Suite à cette lecture j’ai envoyé un courrier à un vieil ami russe, Benjamin Rapoport, le 3 janvier 2006 :
Cher Benjamin,
Je suis occupé à la lecture d’essais d’Ossip Mandelstam. Ils ont été écrits entre 1910 et 1923, choisis et réunis par l’auteur en 1928. Le premier de ces essais (écrit en 1921, Ossip Mandelstam ne s’est pas préoccupé de chronologique) est marqué par les controverses au sein du Parti sur la place de l’art et de la littérature en regard de la politique. Au congrès du Parti, en 1920, Lénine avait condamné les futuristes et institué un contrôle sur les Arts et les Lettres. Le futurisme (d’origine italienne) avait gagné la Russie ; il y connaîtra un développement particulièrement intense. Le futurisme et Maïakovski mèneront la danse et tiendront la rue. Le Proletkult (mot-valise) est fondé en 1917. Ce laboratoire à l’échelle d’un immense pays ne peut qu’inquiéter Lénine qui pressent, à raison dira-t-on, que de tels artistes vont lui donner du fil à retordre. Lénine n’a guère de sympathie pour les artistes, il veut faire sans eux. Et il est occupé, très occupé. Le temps court et tous courent avec lui. Le temps ! Les futuristes le célèbrent par la vitesse. Scriabine aussi. Tous sont brusquement pressés dans un pays qui durant des siècles a connu une formidable lenteur.
“Le bruit du temps” est le titre d’un petit livre d’Ossip Mandelstam. Le temps, le temps russe, s’était mis à faire du bruit, beaucoup de bruit, un bruit qui s’entendait, qui s’écoutait sur toute la terre. Et les Russes, ces lents, allaient d’un coup vite, très vite. La poésie d’Ossip Mandelstam célèbre la vitesse. Les qualités du poète, dit-il, sont celles du sprinter.
Benjamin Rapoport (1908-2006)
Nous nous sommes souvent posés la question : que va devenir la Russie ? L’histoire de ce pays est fascinante, surtout en ce début du XXème siècle. La fascination, la part d’effroi (explicite ou implicite) qui entre dans toute fascination.
Les plus grands poètes russes d’alors portaient l’empreinte du messianisme de tout un pays. Sans messianisme la Révolution ne peut s’expliquer. Ossip Mandelstam souligne le caractère hellénistique de la langue russe qui, à l’instar du grec, est le vecteur de l’Évangile, de la Bonne Nouvelle. La Russie, l’immensité des steppes avec, au nord, les régions les plus septentrionales du globe et, au sud, l’Orient, l’Orient dont le cœur bat tout contre le Caucase, et la mer Noire qui fut grecque. Le messianisme, c’est peut-être ce qu’il manque au monde d’aujourd’hui. Ma génération est l’enfant de toutes les désillusions, le messianisme la fait sourire lorsqu’il ne l’inquiète pas. Vous êtes messianiste (et c’est pour moi la marque la plus juive en vous, une marque particulièrement affirmée), vous tendez sans cesse vers le futur, vous espérez toujours un événement capable de bouleverser le cours des choses – et je me permets de vous dire que c’est aussi ce qui vous a permis de tenir dans les camps nazis. Notre époque est opaque — qu’y lire ? Certes, des forces sont à l’œuvre, loin de l’actualité (des actualités), cette couche toujours plus superficielle (l’immédiateté), cette pellicule que nos regards ne parviennent pourtant pas à percer.
La Révolution a beaucoup à voir avec l’échec du christianisme. Elle n’aurait pas été s’il avait pris racine dans les consciences. L’Église était porteuse d’un message trop révolutionnaire pour espérer survivre en tant qu’institution sans aller entre compromissions et trahisons. Il n’y a là rien de très surprenant : l’institution veut durer et, de ce point de vue, l’Église catholique a fait mieux que toutes les institutions. Occupée à combattre les hérétiques, elle n’encouragea pas la lecture de la Bible, un livre qui laissait décidément trop de champ à l’interprétation. Jusqu’à une période tardive (deuxième moitié du XVème siècle) les traductions en langues vulgaires circulèrent sous le manteau, à l’initiative de mouvements jugés hérétiques. L’Église ouvrait l’œil depuis le premier concile de Nicée, en 325. L’imprimerie n’allait pas faciliter sa tâche ; et les mises à l’Index ordonnées par le Saint-Siège n’arrêteront pas le mouvement. La Réforme voulut en revenir à la Bible, aux Évangiles — et peut-on l’en blâmer ? Sola scriptura ! Mais à quoi assista-t-on alors ? Martin Luther ne tarda pas à être en quelque sorte pris dans le piège qu’il avait fabriqué, avec la révolte paysanne inspirée par Thomas Müntzer, une révolte qui se réclamait des Évangiles. Je comprends qu’on refuse de réduire les Évangiles à un simple programme social et, en conséquence, je ne juge pas inepte la doctrine des “deux règnes”, mais je comprends aussi que Martin Luther avait besoin de l’appui des seigneurs pour protéger et fortifier son mouvement. Et, de fait, non seulement il incita l’autorité à une répression impitoyable mais il ne se prononça pas vraiment pour un authentique compromis après l’écrasement rapide de cette révolte.
Dostoïevski a exprimé le messianisme de la Russie en des formules implacables, un messianisme qui portera la Révolution d’Octobre. Il s’agissait d’en finir avec l’ordre existant, d’en finir avec l’État et l’Église, pour un Christ trahi, bafoué. Tout comme Vladimir Maïakovski, Alexandre Blok et tant d’autres, le Christ hante Ossip Mandelstam. Le Christ, le Verbe, l’Incarnation, l’éternité qui pénètre la carapace du temps. Vous avez la chance de pouvoir lire Ossip Mandelstam dans l’original, dans cette langue dont ce poète a dit qu’elle était pénétrée de culture hellénistique, d’où son caractère ontologique.
Cet été, en Grèce, j’ai lu un petit livre d’une rare intelligence, Gogol dans le regard de Nabokov. Gogol l’écrivain génial avec cette oblicité du regard et ces sautes qui activent l’acuité de la satire, Gogol qui se mit néanmoins en tête – quelle mouche l’avait donc piqué ? – de transmettre un message à la Russie, à l’humanité. Négateur et satiriste de génie, Gogol s’est aussi voulu le promoteur de bonnes intentions dont il a dû finir par mesurer toute la platitude puisqu’il a brûlé des liasses de ses manuscrits.
Lénine et Karl Marx ont été trop explicites, trop techniques – et, je le redis, le marxisme-léninisme représente bien un appauvrissement par rapport au marxisme. Les grands écrits religieux initiés par Israël restent agissants et le resteront parce qu’ils se déploient sur un mode allusif. Une réinterprétation est toujours possible. Le mode allusif reste jeune, agissant, il dilate l’espace mental et le charge d’énergies toujours renouvelées. L’amplitude de l’interprétation stimule la liberté, une liberté qui ne cesse d’enjamber les manigances des clercs. Il y a dans le message d’Israël une immensité suggérée en regard de laquelle le marxisme et ses succédanés font figure de recette de cuisine – rien n’est plus précis qu’une recette de cuisine. Les textes sacrés n’expliquent pas, ne démontrent pas, ils invitent à la baignade et à l’immersion. Ils sont la cascade et l’océan. Les uns démontrent et, ainsi, réduisent ; les autres suggèrent et, ainsi, augmentent. Le marxisme dont je ne nie pas les mérites nous assène des explications, avec relation de cause à effet. C’est pourquoi il vieillit mal. Le mode allusif quant à lui reste agissant.
Ce qui me retient parfois de prononcer une critique radicale du communisme c’est que nombre d’anti-communistes ne me sont guère sympathiques et que le communisme a drainé bien des femmes et des hommes dotés de grandes qualités humaines. Néanmoins, après tant de désastres, on peut se demander s’il ne portait pas en lui des germes de mort. Dénoncer la religion pour mieux s’accaparer ses énergies, n’est-ce pas une entreprise des plus dangereuses ? Le communisme aura bien été une religion qui s’ignore, la pire des religions, avec ses préoccupations téléologiques, ses visées eschatologiques, le tout équipé de prétentions scientifiques.
La perversion des Églises (des appareils religieux), avec cette alliance du sabre et du goupillon, ne doit pas nous faire oublier que rien n’est plus dangereux pour l’homme qu’une idéologie à prétention religieuse, qu’une religion sécularisée. À ce propos, je pourrais en revenir à la doctrine des “deux règnes” élaborée par Martin Luther. Ne pourrait-on voir derrière la volonté d’assurer la survie de son Église, en se mettant du côté des puissants, une autre volonté, plus ancienne, celle de séparer les pouvoirs, de limiter l’immixtion du religieux dans le politique et inversement, une immixtion annonciatrice des plus grands dangers ? Dans leurs tentatives pour se placer l’un au-dessus de l’autre le Pape et l’Empereur maintenaient une sorte d’équilibre qui favorisait l’exercice de certaines libertés. Mais avec la Révolution russe le Parti sera l’Empereur et le Pape, et il n’aura de comptes à rendre qu’à lui-même, c’est-à-dire à personne. Le XXème siècle a été le siècle d’une concentration des pouvoirs jamais vue, et de cette concentration a rayonné une énergie létale.
Olivier Ypsilantis