(Quelques considérations sur le judaïsme au Portugal)
Cet article a été élaboré à partir de documents publiés par l’Instituto de Antropologia de l’Université de Coimbra. Il y est question de Samuel Schwarz (1880-1953) auquel j’ai fait allusion dans un article publié sur ce blog, suite à ma visite à la synagogue de Tomar. Ce polyglotte érudit arrive au Portugal fin 1914. Il s’y rend car l’Europe est en guerre et il ne peut plus exercer son métier. Il reprend son travail d’ingénieur des mines en 1915, dans les mines de wolfram et d’étain à Vilar Formoso et Belmonte. Parallèlement, il entreprend une carrière d’archéologue et d’ethnologue avec une publication intitulée « Inscrições hebraicas em Portugal ». C’est lui qui va faire connaître au monde l’existence d’une communauté marrane au nord du Portugal. Il la fait connaître par la publication en 1925 d’un livre intitulé « Os cristãos-novos em Portugal no século XX » et une suite d’articles dans des revues et journaux de divers pays. En 1923, il achète à Tomar un édifice qu’il restaure et qui se révèle être la plus ancienne synagogue du Portugal (XVe siècle). Certaines de ses nombreuses publications sont indispensables pour qui veut étudier le judaïsme et plus encore le crypto-judaïsme portugais.
Cet article s’appuie sur une documentation des années 1980. Bien des choses ont changé depuis et plutôt en faveur les crypto-juifs de Belmonte. J’ai tenu à m’appuyer sur cette documentation relativement ancienne (mais pas si ancienne) afin que le lecteur puisse prendre note de la différence entre ces années et le présent, si toutefois il en a la curiosité.
Des études conduites par l’Instituto de Antropologia (Universidade de Coimbra) sur la communauté juive de Lisbonne et celle de Belmonte (dans la Beira Baixa) ont conduit les chercheurs à la conclusion suivante : c’est essentiellement dans la société rurale portugaise que les nouveaux chrétiens (cristãos novos) et leurs descendants ont eu le plus de difficulté à préserver leur identité socio-culturelle et socio-religieuse. L’explication est simple : Lisbonne a une synagogue qui permet une cohésion culturelle et religieuse par le calendrier rituel. Rien de tel à Belmonte (une bourgade d’environ six mille habitants) où la tradition ne se perpétue qu’oralement, ce qui suppose une grande fragilité, soit des oublis et des imprécisons toujours plus marqués.
La survivance de la culture luso-sefardita (rappelons que l’expulsion des Juifs du Portugal remonte à 1496) ne peut s’étudier que suivant une dichotomie ville-campagne. De fait, dans les zones rurales, la transmission de la tradition n’a cessé de s’appauvrir au cours des trois derniers siècles, au point qu’aujourd’hui (une fois encore les pages sur lesquelles je m’appuie ont été éditées dans les années 1980) ceux qui se disent d’origine marrane ont bien peu de repères à leur disposition.
La petite ville de Belmonte est probablement aujourd’hui l’agglomération (hors Lisbonne et Porto) où la trace juive est la plus palpable même si elle est très discrète. Je m’empresse d’ajouter que la présence juive au Portugal (et en Espagne) est plus marquée aujourd’hui, en 2022, que dans les années 1980. Tout d’abord, des Juifs reviennent dans la péninsule ibérique et des communautés se reconstituent. Les pouvoirs politiques ont facilité ce retour et même l’obtention de la nationalité espagnole ou portugaise si l’origine séfarade peut être prouvée. Par ailleurs les traces juives sont remises en valeur, et d’abord pour attirer le tourisme culturel, le tourisme représentant pour ces pays un secteur important de leur économie.
Une vue d’ensemble de Belmonte
Mais j’en reviens à ces documents édités par l’Instituto de Antropologia (Universidade de Coimbra). J’y lis que suivant des études menées au cours des années fin 1970 – début 1980, on note depuis le milieu des années 1920 une perte (irréversible ?) des valeurs traditionnelles à caractère ethnographique encore observables. Au cours de la Première Guerre mondiale, un Juif polonais et ingénieur des mines, Samuel Schwarz, se rend au Portugal pour des raisons professionnelles comme nous l’avons signalé. Il ne tarde pas à prendre contact avec la communauté juive de Belmonte où il entreprend une étude systématique de tout ce qui a trait à l’héritage juif. Son approche n’est pas archéologique mais anthropologique et ethno-musicale. Il interroge les mémoires. Ses connaissances de la notation musicale lui permettent de consigner des éléments du folklore d’inspiration juive parmi lesquels des chants de Pâques. Mais cette société crypto-juive de Belmonte est si affaiblie dans ses rapports avec le judaïsme qu’elle ne peut être étudiée séparément des autres communautés juives du Portugal, que son étude doit passer par un contexte national socio-géographique et socio-religieux.
Au cours des premières décennies du XXe siècle, l’exode rural s’accélère à l’intérieur du pays. Les populations des campagnes partent pour les deux seules villes importantes du Portugal, Lisbonne et Porto. Pris dans cet exode, des Juifs de Belmonte. Ainsi le lien se fragilise plus encore et se trouve rompu aux générations suivantes.
Lorsque Samuel Schwarz arrive à Belmonte, un commerçant chrétien lui fait savoir qu’une boutique dans laquelle il a fait des achats est tenue par un Juif et qu’en conséquence il devrait cesser de s’y rendre. Intrigué, Samuel Schwarz retourne dans cette boutique. Le Juif se montre méfiant et déclare qu’il n’y a pas de Juif. Samuel Schwarz finit par lui confier qu’il est juif. Le commerçant reste méfiant et lui demande de réciter une prière en hébreu, ce que Samuel Schwarz fait aussitôt avec Shema Israel. Le commerçant est sidéré et se précipite dans Belmonte pour y annoncer la nouvelle. L’émoi est grand. Suite à cette rencontre, Samuel Schwarz déclarera que les marranes de Belmonte et du nord du Portugal pensaient qu’ils étaient les derniers juifs au monde. Il me semble que Samuel Schwarz force la note : les moyens de communication n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui mais tout de même…
Caractéristique géo-anthropologique de Belmonte. Il s’agit d’une communauté séfarade descendante de Juifs contraints à la conversion, une communauté peu nombreuse (environ deux à trois cents membres) et qui vit à sa manière son crypto-judaïsme, un judaïsme qu’elle s’efforce de suivre dans ses grandes lignes mais sans le soutien d’une synagogue ou d’une communauté organisée. Les membres de cette communauté se dédient essentiellement au commerce de textiles qu’ils fabriquent dans de petites industries locales, au milieu d’une population essentiellement rurale. Cette communauté participe pleinement à la vie politique et sociale de Belmonte. Deux différences toutefois et pleinement respectées par le reste de la population : des croyances et des pratiques religieuses de type crypto-juif et une endogamie ancestrale qui pose certains problèmes relatifs à la consanguinité.
Des chercheurs portugais (notamment de l’Instituto de Antropologia do Porto) se sont intéressés à cette population, et sous différents angles, car il s’agit de l’unique isolat crypto-juif encore existant au Portugal. Cette société isolée des centres juifs et qui entretient avec le judaïsme des rapports décalés (mais authentiques), considérant l’héritage crypto-juif, sans synagogue, sans rabbin, sans organisation communautaire et devant se fier à la transmission orale et ses fragilités, ne pouvait espérer conserver l’héritage juif que par des mariages endogamiques. Abílio Henrique, une personnalité au sein des crypto-juifs de Belmonte, confia dans les années 1980, alors qu’il avait quarante-cinq ans, qu’il préférait que les fils et les filles de sa communauté se marient entre eux afin de conserver la tradition halachique et ainsi éviter l’effacement de leur communauté.
Xavier Domingo, originaire de Barcelone, a également fait des recherches à Belmonte. D’après certaines sources écrites, une prospère communauté juive était présente à Belmonte dès l’an 1100. La présence juive dans la péninsule ibérique est des plus anciennes. Elle remonte probablement à la première destruction du Temple et à la conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor II le Grand. Maïmonide y fait allusion dans sa correspondance avec les Juifs du Yémen, des Juifs auxquels il conseille pour survivre d’adopter une vie crypto-juive. Maïmonide parlait en connaissance de cause.
Après la délimitation de la frontière entre le Portugal et l’Espagne (surnommée la Raia en portugais), l’une des plus vieilles du monde (puisqu’elle est restée pratiquement inchangée depuis 1297, soit le traité d’Alcañices), de nombreuses communautés juives portugaises s’installent le long de cette frontière, ce qui leur permet de passer aisément en cas de problème entre l’un ou l’autre de ces pays. Il est intéressant de consulter une carte qui montre l’emplacement des communautés juives au Portugal, particulièrement nombreuses le long de la Raia, de la Galice à l’Algarve, surtout dans les zones frontières des Beiras Alta et Beiras Baixa et de Tras-os-Montes, en particulier dans la Serra de Estrela.
On peut voir à Belmonte les vestiges d’une synagogue ; mais le vestige de plus intéressant se trouve à Tomar, soit une pierre avec des inscriptions en hébreu, une pierre transportée par les soins de Samuel Schwarz et aujourd’hui présentée dans le petit musée contigu à cette synagogue.
Samuel Schwarz note en 1918 que les fêtes et le jeûne juifs toujours en usage chez ces crypto-juifs étaient le sabbat, Pâques, Kippour et Pourim, sans oublier des rites et des coutumes spécifiques pour les noces, les funérailles et le deuil, des règles alimentaires, des prières, la foi dans la venue du Messie et le retour du peuple d’Israël sur sa terre. Les prières sont récitées dans un portugais archaïque émaillé de mots hébreux. Généralement, une femme les récite par cœur et à haute voix tandis que l’assistance les reprend à voix basse.
Les prières des crypto-juifs de Belmonte ont été répertoriées par des spécialistes (enregistrées et transcrites par écrit) à la suite du travail pionnier de Samuel Schwarz. J’en ai un certain nombre devant moi dont celle récitée au cours de la toilette funéraire, sans oublier le « cântico de Páscoa », des cantiques qui sont des chefs-d’œuvre de la littérature orale, par ailleurs un délice pour les ethno-musicologues.
Le répertoire folklorique (folklore étant employé dans son sens premier) séfarade de Belmonte a été scrupuleusement étudié depuis la publication des documents sur lesquels je m’appuie. A l’époque, les chercheurs portugais avaient obtenu l’appui de Simha Arom, l’un des plus grands ethno-musicologues de son temps.
Manuel Cadafaz de Matos de l’université de Coimbra séjourne à Belmonte. Il se rend avec des crypto-juifs de cette agglomération à Jérusalem en 1983. Il constate : 1. Que ce retour célébré dans leur folklore (une fois encore au sens premier de ce mot) reste bien vivant dans les cœurs. 2. Les mécanismes de défense sont beaucoup plus marqués au sein des communautés isolées dans un contexte géo-stratégique social, démographique et religieux donné. Parmi ces mécanismes de défense, une identité religieuse revendiquée, identité qui se traduit de diverses manières. 3. La synagogue donne un rythme, elle suit un calendrier qui propose des repères à la communauté. Dans l’agglomération de Belmonte, isolée et privée de synagogue (je rappelle que cet article s’appuie sur une documentation qui a près de quarante ans), le calendrier n’est pas aussi rythmé. Chaque descendant de marrane pratique sa religion chez lui. Le soutien de la communauté est épisodique et tend à s’étioler. Le legs historique perdure mais il a pris une forme particulière appuyée sur un fond menacé pour des raisons démographiques et parce que, une fois encore, la communauté n’est pas structurée autour d’une synagogue. 4. Dans les années 1980, la communauté crypto-juive de Belmonte est considérée comme condamnée à une rapide disparition, soit dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Nous y sommes et il semble que sous la pression de divers facteurs cette communauté s’est revitalisée. 5. Je me permets d’extrapoler le point 5 de la conclusion de Manuel Cadafaz de Matos. Certes, la survivance du crypto-judaïsme à Belmonte s’est faite par endogamie dans un groupe très réduit (environ deux à trois cents individus ainsi que je l’ai précisé), ce qui a entraîné des problèmes dus à la consanguinité. Pourtant, entre les années 1970-1980 et aujourd’hui, ce groupe semble avoir repris de la vigueur et pour diverses raisons parmi lesquelles la prise de contact de ces crypto-juifs avec Israël, une raison probablement majeure. Il y en a probablement d’autres que je m’efforcerai d’étudier et d’exposer.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis