il faut savoir pour voir dit l’historien. Que verra d’Auschwitz celui qui ne sait pas ? Voir est inclus dans savoir comme naître est inclus dans connaître.
La Shoah, un héritage européen. J’ai écrit que c’est aussi un sentiment de culpabilité qui fait l’Europe. Auschwitz, un héritage sans testament. Auschwitz, non pas une leçon de morale mais une leçon d’histoire. L’histoire n’est la dépositaire d’aucune morale.
Le lendemain, mardi 24 janvier, à l’Institut français de Madrid, intervention du docteur Richard Prasquier, président du comité français pour Yad Vashem et membre de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Le ton change. L’émotion sourd tout en étant maîtrisée. Jean-François Forges écrit dans l’introduction à “Éduquer contre Auschwitz. Histoire et mémoire” : “Une émotion maîtrisée peut permettre de toucher la conscience profonde des gens et ouvrir à une compréhension capable de produire de la compassion”.
Richard Prasquier commence son discours plutôt posément. Puis sa main se met à trembler, à se crisper. Il rappelle qu’il faut trente heures pour énumérer à vitesse normale les noms et les prénoms des Juifs de France assassinés ; pour la totalité des victimes de la Shoah il faut une année, pas moins d’une année, insiste-t-il. Et Richard Prasquier en vient à ce que quelques-uns considéreront comme un dérapage – “Tout s’était jusqu’alors si bien passé…” –, il évoque la situation en Israël et s’en prend à “ceux qui osent comparer la situation dans les territoires occupés et la Shoah”. Sa véhémence est d’autant plus marquée qu’on lui a signalé dans l’assistance quelques enseignants à l’Institut français qui manient allègrement cette comparaison. Dois-je confesser que j’ai vigoureusement applaudi Richard Prasquier ?
Au cours de son intervention Jean-François Forges insiste sur la force des lieux et de l’importance des voyages là-bas, des voyages qui pour ceux qui n’ont pas connu la déportation nécessitent une préparation – savoir pour voir. Cet historien s’intéresse tout particulièrement à l’utilisation de la photographie et du cinéma comme outils pédagogiques. Il juge Claude Lanzmann et Primo Levi comme les meilleurs de ces artistes “qui ont fait des camps le sujet même de leur art et produit de la vérité, de l’émotion, de la compassion”. Savoir pour voir, une fois encore. Mais voir peut éveiller le désir de savoir puis le soutenir. Lorsque je suis allé à Auschwitz je ne savais pas grand-chose, des généralités. Deux voyages en Pologne ont agi comme un aiguillon. Que savais-je de la Grèce lors de mon premier voyage dans ce pays ? À mon retour je me suis mis à lire sans peine des livres qui m’auraient découragé. J’avais visité bien des cités, parcouru bien des reliefs, évalué bien des distances, des lectures me firent revenir dans ce pays, des pages d’érudition me replacèrent dans des étés grecs.
Les lieux ! Jean-François Forges visite Birkenau. La nuit tombe. “Auschwitz II déjà si grand paraît, dans les ténèbres, sans limites. J’ai senti la terre mouillée sous mes mains. Dans la solitude et le silence de la nuit sur la rampe de Birkenau, j’ai senti présent l’axe de la rotation de la planète des hommes. J’étais au point capital du monde”. Les lieux ! Marcello Pezzetti explore les camps d’Auschwitz en archéologue. Patricia Amardeil m’a confié : “Cela paraîtra fou, malsain pour beaucoup, mais il s’est installé un lit et un cabinet de toilette à Auschwitz”. Marcello Pezzetti et Liliana Picciotto-Fargion, aidés par une importante équipe, ont édité un CD-Rom qui “permet de superposer de manière très impressionnante les images de l’“Album d’Auschwitz” aux images d’aujourd’hui”. Ce CD-Rom complète l’“Album d’Auschwitz” (édité par Yad Vashem, en 2002) qui, “de façon très étonnante”, ne contient aucun plan de cet immense ensemble. Par ailleurs, précise Jean-François Forges, les légendes de son iconographie ne se préoccupent pas de l’endroit précis de Birkenau où ont été prises chacune de ses photographies.
Marcello Pezzetti brosse à grands traits l’évolution de la mémoire italienne après la Deuxième Guerre mondiale. La mémoire catholique et la mémoire communiste sont longtemps restées muettes sur la Shoah pour des raisons qui leur sont propres.
Des historiens voient un lien précis entre l’antisémitisme, cette chose terriblement moderne – l’une des marques même de la modernité –, et l’antijudaïsme, la haine religieuse du Juif, une haine qui se serait confirmée au XIème siècle, lors de la première croisade, en 1095-1096.
Dans “Sur l’antisémitisme”, premier volet de son triptyque, “The Origins of Totalitarism”, Hannah Arendt écrit : “… cette autre idée que l’antisémitisme moderne n’est qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales, n’est pas moins fallacieuse, encore que moins pernicieuse, bien entendu, que l’idée antisémite qui lui fait pendant : celle d’une société secrète juive qui aurait gouverné, ou aspiré à gouverner le monde depuis la plus haute antiquité”. Pour ma part je n’accepte qu’avec réticence cette relation antijudaïsme / antisémitisme, d’abord parce que j’y vois une commodité, celle d’un crescendo à partir d’une même partition. L’antisémitisme représente bien une rupture par rapport à l’antijudaïsme. L’antijudaïsme médiéval figure dans la généalogie de l’antisémitisme mais ce dernier n’en représente pas moins une rupture radicale par rapport à ce parent. La haine du Juif, la haine religieuse et médiévale, diffère du moderne mépris pour le Juif. Les nazis n’ont pas connu le repentir : on ne se défait jamais vraiment du mépris alors que la haine peut conduire à autre chose que la haine.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis